Nous nous connaissions de vue depuis l’École des Beaux-Arts, mais nos premiers vrais contacts datent de notre engagement à l’UQAM. J’avoue être resté perplexe devant ses cheveux courts, son chapeau, son imper anglais, ses galoches et son éternel porte-document; j’imagine qu’il devait le déposer à côté de sa table de chevet. Son image empreinte d’une légère gaucherie était vraie, mais à contre-courant du milieu; l’antithèse du cliché de l’artiste de l’époque, ce qui le reléguait comme moi au rang d’ersatz d’artiste, à celui de pédagogue de l’art. À cette époque, le milieu se gargarisait à la nostalgie du mythe de « l’artiste vrai » et acceptait mal ce rôle trop étriqué de professeur imposé par un passage obligé à l’université. Pauvres de nous, nous étions mal barrés. Et vogue la galère. Cela n’était que notre première contradiction, d’autres allaient suivre et nous allions y survivre.
J’ai vite apprécié ce grand jeune homme un peu courbé, la tête penchée comme ça de côté pour mieux vous écouter. Je me rappelle avec tant de plaisir la complicité, nos conciliabules derrière les portes closes, les voix feutrées entrecoupées de fous rires avec les collègues. Nous nous sommes abondamment payé la tête des gens, des situations ridicules et nous avons concocté beaucoup de stratégies pour « sauver les meubles » en enseignement des arts.
Je retrouvais en lui les qualités d’âme de mon oncle journaliste, socialiste et syndicaliste convaincu. Jacques-Albert faisait partie de ces êtres qui se permettent de rêver le monde et qui vous obligent à dépasser l’ordinaire mesquinerie humaine. Je lui en sais gré.Je le consultais souvent aux moments critiques, son jugement m’importait, car il maitrisait aussi l’art de remettre les choses à leur juste place. Nos relations étaient multiples, ami, frère parfois, presque père, échangeant les rôles selon les circonstances. Les vrais amis sont rares, Jacques-Albert était mon ami et j’en suis fier. Certaines amitiés nous portent; la nôtre était de cette nature.
Jacques-Albert était très doué pour les relations humaines, les échanges. Sans ce sentiment d’être utile de servir à quelque chose, sa vie perdait son sens. Il possédait une grande capacité d’écoute et d’empathie qui faisait de lui un être recherché. Cela ne s’est jamais démenti tout au long de sa carrière, foi de voisin de bureau. Sa porte était toujours ouverte, comme si trop souvent le mot opportun semblait remplacer le mot importun dans son dictionnaire. Je ne pouvais qu’admirer cette patience infinie; un mot blessant aurait écorché sa lèvre. Beaucoup ont bénéficié de sa bonté souvent même jusqu’à en abuser. Je me taisais alors en haussant les épaules.
Retrouver l’écho de la voix des gens aimés me rassure. J’espère conserver celle de Jacques-Albert jusqu’au bout. Sa voix était grave, un peu rauque et pourtant enjouée. Je l’entends, sortant de la cuisine à Lanoraie, un grand allo! suivi d’un rire sonore pour accueillir les arrivants. Dans son territoire, il s’asseyait au piano et parlait tout en jouant du progrès de ses leçons de musique et du plaisir sans mélange que jouer lui procurait, ensuite venait le grand atelier au-dessus du garage. Jacques-Albert travaillait grand à son image avec de grands motifs, mais le temps lui manquait toujours. Là apparaissait souvent une autre forme d’art où il excellait: l’autodérision. Tout y passait, ses performances artistiques, ses talents musicaux, ses conceptions intellectuelles, les enjeux sociaux, etc. C’était sa façon particulière de prendre de la distance par rapport aux choses. Il avait aussi le secret du « scénario catastrophe » aux accents wagnériens; là, il atteignait des sommets. Naturellement, tout cela se terminait en rire général, libérateur.
À bientôt, Jacques-Albert, tu vas me manquer, je conserverai ton humanité, elle me sera utile pour la suite du voyage.
Ton ami
Bruno Joyal
Jacques-Albert Wallot et Bruno Joyal