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Les dessous de l’inspiration

Dans cet essai basé sur mon expérience personnelle, j’ai souhaité identifier les variables jouant un rôle dans le phénomène de mon inspiration. L’émergence d’une idée intrigue. L’illumination qui monte à l’esprit spontanément dans des moments de grâce reste des moments magiques. Je m’intéresse à l’inconscient, cette faculté qui emmagasine toutes mes expériences vécues. Je souhaite comprendre ces moments de distraction qui laissent passer des parcelles d’intuition. D’où viennent ces pressentiments ? Comment prennent-ils forme ? Peut-on stimuler leur apparition ? Le côté vaporeux de l’imagination m’interpelle. Une impression vague, formidable de prime abord, doit affronter notre côté raisonnable et se mesurer à notre expertise. Les émotions d’insécurité qui suivent deviennent déstabilisantes. L’intuition doit également braver la matière. Saura-t-elle briller par la technique

Cette contribution interroge le besoin fondamental de la création qui nous habite en subissant les tourments qui l’accompagnent. Comment l’intuition ainsi que la confiance en soi et en nos représentations orientent-elles nos raisonnements ? Comment nos doutes et nos autres préoccupations de la vie quotidienne viennent-ils taquiner cette émergence ? Comment ces soucis nuisent-ils, retardent-ils, limitent-ils ou alimentent-ils ces moments de grâce ? Je pars de mon vécu en tant qu’artiste, mais également en tant qu’enseignante pour mettre des mots sur les différentes émotions qui m’habitent et sur les liens unissant ces expériences singulières. J’enseigne à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM depuis 2000, et je cumule des expériences d’artiste invitée dans le milieu scolaire et d’enseignante spécialiste en arts plastiques à l’élémentaire. J’ai donc créé différents projets personnels autant que des projets scolaires. À partir de ces divers champs d’expertise, je me demande : comment ces différentes expériences s’influencent-elles l’une et l’autre ? Comment ces multiples chapeaux, jumelés aux hasards de la vie et aux études supérieures, modèlent-ils ma pratique de création actuelle ?

Ma pratique artistique alterne entre des épisodes intenses de production entrecoupés de moments consacrés aux impondérables de la vie et aux périodes de formation aux cycles supérieurs universitaires. Chaque cycle productif donne naissance à une ou plusieurs séries d’œuvres originales ainsi qu’à une multitude de projets pédagogiques répondant aux préoccupations de l’immédiat. Les intentions se succèdent. Malgré leur grande diversité, une similitude les relie souvent. Comment l’évolution s’effectue-t-elle ? Chaque série est-elle reliée aux événements vécus à ce moment-là ? Y a-t-il une mémoire collective qui influence leur émergence ? La poursuite des études favorise-t-elle l’appropriation d’événements historiques ayant marqué les époques ? Les références collectives marquent-elles l’imaginaire individuel ?

Ce texte comprend huit sections. Je commence en décrivant le processus méthodologique suivi dans cette approche visant à repérer les variables jouant un rôle dans la phase de l’inspiration de mon processus créateur. Les subdivisions soulignent les éléments jugés essentiels à mon inspiration. D’entrée de jeu, j’observe que la vie courante demeure la base de l’imaginaire. J’explicite dans cette seconde section du texte les raisons pour lesquelles le fait de développer sa sensibilité, en vivant chaque moment dans une présence authentique, demeure un principe vital au développement d’une singularité. Éveiller sa poésie en profitant des moments tendres du quotidien nous place dans une ambiance nécessaire à l’émergence intuitive. En troisième lieu je traite du rôle de la formation et du milieu universitaire pour aiguillonner l’inspiration de l’artiste. D’une part, la vie universitaire stimule grandement la pensée; les défis continuels provoquent l’inattendu et bousculent les habitudes. Par la suite, je me penche sur le potentiel associé à la diversification des actions et sphères d’activités. En effet, la diversité de mes occupations favorise la distanciation : le fait de passer de la création à l’enseignement déplace l’intérêt et permet un ressourcement sur le plan esthétique. Comme cinquième point de cet essai, j’aborde le sujet des irritants liés à la pratique sous l’angle du potentiel d’illumination inattendu qu’ils recèlent. Étonnamment, les irritants liés à des projets antérieurs peuvent devenir sources d’inspiration pour le futur. La recherche de solution par l’inconscient, et ce, même après la fin de l’événement, renouvelle ma façon de voir

Dans la sixième section du présent essai, je fais état des sources d’inspiration fécondes relatives aux notions d’échanges, de dialogue et de collaboration, car le fait de partager avec d’autres les premières impressions créatrices m’aide à ancrer l’image et à la faire évoluer. La persévérance, envisagée pour son potentiel à garder allumée la flamme de l’inspiration sera par la suite exprimée. Car pour ma part, la persévérance s’avère une qualité indispensable pour dépasser l’ambiguïté associée à l’étincelle naissante de la prochaine création. En effet, sans cette aptitude, l’idée passe sans s’attarder. La persévérance me donne la force d’aller au-delà de l’insécurité incessante de la création et de passer à l’action. Avant de conclure, je me pencherai sur le potentiel des connexions neuronales pour activer la phase d’inspiration. Je comprends que nous possédons en nous une multitude d’informations qui interfèrent entre elles inconsciemment. Ces liaisons inattendues favorisent un fourmillement de pensées. Ces illuminations spontanées peuvent sembler gratuites. Pourtant, elles résultent d’une accumulation de connaissances et d’expériences : tout ce mouvement de l’esprit reste fascinant. En conclusion, je dégage des conditions stimulantes me permettant d’entretenir cette forme de connaissance qu‘est l’intuition et que j’apprécie particulièrement. Le seul fait d’écrire ce texte active ma pensée créatrice.

Démarche méthodologique
Je note mes réalisations les plus importantes, les organise intuitivement dans un tableau, en mentionnant pour chacune son titre, ses conditions de réalisation, le développement de la notion de mise en œuvre et son origine pressentie. Je mentionne également ce que je retiens de ce projet. J’évoque mes frustrations résiduelles, autant celles occasionnées par la distance entre le concept de base et la réalisation finale que les irritants des conditions du milieu. Je me rends compte qu’avec cette multiplicité de pratiques, certaines expériences professionnelles demeurent difficilement retraçables. Les projets présentés au public dans le cadre d’une exposition, d’une vidéo ou autre, me reviennent plus facilement en mémoire. En relevant les différentes expériences, je remarque que certaines propositions prennent naissance dans des activités moins concluantes et remises aux oubliettes.

Comprendre l’origine de l’idée qui surgit, l’action de la conscience des sentiments et de la raison qui la bouleverse est le principal objectif de ce texte. Plusieurs réalisations marquent ma démarche de création, qu’il s’agisse de projets pédagogiques ou personnels. Ces conditions de création variées fournissent un cadre à chaque projet tout en influençant grandement le développement de ma pratique.

Pour y voir plus clair, dans l’univers fascinant de l’émergence des idées, j’ai effectué diverses lectures sur le sujet. À travers les premières, je constate ce caractère d’instabilité lié à la création vécue par l’ensemble des artistes. L’intuition de l’artiste prend racine dans son imaginaire et son inconscient. L’impression première flotte dans le doute et les remises en question, rendant ainsi la volonté de l’artiste très vulnérable aux refus et à la concurrence du milieu. C’est pourquoi il a besoin d’une bonne dose de détermination pour arriver à ses fins : l’acharnement doit faire partie de son quotidien.

Comme suite à un premier jet d’écriture, le retour aux notes de lecture fut très révélateur pour enrichir mon répertoire de modalités créatrices d’inspiration. Un aller-retour entre les lectures et l’écriture laisse remonter à la conscience les influences pour chaque projet répertorié. En effet, ce texte me permet de regarder dans le rétroviseur, d’établir les bases de mon évolution créatrice avec ses bons coups et ses échecs, afin de demeurer ouverte et attentive au devenir.

