Dans notre société hypermédiatisée, il est de notoriété publique que nous nageons tous, que nous le voulions ou non, dans un océan culturel mondialisé, à la limite de l’homogénéité, ce que nous pourrions nommer familièrement ou ironiquement la culture Netflix. En effet, partout sur la planète, nous consommons la même musique, les mêmes films, les mêmes séries, fréquentons les mêmes médias sociaux… Bien que tous ces repères culturels ont chacun leur valeur, il en résulte malheureusement un appauvrissement de notre propre culture québécoise.
Combien de fois nous, enseignants en arts plastiques, réalisons des projets d’art en nous inspirant d’artistes célèbres provenant d’ailleurs, souvent de l’occident, sans faire de lien avec les artistes québécois ? Ainsi, nous partageons sur les réseaux sociaux d’admirables projets portants sur Monet, Kandinsky ou Warhol. Je ne conteste pas cette approche, je le fais souvent moi-même, car je trouve essentiel de faire connaître les plus grands artistes du monde l’art et de puiser dans la « culture internationale » savante.
Par contre, suite à de nombreuses réflexions, j’envisage désormais une approche qui me semble plus riche et que je nomme le « trialogue[1] culturel » afin de mettre en valeur l’art québécois et nous permettre de véritablement jouer notre rôle de passeur culturel. Cette approche offre aussi la possibilité d’inclure la culture propre aux jeunes de manière plus signifiante. À ce sujet, le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) (MELS, 2006) avance d’ailleurs que
[…] la culture étant une réalité vivante à laquelle chaque génération apporte sa contribution, l’école prendra appui sur la culture propre aux jeunes pour les amener à s’ouvrir à d’autres dimensions des multiples manifestations de l’activité humaine et à actualiser leur créativité dans tous les domaines. (p. 7)
La dimension culturelle reste au cœur du Renouveau pédagogique au Québec et a été définie dans le document L’intégration de la dimension culturelle à l’école (MEQ, 2003). On y retrouve deux types de culture : la culture générale et la culture immédiate. « La culture immédiate correspond à l’univers familier de l’élève » (MEQ, 2003, p. 10), lié à son espace médiatique et familial. Selon certaines chercheures en enseignement des arts, cette culture immédiate de l’élève est également associée à la culture des jeunes et à la culture populaire (Richard, 2005, 2012; Faucher, 2013, 2018). De plus, selon Richard (2006), au sein de leur culture propre, incluant l’écologie médiatique qu’ils vivent au quotidien, les jeunes accèdent facilement à une culture mondialisée (Richard, 2006).
La culture générale, quant à elle, « permet à l’élève d’accéder à l’héritage culturel d’ici et d’ailleurs, donc à des réalités du passé. Elle se rapporte aussi aux multiples manifestations actuelles de la culture à travers le monde » (MEQ, 2003, p. 10). La culture générale fait donc référence aux connaissances dites « classiques » et se rapporte davantage à la culture savante. Précisons que lorsque je parle de « culture québécoise », je me réfère surtout aux œuvres et aux pratiques artistiques d’artistes québécois, donc à la culture savante d’ici.
Les documents officiels traitent aussi souvent de l’intégration de la dimension culturelle en recourant aux concepts de culture première et de culture seconde (Gauthier, 2001)[2]. La première correspond au réseau de significations familières vécu au quotidien par les acteurs d’une communauté (ex. on grandit en osmose avec une langue maternelle), alors que la culture seconde – l’ensemble des œuvres produites par l’humanité pour se comprendre elle-même – nécessite un effort pour y accéder et l’intégrer. Sous cet angle, on saisit que la culture des jeunes ou culture immédiate (MEQ, 2003) s’apparente à la culture première et que la culture seconde est similaire au concept de culture générale.
L’approche culturelle du « trialogue » que j’ai développée consiste à faire dialoguer les repères culturels d’au moins trois types de cultures : culture des jeunes, culture internationale et culture québécoise. Ces différents repères culturels relèvent à la fois des cultures immédiate et générale (ou première et seconde) et proviennent de différentes origines, d’où le néologisme « trialogue ». Voici une infographie qui en résume l’esprit.