La vie : source fondamentale de notre singularité
Les cycles de la vie à l’écart de la production artistique s’avèrent nécessaires pour le renouvellement des références sensibles. «L’art ne peut être circonscrit, dompté, défini, il est en osmose complète avec le mouvement permanent du réel» (Berthet, 2005, p. 180). Le parcours créatif survient par vague entre nos différentes occupations quotidiennes. La production artistique naît d’un présent vécu intensément. Les aléas de la vie – naissances, maladies, occupations professionnelles, rencontres, moment de détente, rires, rêves, etc. – nous placent dans un état de sensibilité accrue. L’inertie transitoire entre les diverses périodes marque la fin d’une série et l’ouverture vers une autre : «un laisser être […] un laisser venir… saisir tout en lâchant prise» (Delcourt, 2013, p. 108). Delcourt parle de frontières poreuses entre les diverses expériences. Les instants de retrait demeurent nécessaires au changement laissant place au quotidien, à l’écriture et au retour sur soi. Prendre une distance avec ce qui vient d’être fait. Ces phases parfois banales ou parfois subversives deviennent salutaires pour la création en permettant un arrêt de l’attention, une ouverture à l’imprévu et à l’étonnement. Loin d’un fleuve tranquille, la pratique artistique va et vient entre besoins de la vie, temps de tumulte et d’occupation et temps de création

La vie se structure entre nos divers engagements. Souvent, l’illumination nous apparaît dans un moment d’inattention pendant la journée. Il est alors souhaitable de laisser mûrir cette émergence en s’occupant du quotidien avant de passer à l’atelier. Pour un artiste, les frontières perméables entre la création et la vie courante font en sorte qu’il laisse le projet en cours l’habiter complètement. Cette attitude d’engagement, quasi obsessionnelle, contribue à l’évolution du concept à travers le vécu même à distance de l’atelier. La malléabilité de l’idée première à travers son vécu personnel renforce sa singularité.

Bernier (2005) voit dans l’imagination un mouvement lié aux sensations. Pour elle, cette forme de connaissance joue un rôle dans la formation des désirs en permettant un détachement avec le présent. L’imagination regroupe l’analogie, l’image et le symbole. Chaque individu possède sa propre compréhension du monde. Les différentes expériences, sensations et perceptions individualisent les émotions vers un imaginaire diversifié et unique.

Pour sa part, Lemonchois (2003) avance que la formation de la sensibilité et l’apprentissage du discernement deviennent nécessaires au développement de la pensée (p. 25). L’auteure nous rappelle que la sensibilité dépasse le visuel, mais embrasse tous les sens, autant l’odorat que l’ouïe ou le toucher. D’après elle, la poésie découle d’un vécu. Elle ajoute que la création émerge de l’intérieur de l’être, ce que nous appelons l’âme. «La pratique créatrice est un retour sur soi pour trouver son authenticité» (Lemonchois, 2003, p. 123). Il faut d’abord vivre avant de consacrer sa pensée à la création.

Le mélange de ce que nous vivons, voyons et éprouvons enrichit et colore notre production artistique. La poésie et le discernement évoluent au fil des saisons. La maturation de la pensée se fait en développant notre jugement critique. Cette rétroaction par rapport à l’art en général et à notre propre cheminement en particulier permet notre évolution. Ce retour sur soi en considérant notre identité préserve cette authenticité qui nous distingue.

Il existe un continuum, comme un refrain, des éléments qui reviennent d’une série à l’autre. Depuis l’œuvre Trottoir de traces, la volonté d’interagir avec les spectateurs demeure en moi. La matière me sert de communicateur. Dialoguer avec les visiteurs sans les voir, à travers la matière et les traces qu’ils laissent continuent de m’émouvoir. Le motif de la grille, toujours présent dans ma production, divise, multiplie les possibles, ouvre à l’expérimentation et à l’échange. Suzanne Lemerise, lors d’une discussion de corridor, soulignait que nous pouvions reconnaître les enseignants spécialistes en arts plastiques à travers les réalisations de leurs élèves. Chez les artistes, cette continuité se nomme une démarche de création.

Pour Bertrand (2009), créer est une question de survie (p. 13). Il perçoit dans les œuvres un fondement de l’être essentiellement gratuit et profondément inutile (p. 20). Dans le même sens, Kridis (2010) voit dans la volonté de créer, un désir d’exister et de se connecter au plus profond de soi-même en incluant l’autre (p. 81). Pour cet auteur, faire de l’art, c’est faire la sauvegarde de soi dans l’inscription d’une trace (p. 150).

Le rôle de la formation universitaire
Ayant bénéficié continuellement d’une formation universitaire jusqu’à l’obtention du diplôme de doctorat en 2011, ma démarche fut encouragée, toute ma vie, par des influences institutionnelles. L’environnement universitaire reste très captivant à plusieurs points de vue. Dans un contexte universitaire, l’évolution d’une pratique artistique s’en trouve accélérée. Se faire accompagner et conseiller par des artistes d’expérience, être entourée de jeunes adultes passionnés autant que nous, se placer dans un contexte discipliné et stimulant demeure très formateur.

Souvent, lors d’un cours en création, le professeur présente plusieurs artistes et auteurs inconnus jusqu’à ce jour, développant par le fait même notre appétit de connaissances. L’horaire serré et les dates de remise nous placent dans une urgence stimulante. Constater l’initiative de nos pairs incite à l’audace et au dépassement. La création en groupe multiplie les échanges. Les présentations et les discussions se déroulent dans un climat d’enthousiasme fébrile. Confronter notre pratique à celle de nos camarades insuffle une curiosité fertile.

Plusieurs séries prennent sources dans un mélange de lectures et de discussions de groupe. Ces stimulations intellectuelles jumelées aux visites d’expositions et à des colloques à caractère philosophique ou esthétique demeurent passionnantes. Le fait de devoir répondre à des objectifs pédagogiques et à de nouveaux défis tonifie les concepts déjà développés et aiguillonne les vieilles habitudes techniques. Cette métacognition donne l’occasion de faire le point sur ma création en cours et d’aller vers une nouvelle production.

Les défis lancés par les professeurs me poussent à tenter des propositions inédites; plusieurs cours ébranlent mes convictions vers le renouvellement de ma pratique. Par exemple, suite à une confrontation déstabilisante de la part d’un professeur et plusieurs semaines de paralysie créative, je développais mon premier concept d’œuvre participative. Une façon de faire qui m’habite toujours.

La création poétique ne s’enseigne pas selon Lemonchois (2003, p. 152). Par contre, elle s’encourage. Gosselin (2014) parle plutôt d’accompagnement. Il note que les professeurs accordent une grande importance à l’accompagnement de la démarche des étudiants. D’après lui, c’est lors de l’évaluation formative que les enseignants peuvent constater les lacunes des ressources personnelles des étudiants et les inciter à les combler (p. 37). Modeler le discernement et le raisonnement aide les artistes à mettre en mots une démarche de création convaincante.

La diversification de ses actions : une force en devenir
Quand nous nous fragilisons face au côté hermétique du milieu de l’art, il semble très avantageux d’enseigner à temps partiel. Autant les tentatives dans le monde de la création demeurent ardues, complexes et exigeantes, autant les appels de fonds en éducation deviennent accessibles. Au niveau de l’école primaire, mes requêtes auprès de l’École montréalaise, de la commission scolaire ou celles auprès de la ville de Montréal se révèlent positives. À l’université, mes demandes de mise à jour des connaissances et de perfectionnement court débouchent sur l’octroi du financement nécessaire pour diffuser ma recherche, visiter des expositions internationales ou exposer mon travail de création. Ayant repris confiance dans mon potentiel de mobilisation, je peux retourner au monde exigeant de la création. Je puise alors mon énergie grâce à des approches liées à un domaine où les subventions restent plus accessibles.