Cette approche du « trialogue culturel » a été exploitée au nouveau mandat du Service national du RÉCIT, domaine des ARTS, où je travaille depuis 1999. Ce mandat se résume à créer un cours en ligne pour les élèves de 4e secondaire à la maison afin qu’ils aient accès à une formation de qualité, et ce, malgré la distance (il est à noter que ce cours en ligne en est à sa phase expérimentale et sera diffusé une fois le projet complété). De façon concrète, cette approche du « trialogue culturel » demande de choisir trois repères culturels abordant le même concept, ou la même thématique, comme un sujet de conversation invitant au « trialogue ». Voici quelques exemples de projets fictifs permettant de mieux saisir comment peut s’articuler ce trialogue.
EXEMPLE 1
EXEMPLE 2
Il est à noter qu’il demeure toujours un flou entre ce qui est un repère culturel international et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est un repère de culture générale et de culture immédiate. Pour ma part, il est capital de comprendre qu’il s’agit de nuances évolutives et que rien n’est catégorisé de façon cristallisée. Il s’agit surtout de varier les types de repères culturels avec davantage de fluidité et de richesse.
Il est possible de présenter les trois repères simultanément ou de manière successive. Personnellement, je suggère de débuter par la culture des jeunes afin d’en faire une porte d’entrée stimulante et signifiante tel que promu dans le PFEQ (MELS, 2006, p. 7). En reconnaissant l’importance de la culture des jeunes auprès de ces derniers, nous leur accordons une place dans le monde de la création. Ils deviennent parties prenantes, acteurs, artistes, auteurs dans cet univers créatif qui peut sembler inaccessible ou élitiste. Ils ne sont plus de simples spectateurs passifs.
Par la suite, je propose de présenter le repère culturel international pour conclure avec celui issu de la culture québécoise. Le fait de terminer avec ce repère québécois, actuel ou historique, sert à ancrer de façon durable ces nouvelles connaissances dans l’esprit des jeunes. Idéalement, nos élèves devraient reconnaître, apprécier, s’identifier à cette culture qui est la leur. Ainsi, dans un avenir rapproché, ces mêmes élèves deviendront, je le souhaite, des citoyens curieux, critiques, conscients et sensibles à l’art québécois.
Andrée-Caroline Boucher
Conseillère pédagogique au Service national du RÉCIT, domaine des arts.
Doctorante en études et pratique des arts à l’Université du Québec à Montréal
Chargée de cours en Didactique des arts à l’Université du Québec en Outaouais
Faucher, C. (2018). Informal Youth Cultural Practices: blurring the distinction between high and low. Dans L. Hetrick (dir.) Teaching art: (re)imagining identity (p. 95-109). Champaign, IL: Les Presses de l’Université de l’Illinois.
Faucher, C. (2014). Pratiques culturelles d’élèves de la 3e secondaire dans le cyberespace : jonctions avec la classe d’art (thèse de doctorat). Université du Québec à Montréal, Canada.
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[1] Néologisme que j’ai créé afin de nommer un dialogue entre trois parties.
[2] S’appuyant sur les écrits de Fernand Dumont, Clermont Gauthier (2001) définit ainsi la culture première : elle renvoie « à l’ensemble des caractéristiques du mode de vie d’une société ou d’une communauté d’acteurs, au réseau de significations familières dans lequel ils sont enracinés et qu’ils partagent au quotidien » (2001, p. 24). La culture seconde, pour sa part, envisage la culture comme une « distanciation » face à la culture première. La culture seconde correspond « à l’ensemble des œuvres produites par l’humanité pour se comprendre elle-même ». Elle est notamment nourrie par les disciplines scientifiques, littéraires et artistiques.
LA MISE EN ESPACE D’UN PROJET DE CRÉATION PÉDAGOGIQUE :
Tout au long de leur projet, la problématique de la mise en espace habite les artistes et fait germer plusieurs questions : comment matérialiser les concepts principaux de la proposition de création? Comment donner un sens à la fois esthétique et cognitif aux traces des participants et des participantes d’un projet d’art participatif? Que faire avec les artefacts de production ? Doit-on tout montrer?