Comme spécialiste en arts plastiques au primaire, les projets pédagogiques les plus évocateurs que j’ai mis en œuvre demeurent ceux développés dans le cadre du programme Arrimage de l’École montréalaise. La structure du programme favorise grandement le développement de propositions stimulantes. La rencontre préliminaire avec la responsable du musée d’art contemporain, qui nous présente la thématique nourrie de plusieurs exemples d’œuvres d’artistes, active le processus de création. Le contexte muséal avec les techniciens professionnels ainsi que le budget pour des matériaux spécialisés suscitent une mise en espace et des réalisations signifiantes. Dans le même sens, la pérennité des différentes vidéos, réalisées en milieu scolaire avec la collaboration des autres disciplines artistiques de l’école, marque la mémoire. Ces pratiques gardent une importance dans mon cheminement, raison pour laquelle j’en conclus qu’un projet doit dépasser l’étape de la réalisation pour parvenir à une diffusion publique.

Je crois sincèrement que le fait de multiplier les opportunités de diffusion des projets pédagogiques augmenterait la qualité de la démarche de création vécue par les enseignants et les élèves. Visiter des expositions, discuter du concept avec les élèves et avec d’autres professionnels du milieu. Créer des réalisations en anticipant leurs reconnaissances par les pairs dans une exposition publique demeure très motivant et gratifiant pour l’ensemble des acteurs. Yves Amyot, directeur de création au centre Turbine1 a réussi cet exploit en organisant en 2019 l’exposition Ranger dé.ranger à la galerie d’art Foreman2 de Sherbrooke.

Enseigner la création à l’université se révèle aussi stimulant que d’y étudier. La préparation de mes cours me garde attentive à toutes les pratiques artistiques actuelles. En réunissant des exemples pour les différents ateliers, je découvre des approches innovantes. Voir l’audace de quelques étudiants et les conseiller m’incite à risquer à mon tour. Ces stimulations entretiennent la pensée créatrice et contribuent à nourrir l’imaginaire.

Bayles et Orland (2007) confirment qu’un des rôles de l’artiste se retrouve dans le partage de son savoir et de sa passion dans l’enseignement (p. 50). Pour ces auteurs, l’atelier est le lieu du foisonnement des idées. Le fait de communiquer la matière aux étudiants nécessite que nous articulions plusieurs concepts associés au milieu de l’art. Cette attitude de recherche, d’expérimentation et de vulgarisation incite l’artiste-enseignant à s’approprier plusieurs notions très utiles à sa création personnelle. Dans cette démarche, il renouvelle son énergie au contact des jeunes riches de potentiel, ce qui l’aide à rester pleinement vivant (p. 50).

Quand les irritants de la pratique deviennent moments d’illumination
Les irritants des projets peuvent devenir une source d’inspiration très fertile. Le désenchantement marque la mémoire, l’inconscient et le besoin de dépassement laisse émerger face à des problèmes antérieurs de nouvelles propositions de solutions. Dresser l’inventaire de mes accomplissements passés fait remonter un sentiment de fierté au regard de certaines manœuvres, tandis que d’autres m’apparaissent plus faibles sur le plan de la maîtrise ou de l’audace. Si les réalisations les plus originales demeurent souvent les plus inspirantes, un sentiment de liberté peut se retrouver réduit s’il doit répondre aux exigences d’un accrochage restreint ou à une démarche inscrite dans un espace exigu.

Koestler (1965) nous parle de périodes d’incubation composée de moments de frustrations, de tensions, d’essais, de fausses inspirations, suivies de périodes d’anarchie féconde (p. 207). La mémoire des anciens projets et des échecs rencontre les nouveaux défis. D’après Koestler (1965), le croisement et l’interférence de ces données produisent une transformation; les anciens codes sont abandonnés, laissant apparaître une nouvelle synthèse plus appropriée (p. 236). L’auteur insiste sur le fait que la pensée habite l’inconscient par le visuel, l’auditif ou la cinétique; l’activité créatrice implique une régression temporaire favorisant des connexions entre ces différentes synthèses de pensée jusqu’alors distinctes. L’activité créatrice achemine l’être vers une solution novatrice.

Dans cet esprit, Deschamps (1987) développe le concept de l’expérience du chaos renvoyant à la confrontation d’une vision originelle. Il est alors question du saisissement de la nature humaine avec les abîmes insondables du non formulé entraînant l’inconscient collectif vers une émergence hétérogène (p. 225). Pour sa part, Besnier (2005) décrit l’inspiration comme une crise génératrice de transformation qui s‘apparente à la simple curiosité comme première émotion. Par la suite, celle-ci plonge l’homme dans une intense obsession, et ce, jusqu’à l’agacement continuel (p. 35).

Pour Robert Lepage, cité dans Charest (1995, p. 85), l’erreur est nécessaire. D’après lui, notre capacité à faire face à l’erreur, surtout à renoncer à nos convictions, est nécessaire. Pour le dramaturge, quitter ses certitudes et franchir les frontières de l’inconnu place les conditions incontournables de la création. Le doute et le chaos joueraient le même rôle. Pour Lepage, la douleur de l’inconfort, d’une routine brisée, s’avère bienfaitrice pour l’imaginaire (p. 108). De son côté, Deland (2004) ajoute que la source de toute création se situe au cœur du vide (p. 12). D’après elle, l’auteur doit sentir un vide pour créer (p. 13) et mentionne qu’il existe une tension créative entre le vide à remplir et l’attrait de la forme parfaite à réaliser (p. 17). Elle avance que la création soulage le poète du sentiment de vide en le rapprochant de son rêve de la plénitude (p. 25).

En ce qui a trait au travail en série, ce type de travail survient de façon enivrante : les images se bousculent, soulevées par l’enthousiasme et le plaisir de l’expression plastique. Les projets se multiplient et évoluent vers une maturation du concept. Cet élan se fait bousculer par peu de choses, qu’il soit question de difficultés techniques, des refus ou de mauvais commentaires de la part d’une personne à qui on accorde une crédibilité. Les insécurités, la peur de se répéter ou d’échouer, ou simplement les impératifs de la vie quotidienne peuvent eux aussi déranger le délicat mouvement de l’inspiration. Surviennent des moments de retrait, des périodes de renonciation suite à des refus ou autres contraintes. Je me souviens de quelques essais en création ayant demandé des rencontres; diverses tentatives, qui suscitaient de l’espoir, pour finalement se terminer en queue de poisson. On a alors l’impression de recevoir une douche froide qui pousse à dévier l’attention vers d’autres occupations. Laisser passer cet état de découragement, vivre d’autres succès dans une autre sphère de la vie permet de conserver l’équilibre.

Plusieurs projets ne me reviennent pas en mémoire naturellement. Par contre, lorsque j’énumère l’origine de certaines pratiques, je remarque que ces différentes expériences favorisent des réalisations plus abouties. Il est encourageant de voir que l’énergie déployée pour écrire une demande de bourse fastidieuse, ou autre formulation demeurée sur la tablette, peut être réappropriée dans l’écriture d’une intention qui trouvera sa gloire dans une diffusion digne de ce nom. Souvent, les émergences et les expérimentations surviennent prématurément. Le processus a besoin de s’affirmer pour être mené à terme. «Je maintiens que l’échec est un droit et que si on le craint, on ne peut rien faire. Dans l’art, il faut savoir traverser l’échec, c’est toujours après qu’il se produit quelque chose.» (Miquel Barcelo cité dans Dupeyrat et Harel-Vivier (2013, p. 45). Ces moments charnières ponctuent différentes séries. Un arrêt provoqué par différents événements ou une rétroaction stimule l’innovation et l’évolution d’une pratique.

Le partage et la collaboration : des sources d’inspiration fécondes
Les discussions favorisent la prise de conscience de lien entre des expériences antérieures et les besoins immédiats. Les projets collectifs laissent émerger des propositions novatrices très inspirantes. Certaines attitudes reviennent et entrent dans une démarche transcendantale par la suite. Elles se retrouvent réinvesties dans des propositions individuelles. Par la création d’un vaste dessin en cocréation avec Claude Majeau3, la découverte de ce papier grand format m’inspire plusieurs possibilités par la suite. Les contraintes de ce matériau qui froisse, se déchire et gondole, me conduit à vouloir dessiner directement sur le mur. L’interdiction de le faire m’amène au vinyle repositionnable comme solution.