La volonté d’une présentation formelle et limpide amène toujours un questionnement sur l’utilisation des nombreuses traces accumulées tout au long du parcours. Une tension se révèle alors entre l’expression individuelle de chacun et une forme de cohérence d’ensemble du projet : chaque acteur doit être en mesure de s’identifier à un objet autonome, mais aussi à un dispositif qui permet à la fois une réception commune et une compréhension du sujet. C’est ici qu’entre en jeu l’expertise de l’artiste. Utiliser, transformer, réserver, augmenter, rejeter, choisir : plusieurs décisions devront être prises pour effectuer le passage entre des réalisations d’élèves ou des collaborateurs et une œuvre expressive.
Le terme dispositif existe depuis plusieurs années comme étant un « ensemble de moyens pris conformément à un plan » (Multidictionnaire de la langue française, 2003, p. 480). Récemment, des auteurs du milieu des arts ont associé le terme à la démarche de création des artistes multidisciplinaires. Lorsque les artistes cumulent plusieurs éléments dans le but de les faire dialoguer entre eux, ils doivent inévitablement réfléchir à une mise en espace signifiante. De la même manière, lorsque plusieurs personnes participent à un projet de création, l’artiste doit assumer son rôle de direction et faire des choix. Ceci dit, il a la responsabilité de consulter les collaborateurs tout en leur donnant les moyens de participer aux décisions. Suite à l’explosion des moyens d’expression, plusieurs auteurs ont cherché à définir le sens du dispositif de présentation dans le contexte des arts visuels. Nous aborderons les idées de certains d’entre eux dans la prochaine section de l’article.
Lorsqu’il est question de la mise en espace, l’artiste et/ou le pédagogue tient compte de plusieurs variables dans son plan de montage. Le développement de son projet intègre autant son intention, le lieu de diffusion que la place accordée aux collaborateurs et le temps qu’il a à sa disposition. Chaque variable participe à la matérialisation de l’intention. Il est inconcevable de ne pas en tenir compte. Dans cet article, où nous faisons le survol de diverses manières d’envisager le dispositif de présentation, nous expliciterons la démarche de création collaborative sur laquelle l’artiste enseignante Claude Majeau et moi-même nous sommes appuyées lors d’un projet exposé en 2018 à l’Écomusée du Fier Monde (Montréal). La démarche collaborative alors mobilisée servira d’exemple de travail où le dispositif de présentation s’est retrouvé au cœur de nos préoccupations tout au long du processus.
Dans le domaine de l’éducation, les enseignants spécialistes en arts plastiques expérimentent également différents moyens d’expression. L’installation fait désormais partie de nos références culturelles. Dans cette optique, est-ce que la démarche pédagogique doit nécessairement inclure les problématiques reliées au dispositif de présentation ? Les élèves doivent-ils également inclure ces dispositifs dans leur propre démarche de création ?
Il est essentiel de voir comment les différents théoriciens de l’art se sont approprié le terme dispositif pour en introduire le sens dans le domaine des arts[1]. Pour bon nombre d’auteurs comme pour plusieurs autres, c’est Michel Fouccault qui est à l’origine du terme à partir des années 1970. Beuscart nous exprime clairement l’origine du mot: le dispositif est « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit » (Foucault, 1994 [1977] cité par Beuscart, 2006, p. 299).
Pour Nicolas Thely, professeur des universités en Art, esthétique et humanités numériques à l’université Rennes 2, le dispositif, l’agencement des différentes variables de l’œuvre, est au centre de la création artistique. « Interroger la manière de faire d’un artiste, c’est aussi interroger les raisons pour lesquelles il choisit de présenter un agencement particulier, une vidéo, une installation, une photographie, ou bien un compte rendu écrit » (Thely, 2006, p. 99). Pour Thely, ce questionnement n’est pas simplement lié au choix du médium, il est également lié à « des relations, des rencontres, des opportunités et des décisions qui se présentent à l’artiste » (Thely, 2006, p. 99). Ainsi, les artistes proposent, planifient et installent un dispositif de présentation en tenant compte des modalités d’appréciation des visiteurs. L’artiste active les différents systèmes mis en place; qu’ils soient temporels, formels, sensoriels ou contextuels. D’après lui, c’est la conjugaison de ces différents facteurs qui singularise l’œuvre devenant in situ par la même occasion.
Plus près de nous, Jocelyne Lupien, professeure au département d’histoire de l’art de l’UQAM et sémioticienne visuelle, mentionne l’importance du dispositif spatial de l’œuvre afin de favoriser la polysensorialité de l’expérience esthétique. Ainsi, la localisation des variables de l’œuvre dans l’espace d’exposition est primordiale dans le contexte d’appréciation esthétique. L’œuvre induit une relation proximale ou distale[2] (Lupien, 2004, p. 27). Le visiteur « est maintenu soit à l’extérieur du théâtre de l’œuvre, soit intimé d’y entrer, d’y déambuler, voire d’y manipuler des objets divers », etc. (ibid., p. 27). Dans le même ordre d’idées, Stéfania Caliandro, chercheuse rattachée au centre d’histoire et de théorie des arts de l’EHESS à Paris, amène l’idée que les « espaces perçus s’ajoutent à des espaces vécus, ressentis, projetés, imaginés, ainsi que des espaces symboliques, culturalisés, historicisés » (2004, p. 8). D’un autre côté, Jocelyne Lupien analyse, dans un premier temps, la spatialité des œuvres et par la suite, leur dispositif en rapport à leur format, leur matérialité et finalement leur dimension iconique. Soit tout ce qui peut influencer l’affect chez le spectateur. Elle qualifie les œuvres de « lieux de séjour poétiques où l’on vit autrement, où l’on éprouve l’autre en soi » (2004, p. 29). Intuitivement, nous reconnaissons que la configuration de l’œuvre dans l’espace avait un impact sur sa réception chez le spectateur. Lupien et Caliandro viennent nous le confirmer.
Toujours au Québec, Charlotte Panaccio-Letendre, dans son mémoire de maîtrise (2011), définit le terme « dispositif » comme un décloisonnement des pratiques artistiques actuelles qui entraîne une diversification des mises en espace et des artefacts (p. 8). Selon elle, les artistes donnent vie à un système multisensoriel environnant en accordant une importance à la réception du visiteur. Panaccio-Letendre ajoute que les artistes s’attendent à un plus grand engagement de la part des spectateurs qu’une simple contemplation. Dans ce sens, l’artiste ne conçoit plus une œuvre comme objet plastique, mais comme dispositif. Pour Panaccio-Letendre, l’artiste souhaite que la réception de son œuvre devienne une expérience esthétique singulière.
Pour Angelica Gonzalez, les dispositifs d’exposition prennent des formes inattendues et de plus en plus spectaculaires. Pour Gonzalez, comme pour Panaccio-Letendre, l’artiste cherche à faire ressentir une véritable expérience esthétique aux spectateurs. Gonzalez constate que l’aspect de l’exposition habite les artistes lors de la conception de l’œuvre. Pour l’auteure, cet aspect de la création apparaît dans la monumentalité de l’œuvre autant que dans sa complexité où la mise en scène prend une forme pluridisciplinaire ou plurisensorielle. Tous les auteurs dont nous venons de traiter s’entendent pour dire que, ce qui compte le plus pour certains artistes, c’est l’expérience esthétique singulière de l’œuvre vécue par les spectateurs.
Le dispositif habite les artistes d’aujourd’hui. L’artiste choisit le médium en fonction du concept qu’il développe. Dans cette optique, plusieurs techniques et technologies sont à sa disposition. Dans sa démarche, l’artiste cherche à donner forme à son idée première. Il utilise les moyens expressifs actuels afin de rendre visible ce qui passait inaperçu à nos yeux jusqu’alors. Il tente de faire dialoguer les différentes variables qu’il a mises en place. Cette manière de penser l’amène inévitablement à réfléchir au dispositif de présentation.