Dans ma carrière professionnelle, plusieurs projets de création prennent la forme d’une collaboration avec d’autres personnes : j’ai identifié trois de ces formes. Dans la première, les exercices faits en cocréation où le dialogue s’étalait tout le long du processus : l’œuvre ainsi réalisée se présente en coauteurs. Dans le deuxième cas de figure, les projets pédagogiques s’effectuent en collaboration avec des enseignants d’autres disciplines et dans ce contexte précis, je reste souvent responsable du projet tout en faisant appel aux enseignants spécialistes de l’école ou à des artistes invités. Enfin, le troisième type de travail collaboratif mobilise des créations personnelles en dialogue avec un groupe. Chaque créateur réalise alors une œuvre personnelle en s’inspirant d’une thématique commune ayant été l’objet de discussions à plusieurs reprises. Tous ces échanges autour de la création enrichissent grandement l’inspiration. D’un côté, les notions proposées par des collègues font remonter d’autres images; de l’autre, le fait de narrer mon intention m’aide à faire évoluer l’émergence. Lemonchois (2003) affirme que la réflexion demeure nécessaire à l’apprentissage du discernement. Cette compétence reste à la base de l’évolution artistique.

En arts visuels, nous travaillons souvent seuls. Pourtant, partager notre processus demeure très stimulant. Les artistes en formation qui partagent un atelier, ou qui font partie d’un groupe ou d’une association peuvent garder contact avec leurs pairs et échanger sur leurs préoccupations tout en s’encourageant mutuellement dans leurs démarches. En arts visuels, tisser un réseau de connaissances demeure déterminant.

La persévérance pour garder allumée la flamme de l’inspiration
Une nouvelle idée provoque l’embrasement, une euphorie spontanée et de l’insomnie grisante jusqu’à ce que l’incertitude et le doute viennent contaminer la démarche. Anzieu (1981) affirme que l’inspiration peut mettre l’artiste dans un état second (p. 20). Il arrive souvent que le souffle créateur arrive à l’improviste, que ce soit dans la douche ou pendant la phase du sommeil. Pour Koestle (1965), le moment le plus propice et fertile pour la création se situe entre les moments de sommeil et d’éveil, là où la matrice de la pensée opère déjà dans une souplesse onirique (p. 192). La pensée initiée par une opportunité se présente avec son contexte et ses contraintes, lesquelles sont variées : un plan de cours à construire, un projet pédagogique à bâtir, une exposition à organiser prochainement ou simplement un dossier d’artiste à préparer. Pour donner suite à cette émergence, nous devons croire à son potentiel.

En création, la persévérance et la patience restent des qualités essentielles. Les auteurs Bayles et Orland (2007) insistent sur la distinction entre les artistes et les ex-artistes vivant les mêmes peurs, inquiétudes et autres embûches pouvant jalonner une carrière basée sur l’incertitude. Ils soulignent que les grands artistes utilisent leurs doutes à bon escient, ne se laissent pas abattre par les refus, mais analysent leur dossier, développent leur technique et remettent cent fois leur ouvrage sur le métier (p. 23). Ils ajoutent que l’artiste confronte l’épreuve à chaque étape du processus artistique (p. 22). Pour sa part, Kridis (2010) parle de fermeté, de persévérance et de contrôle; il importe de «tenir bon, résister, vouloir à tout prix, aller jusqu’au bout, ne pas lâcher, ne pas revenir sur une décision» (p. 112). Il s’agit de garder confiance en prenant appui sur les quelques réponses positives de la part du milieu de la création. Même les refus accompagnés d’une petite note positive restent encourageants. Personnellement, le fait de relire des pensées teintées de persévérance et d’espoir m’aide à garder la foi4.

Une dépendance à l’énergie que procure l’extase de la création pousse l’artiste à poursuivre frénétiquement la recherche de cette étincelle. Nous voulons revivre la fébrilité d’une réponse favorable, d’un lieu de diffusion intéressant ou d’une bourse obtenue. Cet état euphorique est similaire à l’excitation d’un enfant à la veille de Noël ou encore à celle de l’artiste céramiste, excité de découvrir ses nouvelles pièces, juste avant l’ouverture du four. Deland (2004) compare l’artiste à un enfant qui joue et qui aime changer les règles (p. 19). Dans ce sens, Guérin (2007) reconnaît que l’artiste se rapproche du monde de l’enfance (p. 20). Il ajoute que l’aspect «le primitif» de l’artiste – l’enfance, la magie et l’art – fait partie des fonctions associées à l’irréel où le principe de plaisir s’emploie à raccourcir le trajet entre le désir et son exaucement» (p. 20). Pour Deland (2004), l’artiste ressent un désir d’œuvre lequel est le moteur de l’exercice créateur. Selon cette auteure, le travail créateur se résume en trois mots : «je cherche, je désire, je crée» renvoyant ainsi au noyau dur «vide, désir, forme», à l’action qui nous permet de renouveler notre rapport au monde (p. 15-16). D’après moi, l’aspect fondamental de la démarche de l’artiste relève de cet accès à l’imaginaire, pour ne pas dire à la magie et au pouvoir de renouveler ses propres symboles face à l’existence. La persévérance associée à la fraîcheur et à la fougue de l’artiste commande ses démarches dans un milieu hermétique.

Des connexions neuronales génératrices d’inspiration
En rassemblant la plupart de mes réalisations dans un tableau, je remarque les liens unissant les différents projets que j’ai menés. L’expérience, le concept et le contrôle de la technique axés sur l’inspiration jouent un rôle de projections : un possible réinvestissement pour le futur. Par contre, je constate que l’idée ne se limite pas aux expériences antérieures, elle prend aussi naissance dans mes autres préoccupations de la vie; la complexité humaine dans ses multiples sphères justifie la singularité d’une pratique artistique.

Brown (1984) envisage la phase de l’inspiration comme une expérience mystique où l’esprit regroupe une extraordinaire synthèse d’éléments provenant de l’essence du vécu (p. 344). D’après Brown (1984), ce phénomène de réagencement de relations unit objets et événements de l’univers sensible pour les acheminer ensuite vers l’émergence d’idées complexes, abstraites et quintessentielles (p. 349). Pour y parvenir, d’après Brown (1984), nous avons besoin d’une modification de la conscience dissociée des émotions et des sensations pour laisser émerger une révélation orientée vers l’expérience d’un moment d’extase (p. 350). L’auteure nous révèle que la magie de cette intrusion soudaine illustre bien la puissance et la complexité des activités intellectuelles et ajoute que cette énergie passe inaperçue à la conscience (p. 350). Dans le cadre d’une étude sur le subconscient et les rêves, l’auteur Georges Romey (2005) affirme que «la fonction d’illumination résulte d’une action de synthèse de l’influx nerveux, qui établit des liaisons neuronales entre des données connues de l’individu.» (p. 61) L’auteur ajoute que l’inconscient facilite des rencontres entre des expériences différentes grâce à la fonction symbolique. Koestle (1965) dans l’ouvrage Le cri d’Archimède parle d’un processus de croisements et d’interférences : les anciens codes sont exposés, transformés et abandonnés dans un jeu composite qu’il appelle l’anarchie créatrice (p. 215 et p. 236). De cette manière, dans un moment de relâchement intellectuel, des liens se confondent pour répondre à un problème laissé en suspens. Au début, l’émergence reste très vague, le chaos rejoint l’expérience non formulée de Stern citée dans Deschamps (1987, p. 16 et p. 204) associée à l’absence de clarté et de différenciation.

Lorsque nous commençons à réfléchir à la matérialisation d’une œuvre d’art, tout se bouscule. Souvent, l’idée semble plus imposante que les matériaux à notre disposition. D’autres fois, la matière ajoute de la stabilité à une intuition vaporeuse. Créer ressemble à l’apprentissage de la danse en duo avec la matière. Nous insufflons une intention, la matérialité nous fait découvrir autre chose, ce n’est pas toujours la valse. En développant la technique, il y a plusieurs faux pas. Charest (1995) relate que selon Robert Lepage, le fait d’improviser autour d’une ressource, d’une idée, nous conduit à toutes sortes d’embranchements possibles (p. 114). Il s’agit là de sa manière à lui de dialoguer avec la matérialité renvoyant à sa capacité à extraire l’essence des choses. Souvent, la réalisation n’atteint pas la hauteur de notre aspiration. Bayles et Orland (2007) disent que la vision de départ est nécessairement en avance sur l’exécution (p. 23). Avec l’expérience, nous apprenons à contrôler nos attentes, à accepter l’imparfait, à jongler avec l’imprévu : les frustrations se transforment en inspiration pour l’avenir. Bayles et Orland (2007) confirment que l’incertitude demeure une compagne inséparable de la création (p. 40).

Plusieurs variables influencent l’inspiration. Les contraintes budgétaires, l’espace, le temps, le plan de montage, le professionnalisme des techniciens qui nous accompagnent, etc. Chaque élément détermine les paramètres de l’exposition et canalise les connexions entre les expériences antérieures. Les notions de l’un peuvent grandement inspirer les défis autres. D’après moi, cette dynamique ressemble à une pyramide inversée où chaque expérience nourrit la prochaine qui devient de plus en plus accomplie. Souvent, des idées émergent d’une volonté de pousser plus loin un concept déjà développé ou une technique expérimentée dans un projet antérieur. Une solution peut prendre une forme influencée par la rencontre d’un dispositif observé quelque part. Une discussion avec des collaborateurs peut également faire remonter des expériences passées. D’un côté, il y a le projet en devenir, un problème à résoudre, des doutes à apaiser et des affinités pour certaines techniques. De l’autre, des associations spontanées se développent entre le vécu et les besoins actuels; les expériences se superposent. Le dernier projet gagne de l’importance sur les précédents.

Concernant les éléments essentiels pour stimuler l’émergence, j’en ai identifié trois au cours de mon parcours en tant qu’artiste-enseignante : 1) discuter; 2) présenter nos essais à différentes étapes de réalisation; et 3) créer dans un milieu entraînant. Pour illustrer ce troisième élément, j’aimerais faire appel à une expérience vécue lors d’une journée d’étude tenue en 20195. Il fut alors question d’un lieu stimulant pour des étudiants en création. À ce moment-là, trois espaces me semblaient essentiels dans une architecture de forme préférablement ronde. Premièrement, au centre, une salle accueillante et un jardin intérieur favoriseraient les rencontres et les discussions entre les occupants du lieu. Deuxièmement, des ateliers situés autour du bâtiment comprenant des fenêtres imposantes laissant entrer une lumière abondante et naturelle favoriseraient le bien-être des créateurs. Finalement, deux lieux de diffusion composeraient la place médiane de l’école utopique; le premier, un grand espace interne, sans fenêtre, faciliterait la présentation d’œuvre considérée terminée par les artistes. Il s’agirait alors de permettre aux jeunes créateurs d’affronter le public avec leurs pièces. Le seul déplacement de l’atelier à la salle d’exposition offre à l’auteur une autre vision de l’œuvre. La relation entre notre pièce et celles de nos pairs permet à l’apprenti une chance de développer son jugement critique et son discernement. Un deuxième lieu de diffusion composé d’un long corridor entre les ateliers et la salle d’exposition supporterait toutes les ébauches envisageables afin de laisser vieillir l’exercice vers une maturation technique et conceptuelle.

Conclusion
Certaines stimulations favorisent la connexion entre des expériences précédentes et provoquent des intuitions. Sans lien évident, visiter des expositions, assister à des conférences d’artistes ou même lire des ouvrages sont parmi les activités qui mobilisent des composantes neuronales et peuvent générer une certaine lucidité. Participer aux événements artistiques nous permet de rejoindre l’inconscient collectif et de nous tenir au courant des préoccupations actuelles. Ces bonnes habitudes stimulent l’intellect et laissent émerger des aspirations. Avoir des discussions esthétiques avec des collègues et partager nos émergences aident grandement à mettre de l’ordre dans cette agitation féconde et à confronter notre intention. Présenter nos accomplissements en public et avoir accès à une technique de pointe active définitivement la créativité.Échanger sur le projet en cours nous permet de créer des connexions entre différentes expériences vécues et de favoriser l’apparition de solutions novatrices.

La lourdeur des dossiers à présenter pour tenir une exposition, faire une demande de bourse ou autres projets peut en décourager plusieurs lorsque les refus se multiplient. La démarche de création explicitée accompagnant un dossier visuel cohérent, dirige et limite les émergences. La constance d’une production nous enferme dans un savoir-faire acquis limitant ainsi involontairement notre production. J’aimerais inclure davantage de son ou d’images en mouvement dans mes installations. Avec mes derniers projets Arrimage 2014 et Arrimage 2015, j’ai découvert la notion de suspension que je désire intégrer en création. Pour le moment, je ne perçois pas de lien possible avec ce que je présente actuellement, mais le constat me donne une vue d’ensemble sur mes succès et apporte une ouverture vers l’avenir.

Pour bien analyser la production, une distance s’impose. En complétant le tableau des réalisations, il était beaucoup plus simple de mentionner la source de l’idée des anciennes réalisations. La facilité à se remémorer les liens entre les projets les plus anciens reste surprenante. Le recul du temps apporte l’aisance nécessaire. Je constate une belle latitude avec les projets Arrimage où la thématique varie chaque année. Je souhaite retrouver cette liberté avec les concepts développés par mon groupe d’artistes : Artistes têtes chercheuses. Ce groupe de recherche/création devient un laboratoire expérimental. L’autonomie accordée à chacun, les riches discussions réalisées autour de la problématique, l’expérience différente de chaque artiste et leur facilité à communiquer enrichissent grandement les recherches.

Avec la pandémie du coronavirus, nous avons été à même de constater l’importance du milieu culturel. Le manque de cette énergie créatrice fut démoralisant pour l’ensemble de la population, nous gardant dans une léthargie permanente. J’espère que cette prise de conscience donnera le goût à nos dirigeants d’augmenter la présence des créateurs dans l’espace public. Je souhaite aussi que le présent texte visant à identifier les variables jouant un rôle dans le phénomène de mon inspiration redonne le goût de créer, de réfléchir à la phase d’inspiration, de saisir toute l’importance de la présence authentique et de renouveler son regard face au monde de l’art et de son rôle social.

Dans cet essai, j’ai dégagé les conditions stimulantes qui me permettent de nourrir la phase d’inspiration de mon processus créateur et d’entretenir de façon positive cette forme de connaissance qu’est l’intuition. Comme mentionné précédemment dans ce texte, trois choses me semblent essentielles pour stimuler l’émergence d’idées, soit le dialogue (discuter), la présentation de nos essais à différentes étapes de réalisation et le repérage d’un milieu stimulant pour la création artistique. À titre d’illustration, je crois que de favoriser les discussions et les présentations entre étudiants les aiderait à faire évoluer leurs concepts. Il manque cruellement d’opportunités pour tous les artistes, débutants comme matures. Investir les espaces publics et les entreprises de lieux de diffusion affirmerait une présence plus soutenue de l’art en société et permettrait une rencontre avec le public de façon continuelle. Favoriser les rapprochements entre créateurs provoquerait un foisonnement d’innovations. Permettre aux artistes de côtoyer des employés de plusieurs entreprises deviendrait stimulant pour tout le monde. J’ai tenté plusieurs expériences en milieu de travail dans mes études à la maîtrise et au doctorat. Les conclusions démontrent des rendez-vous tonifiants pour tous les acteurs. Plusieurs projets ponctuels dans les hôpitaux et quelques entreprises affirment le grand potentiel de ces interventions.

Les acteurs des différents milieux sont formidablement riches en potentiel, des ressources institutionnelles sont présentes: saisirons-nous l’occasion de montrer que la création est l’un des meilleurs moyens de réenchanter la vie?