Plusieurs conditions influencent la réalisation d’une pièce. Chaque auteur possède ses médiums de prédilection. Avec l’expérience, des affinités se développent. Par contre, l’artiste peut explorer de nouvelles avenues commandées par son sujet d’étude. En voulant ajouter du sens à son travail de création, l’apport d’un nouveau médium devient essentiel. Le temps a un impact incontestable : il peut freiner même les plus ambitieux. L’inspiration de l’artiste émerge de ses propres champs d’intérêt, mais également des opportunités et du lieu de création et de diffusion. Chaque espace possède une aura liée à sa culture et à sa gouvernance. Même si l’artiste essaie de l’ignorer, la conscience du lieu teintera la perception des spectateurs sur les œuvres présentées. Le lieu inspire, commande, impose, reconnaît et authentifie. Le lieu est relié à l’institution qui l’endosse.
Les exigences de son directeur obligent les artistes à s’y conformer et restreignent les modes de présentation. Certains lieux interdisent même les clous dans les murs tandis que d’autres sont ouverts aux grandes transformations. Certains établissements engagent plusieurs techniciens suivant les besoins des artistes, jusqu’à laisser certains se débrouiller avec le montage de leur exposition. Le temps disponible pour la réalisation et l’aménagement de l’œuvre sur place influence également l’artiste dans ses choix. Toutes ces conditions sont prises en considération dans le concept développé par l’artiste.
Le dispositif de présentation interpelle déjà le milieu scolaire. Le programme d’enseignement des arts plastiques de Grenoble en France (document d’application des programmes 2002) définit le dispositif de présentation comme une manière de présenter le travail artistique, soit le fait d’associer plusieurs éléments entre eux. Le programme introduit la notion d’installation comme une forme d’expression en soi. L’installation y est associée à la sculpture et à l’architecture. Dans ce programme, l’installation repose sur l’action d’agencer plusieurs éléments indépendants afin de constituer un tout. D’ailleurs, l’installation se retrouve parmi les exercices pratiques du cursus scolaire en France.
Grâce à un partenariat établi entre la Faculté des arts de l’Université du Québec à Montréal et l’Écomusée du Fier Monde, la communauté uqamienne est invitée à investir les lieux de ce musée chaque année (deux dernières semaines de février). En 2018, quarante-sept personnes de l’université ont pris part à l’événement Mi-lieu, exposition tenue à l’Écomusée. Mi-lieu est le concept développé par les organisatrices du projet qui a impliqué une collaboration entre un chargé de cours de l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM, un étudiant du profil création de son choix ainsi qu’un étudiant en histoire de l’art ou en littérature.
Dès le départ, il était important de retenir que l’Écomusée du Fier Monde possède une vocation historique, manifeste un attachement pour le quartier Centre-Sud de Montréal et encourage la participation citoyenne. Dans le cadre du projet Mi-lieu, ma collègue artiste-enseignante Claude Majeau et moi-même avons conduit un projet de création participative et collaborative avec un groupe d’étudiants de l’UQAM et deux groupes d’élèves de l’école secondaire Pierre-Dupuis (CSDM) du quartier Centre-Sud. La signification de la pièce que nous avons créée a été grandement influencée par les fondements de l’Écomusée du Fier Monde que je viens de présenter.
Le projet débute par une déambulation dans les rues et ruelles du quartier Centre sud à la recherche de tous les grillages visibles. Un remue-méninges a conduit les artistes vers la réalisation d’un dessin grand format en (dé)jouant avec les multiples images de grilles, treillis, barreaux… : comment placer en relation ces motifs avec les obstacles qui nous éloignent de nos objectifs ?
Par la suite, les artistes ont invité un groupe d’étudiants du profil « enseignement » (Baccalauréat en arts visuels et médiatiques) à contribuer au projet. Pour ce faire, une conscientisation du quartier a eu lieu auprès des participants le 3 novembre 2017[3] par le biais d’une visite commentée du quartier organisée avec le directeur du musée. Le projet qui nous interpelle ici prend ses sources dans un détail architectural du quartier: les clôtures. Celles-ci – servant habituellement à enclore, à fermer un espace – permettent de métaphoriser le concept d’obstacles : ceux qui nous empêchent de réaliser nos rêves. Ainsi transformées, les clôtures et les grilles deviennent des mains courantes, des rampes d’accès qui nous aident à nous réaliser.