Notes

  1. Centre dédié aux créations pédagogiques.
  2. La Galerie d’art Foreman de l’Université Bishop’s est un lieu voué à la réflexion et à la production de connaissances qui concernent l’art contemporain et les relations que la discipline entretient avec la communauté à la fois locale et élargie. (http://www.foreman.ubishops.ca/fr/mission.html)
  3. Bruit blanc, dessin avec différents médiums blancs sur papier de 9 X 36 pieds réalisé pour Mi-lieu présenté à l’Écomusée du fier monde en 2018.
  4. Je relis plusieurs pensées dans des moments de découragement. Je les découvrais lors d’une visite d’exposition à Paris en 2013. «Beaucoup d’échecs sont ceux de gens qui n’ont pas réalisé qu’ils avaient quasiment réussi lorsqu’ils ont renoncé.» – Thomas Edison «Je ne suis pas plus intelligent que les autres, je ne renonce pas et je cherche plus longtemps» Albert Einstein – «Tout semble impossible jusqu’à ce qu’on y arrive.» Nelson Mandela – «Permettez-moi de vous révéler le secret qui m’a conduit à atteindre mon but : ma force repose uniquement sur ma ténacité.» Louis Pasteur – «La vie prend un sens lorsqu’on en fait une aspiration à ne pas renoncer à rien.» José Ortega y Gasset
  5. Collectif, Tables renversée: Contradiction, perméabilité et résistance: l’école d’art d’aujourd’hui (jeudi le 16 mai 2019 à l’UQAM).

 

Bibliographie
Anzieu, D. (1981). Le corps de l’œuvre. Gallimard.
Bayles, D. et Orland, T. (2007). Petit éloge des arts.
Bernier, G. (2005). L’imagination. Quintette.
Berthet, D. (2005). L’audace en art. L’Harmattan.
Bertrand, P. (2009). Pourquoi créer ? L’Harmattan.
Besnier, A. (2005). L’épreuve du regard. L’Harmattan.
Brown, B.  (1984). Le pouvoir de votre cerveau : votre cerveau a une puissance insoupçonnée. Le jour.
Charest, R. (1995). Robert Lepage. Quelques zones de liberté. L’instant même.
Deland, M. (2004). Du vide à la forme: essai sur le processus de création poétique. L’atelier de l’écrivain 1, 11, 11-33
http://oic.uqam.ca/sites/oic.uqam.ca/files/documents/cf11-2-deland-du_vide_a_la_forme.pdf
Delcourt, T. (2013). Créer pour vivre, vivre pour créer. L’Âge d’homme.
Deschamps, C. (1987). L’expérience du chaos dans l’acte de création artistique. Étude phénoménologique d’un moment du processus créateur. Thèse de doctorat. Université Laval
https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/29300?locale=fr
Dupeyrat, J. et Harel-Vivier, M. (2013). Les entretiens d’artistes : de l’énonciation à la publication. Presses universitaires de Rennes.
Gosselin, P., Murphy, S., St-Denis, E., Fortin, S., Trudelle, S. et Gagnon-Bourget, F. (2014). Référentiel pour le développement et l’évaluation de la compétence à créer en arts visuels au collège et à l’université.  http://www.competenceacreer.uqam.ca
Guérin, M. (2007). L’artiste, ou, la toute-puissance des idées. Presses universitaires de Provence.
Herrmann, N. (1992). Les dominances cérébrales et la créativité. Retz.
Koestler, A. (1965). Le cri d’Archimède : l’art de la découverte et la découverte de l’art. (G. Pradier, trad.). Calmann-Lévy.
Kridis, N. (2010). Psychologie de l’artiste créateur. L’Harmattan.
Lemonchois, M. (2003). Pour une éducation esthétique : discernement et formation de la sensibilité. L’Harmattant.
Menger, P.-M. (2018). Le travail créateur dans les arts. Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 36(1), 115-133
Menger, P.-M. (2009). Le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain. Seuil-Gallimard.
Menger, P.-M. (2009). Être artiste : œuvrer dans l’incertitude. Al Dante.
Romey, G. (2005). Les rêves et leurs symboles. EpA Hachette.

L’art à l’école: développer la culture générale ou qualifier l’individu?

AVANT PROPOS 
Selon vous, à quoi sert l’école ? Franchement, difficile à dire ! J’ai tout de même tenté de répondre à cette question en élaborant une réflexion autour de l’importance de l’enseignement des arts sur le développement global de l’élève. Mais avant de vous laisser faire votre propre « gymnastique intellectuelle » dans les lignes qui suivent, j’aimerais vous renseigner sur quelques points.

D’abord, je souhaite, par cet article, ouvrir une discussion autour de l’enseignement des arts et du programme de formation de l’école québécoise (PFEQ). Mon parcours scolaire se résume à un diplôme de baccalauréat en arts visuels et médiatiques de l’UQAM (2013) ainsi qu’à une maîtrise en management des entreprises culturelles de HEC Montréal (2016). Cela dit, je ne prétends à aucune expertise allant au-delà de ce parcours. Par contre, bon nombre de personnes plus coruscantes que moi ont contribué à définir l’enseignement des arts d’aujourd’hui et le programme scolaire. Tant mieux si cette humble contribution participe à enrichir la discussion sur le sujet !

Nous aborderons plus loin deux sujets que j’aimerais clarifier et définir avec vous d’entrée de jeu : il s’agit du concept du « capitalisme » et de la « National Art Education Association ». Premièrement, l’école de politique appliquée de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke donne une définition plutôt juste du concept:

Système économique basé sur la propriété privée des moyens de production et structuré en vue de maximiser les profits. Le capitalisme s’oppose au socialisme et plus encore au communisme, régime où la propriété privée n’existe pas. Le capitalisme présuppose la liberté de commerce et l’existence d’un marché d’acheteurs et de vendeurs de biens. Synonyme : économie de marché. Capitalisme et démocratie libérale constituent souvent, mais pas nécessairement, le volet économique et le volet politique d’une même société. Depuis le milieu du XXe siècle, le capitalisme se combine avec des interventions plus ou moins importantes de l’État : programmes sociaux, réglementations multiples, dépenses publiques importantes [le curriculum de l’école notamment]. » (Guay,2020)

Deuxièmement, il faut savoir que la National Art Education Association (NAEA) est la plus grande association professionnelle organisée autour de l’enseignement des arts au monde. Fondée en 1947 et basée aux États-Unis, elle a pour mission de faire progresser l’enseignement des arts visuels afin de contribuer à la réalisation du potentiel humain et de promouvoir l’ouverture et la compréhension sur le plan mondial. De plus, la NAEA attire chaque année des milliers d’enseignant·e·s en art lors de son congrès dans le but de célébrer l’enseignement des arts et le partage d’initiatives fécondes dans le domaine. Elle s’oppose aussi fermement aux coupures liées au financement de l’éducation artistique et encourage largement l’augmentation de ces derniers. Force est de constater qu’avec un cœur d’art pareil, la NAEA s’est construit une solide notoriété au fil des ans et s’impose comme figure de proue dans le domaine.

Introduction
L’école québécoise n’a visiblement pas froid aux yeux, car elle s’engage à éduquer impérativement tous les jeunes entre 6 et 16 ans gratuitement, et ce, depuis bientôt 60 ans. Je lui lève humblement mon chapeau. Mais que leur enseigne-t-elle exactement ? Doit-elle leur apprendre à obéir ? Ou à s’indigner ? Doit-elle leur apprendre à réussir dans la vie ? Ou plutôt, réussir leur vie avant de réussir dans la vie ? Ces questions fondamentales gravitent autour de la mission qu’elle s’est donnée : instruire, socialiser et qualifier. Effectivement, depuis 2001, le PFEQ, finement tricoté par le ministère de l’Éducation du Québec (connu à l’époque sous l’acronyme du MELS), s’articule autour de ces trois piliers. Pour mettre la table, prenons le temps de définir succinctement cette triple mission. L’instruction désigne l’enrichissement par des compétences disciplinaires et transversales tout en ayant « comme première responsabilité la formation de l’esprit de chaque élève » (MELS, 2006). La socialisation quant à elle découle de la nécessité de conjuguer l’autre au soi, développant ainsi le vivre ensemble et l’esprit de collectivité. Enfin, la qualification veut à la fois faciliter la réussite scolaire de chacun et simplifier leur intégration sociale et professionnelle. Car « les établissements scolaires ont la responsabilité d’offrir à chaque élève un environnement éducatif adapté à ses intérêts, à ses aptitudes et à ses besoins en différenciant la pédagogie et en offrant une plus grande diversification des parcours scolaires » (MELS, 2006). L’école doit donc tenir compte des caractéristiques particulières de ses élèves et appliquer, à même son projet éducatif, le principe d’égalité des chances pour tous.

À la lumière de ces précisions, la question traitée dans cet article sera la suivante : l’enseignement des arts au primaire et au secondaire vise-t-il davantage le développement d’une culture générale que la qualification des individus pour le marché de l’emploi ? Nous tenterons de répondre à cette question en soulevant d’abord les externalités positives de l’enseignement des arts. Nous aborderons ensuite le rôle « qualifiant » de l’école sur l’éducation artistique qui s’y déploie pour nous poser finalement sur l’articulation et les liens pouvant être tissés entre enseignement des arts et capitalisme.

Discours : tour d’horizon sur le potentiel de l’éducation artistique
À l’unanimité, les penseurs·ses en enseignement des arts s’accordent pour dire que les arts sont essentiels au développement global de l’élève; en voici quelques témoignages. On pense d’abord au sociologue Marcel Rioux qui, dans son fameux Rapport (1969), reproche au Rapport Parent (1963-1966) de n’offrir aucune base solide au système scolaire québécois en philosophie de l’éducation artistique. Selon lui, l’appareil éducatif doit structurer ses contenus d’apprentissages dans le but d’offrir à toutes et à tous les moyens de mener une vie riche et plus libre, l’enseignement des arts jouant un rôle vital pour atteindre ce but (Rapport Rioux, 1969, p. 27-28). Pensons ensuite à Pierre Gosselin qui soulève, dans son Mémoire soumis à la Commission des États généraux sur l’éducation (1996), que les arts contribuent non seulement à développer les potentialités cognitives subjectives et objectives, mais permettent aussi d’acquérir la capacité de les faire interagir. Il nomme cette capacité : l’équilibre émotivorationnel. En d’autres mots, cet équilibre permet de faire le pont entre l’« hémisphère gauche » et l’« hémisphère droit » du cerveau (1). Dans le même ordre d’idées, la professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal Diane Saint-Jacques défend le potentiel de l’éducation artistique en affirmant fermement qu’il est de la plus haute importance pour la formation générale et complète de l’élève (2006). Elle souligne entre autres l’apport fondamental des arts à l’école sur le plan de l’intelligence sensible, de la créativité, de la motricité globale, de l’équilibre, de la coopération, du respect de l’autre, de l’écoute, de la revitalisation de la confiance en soi (2), de l’enrichissement de la réflexion sur l’école ainsi que de la réussite scolaire. Dans l’illustre quotidien Le Devoir, Isabelle Paré arrive au même constat:

« Les chiffres sont surprenants. Des exemples. Le taux de décrochage au secondaire atteint 22 % chez les élèves privés d’exposition aux activités culturelles, contre seulement 4 % de leurs collègues initiés aux arts à l’âge scolaire. » Paré (2012)

Ainsi, à la lumière de ces affirmations, il est possible d’avancer que l’enseignement des arts est à la fois pluriel et essentiel à la réussite du parcours scolaire québécois. À l’aide des capacités développées et pistonnées par les arts, comme souligné ci-haut, l’apprenant·e est significativement outillé·e pour mieux « valider » chacune des disciplines scolaires; les arts certes, les langues, la mathématique, les sciences, etc. Les volets instruction et socialisation de la mission de l’école en sont donc facilités et envisageables. Or, peut-on dire que l’éducation artistique qualifie ? Mais d’abord, qu’est-ce que « qualifier » ?

Qualifier : une mission discutable ?
Dans cette section, nous remettons humblement en question la notion de qualification appliquée à l’école en général. Il semble que cette mission de l’école repose sur une conception plus utilitariste qu’humaniste… L’utilitarisme est ici entendu en son sens philosophique; c’est-à-dire qu’il stipule que l’utilité est la norme et le principe de toutes valeurs autant en regard des connaissances que de l’action. En revanche, l’humanisme réfute l’utilitarisme et est entendu au sens kantien :

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (Kant, 1785/1792)

Avant d’expliquer pourquoi la mission de « qualifier » nous apparait teintée d’utilitarisme, observons d’abord le portrait de son déploiement à l’école primaire et secondaire dans le tableau suivant. Celui-ci résume assez fidèlement ce qui est inscrit dans le PFEQ concernant la mission qui englobe le terme « qualifier ».

Au regard de ce tableau, le PFEQ laisse planer un double sens lié au mot « qualifier », soit : 1) qualifier de manière à prouver les compétences acquises (passeport de vie) en soutenant les progressions diversifiées; et 2) qualifier en vue de disputer de nouvelles étapes dans la compétition scolaire; en d’autres mots, réussir les examens permettant d’accéder aux épreuves de l’année suivante. En apparence, et surtout au niveau primaire, qualifier ne semble attirer l’attention d’aucun objecteur. Or, au terme du cursus scolaire choisi, conséquemment au choix de l’élève vis-à-vis de la formation générale ou axée sur l’emploi au premier ou au deuxième cycle du secondaire, ce dernier en sort éduqué pour réussir dans la vie et peut-être moins pour réussir sa vie. Et c’est là que la qualification est victime du concept utilitariste; elle génère des élèves outillés à réussir à l’extérieur et moins à l’intérieur d’eux-mêmes. À titre d’exemple, un élève peut être admis à un parcours préparatoire au marché du travail dès la première secondaire sans même avoir obtenu la note de passage pour les matières « langue d’enseignement » et « mathématique » au primaire (Boily, 2020). Il recevra un diplôme de type CFPT ou CFMS (3) attestant un certain nombre d’heures complétées dans un domaine spécifique. Cela est-il suffisant, considérant que l’école vise, et nous citons, « une formation globale et diversifiée, une formation à long terme et une formation ouverte sur le monde » (MELS, 2006) ? Nous en doutons.

Nous pouvons renchérir en tentant de montrer que l’école traite l’élève comme une fin jusqu’à ce que celui-ci soit mis en face de ladite qualification. L’élève gagne en qualification seulement s’il répond aux critères spécifiques de la réussite scolaire en formation générale conduisant au cégep, puis possiblement à l’université. Sans quoi il sera redirigé vers des horizons moins spécialisés au sens scolaire; c’est-à-dire vers des diplômes atteignables en moins de temps que la formation générale. Autrement dit, l’école déclare tacitement à l’élève : « Si tu ne remplis pas les critères qui me permettent de te traiter comme une fin, comme un gagnant dans notre système d’évaluation, je t’indiquerai les chemins, peut-être plus courts et moins formateurs globalement, qui te mèneront vers des environnements que je considère mieux adaptés pour toi; le travail. Tu pourras t’y rendre utile ». Excusez-nous si cette formulation est quelque peu brutale, mais elle a le mérite de bien refléter le sens compétitif pouvant être associé au mot « qualification ».

Polarités : l’enseignement des arts qualifie-t-il ? oui et non
Encore une fois, nous ne sommes pas experts en la matière, mais il semble vrai que l’enseignement des arts « qualifie », au sens du PFEQ, à la fois en prouvant les compétences acquises et en permettant de poursuivre le cursus scolaire. Toutefois, suite à la lecture de plusieurs situations d’apprentissage et d’évaluation (SAÉ) destinées aux élèves du primaire et secondaire en arts plastiques, l’orientation de l’éducation artistique nous révèle qu’elle mise davantage sur le développement universel et global de l’élève que simplement sur l’acquisition des savoirs nécessaires à la note de passage ou requis pour le marché du travail. Cela dit, nous proposons d’énoncer que l’éducation artistique ne qualifie que minimalement au sens énoncé ci-haut. Il serait plus approprié de dire que, grâce aux outils qu’elle offre aux élèves, elle rend le monde admirablement plus signifiant en les invitant à le transformer vers davantage d’humanité. À notre sens, le terme « qualifier » implique directement les atouts liés à la force de travail ainsi qu’au capitalisme; l’indésirable. Il y a là matière à s’inquiéter. Le vocabulaire utilisé pour définir la mission de l’école québécoise ne doit pas rejoindre le vocabulaire du capitalisme; source d’iniquité et de destruction créatrice.

Enseignement des arts et capitalisme
Nous avons vu plus haut que rendre le monde signifiant est ce sur quoi mise majoritairement l’enseignement des arts. Le lecteur sait aussi que préparer l’élève au monde extérieur, extra scolaire, nécessite un monde intérieur en santé; un être, comme dirait Gosselin, émotivorationnellement équilibré. Cela dit, l’éducation artistique ne danse pas du tout avec des principes capitalistes du genre : productivité, accumulation de richesse, perversité, valeur d’échange, utilitarisme, argent, etc. Le capitalisme ne se trouve pas ou peu dans l’enseignement des arts lui-même, mais il se fait sentir chez les élèves depuis l’émergence du « modèle artistique professionnel » ! En voici la preuve.

La prestigieuse revue Art Education, de la NAEA faisait paraitre en septembre 2019 le 5e numéro de son volume 72 intitulé Entrepreneurship as Creative Destruction. Ce numéro consacré aux arts, à l’enseignement des arts et à l’entrepreneuriat débute avec l’article de la rédactrice en chef Amelia M. Kraehe. Nous trouvons dans ce dernier la définition du artpreneur qui va comme suit :

« In addition to making works of art, artists who fashion themselves as artpreneurs often are self-employed, they seek out opportunities for new ventures beyond the studio, and create opportunities where there are none. […] they also build their own brand, cultivate an audience, maintain a presence on social media, seek investors and collaborators, and execute a business plan. » (Kraehe, 2019)

Dans ces conditions, les « artpreneurs » sont présentés comme des dirigeants d’entreprises « pluripolyvalents ». Ils sont aussi, parmi les autres figures du circuit culturel, des modèles de prosélytes des arts et des élèves des classes primaire et secondaire; ils sont leur repère culturel en quelque sorte.

Chemin faisant, nous trouvons plus loin dans l’article la déclaration qui annonce bel et bien l’entrée du capitalisme chez les créateurs et indirectement dans l’esprit des jeunes et tôt ou tard dans l’enseignement des arts; la voici traduite. « Pour comprendre l’entrepreneuriat comme destruction créatrice, nous pouvons observer les artistes, les designers et les éducateurs qui aident à dissocier l’entrepreneuriat des entreprises commerciales. […] La destruction créatrice est le démantèlement et la restructuration des institutions, des idées, des procédures, des produits, des espaces établis à travers l’innovation » (Kraehe, 2019). Cette déclaration est problématique parce que nous croyons que ce concept emprunté à l’économiste Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950) prend une tournure maladroite et en est donc mésusé. Schumpeter considère ce processus de destruction créatrice comme la donnée fondamentale du capitalisme ! Il n’hésite pas à affirmer que l’innovation est l’essence du capitalisme et que l’entrepreneur est son moteur ! L’entrepreneur le fait :

« en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter. » (Schumpeter, 1954)

Nous osons croire qu’Amelia M. Kraehe mécomprenne ce concept dans sa globalité, car ce qu’elle tente d’expliquer est plutôt la capacité du créateur à concevoir de nouvelles avenues de création en revampant les idées obsolètes; non pas à coller aux créateurs l’étiquette « moteurs du capitalisme ». Elle affirme en définitive qu’il est pour l’instant difficile de peser l’impact d’un virage entrepreneurial en art et en éducation des arts, mais elle laisse sous-entendre que les retombées en seraient favorables…

Bref, là où nous voulons en venir est que ce besoin organisationnel artpreneurial de destruction créatrice est présent chez plusieurs apprenants du secondaire et du postsecondaire. En effet, 71 % des 65 000 élèves du secondaire et postsecondaire sondés par The Strategic National Arts Alumni Project (SNAAP) ont avoué avoir ressenti le manque de formation leur permettant d’acquérir des habiletés entrepreneuriales durant leur parcours scolaire générique et artistique (Kraehe, 2019). Cela dit, les apprenants font sentir aux dirigeants, par l’entremise de ce sondage, qu’ils doivent ajuster les formations offertes afin de répondre à ce besoin. Si l’enseignement des arts répond à cette demande, il formera davantage les individus pour le marché de l’emploi et favorisera moins leur développement global…

Conclusion
En définitive, ce travail nous permet d’avancer que l’enseignement des arts au primaire et au secondaire vise plus le développement d’une culture générale que les capacités requises par le marché du travail. Nous avons scruté l’horizon des potentialités de l’éducation artistique témoignant ainsi de son apport exceptionnel au grandissement global de l’élève. Nous avons ensuite conclu que le terme « qualifier » devrait être remplacé par « rendre le monde plus signifiant » afin d’éviter tout contact avec le vocabulaire capitaliste. Enfin, nous avons observé, depuis l’article d’Amelia M. Kraehe, à quel point le capitalisme se fait sentir chez les jeunes et comment il pourrait réorienter maladroitement l’enseignement des arts vers les impératifs du marché de l’emploi tout en s’éloignant de sa caractéristique fondamentale; l’humanisme.

Il est vrai que les arts ne servent à rien, mais donnent du sens à tout (4) ! Il est aussi vrai qu’ils forment globalement et moins spécifiquement. Pourquoi ne leur accordons-nous pas une plus grande place dans nos vies, nos écoles et nos gouvernements ? Certes, nous avons déjà commencé ce travail quand nous pensons que, depuis 2010, l’obtention du diplôme d’études secondaires nécessite deux unités en art de 4e secondaire; bien joué ! Or, à l’instar de nos soucis écologiques, le problème est là, mais nous ne faisons rien d’assez rapide ! Bref, ce sera notre rôle d’enseignant·e en art que de rendre le monde signifiant aux apprenants en continuant à les guider vers la réussite de leur vie; en leur offrant un réel pouvoir d’action citoyen et non pas seulement une liste de tâches où l’humanisme fait défaut.

Notes

  1. Je n’aime pas trop cette dichotomie gauche-droite, mais je la crois pertinente en son sens imagé.
  2. Particulièrement notable pour ceux qui sont en situation d’échec scolaire.
  3. Certificat de formation préparatoire au travail ou Certificat de formation à un métier semi-spécialisé.
  4. En regard à Benoît Peeters.

 

Références

Boily, M. (2020). Les régimes pédagogiques de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire, de l’enseignement secondaire et de la formation professionnelle. Dans A. Lemieux (dir.), L’organisation de l’éducation au Québec (p. 299-362). Éditions JFD.
Gosselin, P. (1996). Un argument de plus en faveur de l’éducation artistique. Mémoire soumis à la Commission des États généraux sur l’éducation. Document inédit. Québec : Commission des États généraux sur l’éducation.
Guay, J.-H. (2020). Capitalisme. Outil pédagogique des grandes tendances mondiales depuis 1945. Université de Sherbrooke. https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1473
Kant, E. (1792). Fondements de la métaphysique des mœurs (V. Delbos, trad.), ouvrage original publié en 1785.
Kraehe, A. M. (2019). Entrepreneurship as creative destruction. Art Education, 72, 4-6.
Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. (2001). Programme de formation de l’école québécoise – Éducation préscolaire et Enseignement primaire. Gouvernement du Québec.
Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. (2006). Programme de formation de l’école québécoise – Enseignement secondaire, premier cycle. Gouvernement du Québec.
Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. (2007). Programme de formation de l’école québécoise – Enseignement secondaire, deuxième cycle. Gouvernement du Québec.
Paré, I. (2012, 18 octobre). L’éducation aux arts est un facteur de réussite scolaire et sociale. Le Devoir,  p. B9.
Parent, A.-M. (1963-1966). Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Éditeur officiel du Québec.
Rioux, M. (1969). Rapport de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec. Éditeur officiel du Québec.
Saint-Jacques, D. (2006). Le potentiel de l’éducation artistique. Vie pédagogique, 141, 35-37.
Schumpeter, J. (1954). Capitalisme, socialisme et démocratie. Payot.