Deux autres groupes ont été invités à se joindre au projet soit deux classes d’élèves de l’école Pierre-Dupuis du quartier Centre-Sud. Ces personnes vivent un moment de leur vie où les rêves et les projections sont multiples. Le travail de création des collaborateurs artistes s’est concrétisé dans la deuxième phase du projet puisqu’ils étaient disponibles seulement à partir de la mi-janvier. Dans le dispositif final exposé à l’Écomusée du Fier Monde, la place qu’occupent les pièces des jeunes créateurs fut donc planifiée.
Le projet a évolué en dialogue avec les participants. Le lieu a été gardé en mémoire par des photographies en vue de la mise en espace des différents éléments. La diversification des moyens d’expression a commandé une installation environnementale plutôt qu’une pièce unique. Il importe de faire dialoguer les deux entités du projet, d’un côté les rêves et les aspirations qui nous habitent et, de l’autre, les obstacles qui nous empêchent de les réaliser. Les aspirations des participants y ont été inscrites face aux embûches qui les en éloignaient. Souvent, les résistances nous ont semblé insurmontables, les obstructions apparues gigantesques. La trame de fond de l’installation repose donc sur la mise en scène de multiples clôtures du quartier Centre-Sud. Tout au long des rencontres, les artistes ont accumulé des réalisations plastiques, des témoignages et des artefacts issus du travail d’atelier. Lors de cette étape du projet de création, plusieurs questions ont émergé : que pouvons-nous montrer ? Qu’est-ce qui détermine qu’un artefact devient documentation de l’exercice ? Comment présenter le travail pour qu’il traduise l’espérance des participants ? Quelle place les étudiants voudront-ils occuper dans cette installation ? Comment les rêves côtoieront-ils les barricades ?
Le parcours et l’approche du visiteur vers la pièce ont été pris en considération. Dans cette optique, le dispositif des éléments présentés en salle a fait partie intégrante de la démarche de création puisque le lieu de diffusion était connu des participants. Les modalités de présentation ont suivi l’intention quant à l’ambiance à développer. Une cohérence plastique entre l’hétérogénéité des différents systèmes déployés et le sens produit dans l’ensemble a été recherchée. La connotation des éléments mis en place était importante, autant celle liée aux réalisations des étudiants que celle associée aux captations sonores des rencontres. Claude et moi cherchions à créer une œuvre narrative symbolique en demeurant dans le registre de la poésie. Le rapport d’échelle est demeuré constant dans nos choix. Nous souhaitions créer une œuvre immersive pour inciter les spectateurs à vivre une rencontre intime avec chacun des rêves des « témoins-étudiants ». La trame sonore, intégrée au dispositif de présentation, réunissait les rêves évoqués par les élèves lors du travail de création et de nos rencontres. Cette présence sonore dans l’espace d’exposition a permis d’établir une relation signifiante entre les aspirations des collaborateurs et les embûches qui ont jalonné le parcours. Dans son ensemble, ce projet a été à l’image des intervenantes artistes, jouant sur leur capacité à engager des personnes à participer à un processus de création avec une grande complicité.
Le déplacement de la création d’une œuvre-objet à un dispositif de présentation induit un élargissement des possibilités. Le dispositif fait dialoguer les différentes variables entre elles d’une manière polysensorielle. D’après Panaccio-Letendre (2011), la notion de dispositif permet d’enraciner l’art dans une réalité plus large que l’artistique. Pour Rancière (2008), les spectateurs lient ce qu’ils voient à ce qu’ils connaissent déjà. C’est de cette manière que les personnes qui défilent dans l’installation s’approprient l’œuvre mise en place, lui confère une nouvelle signification adaptée à leurs passés. Les visiteurs observent, sélectionnent, comparent et interprètent. D’après Rancière, la création, comme la réception des œuvres, consiste en un retour à soi-même. Les visiteurs pourront s’identifier à l’un ou l’autre des acteurs : qu’ils y reconnaissent leur fougue ainsi que le spectre des obstacles qui a servi d’éteignoir à leur projet. L’immensité du dessin met en relief la vision que l’on se fait des embûches. Pour Panaccio-Letendre, le dispositif agit comme médiateur de sens entre le concept de l’artiste et la réception de la proposition. L’auteure insiste sur le fait que c’est de cette manière que le dispositif génère des représentations, des savoirs et de l’intelligibilité.
Le projet de création est grandement inspiré de l’Écomusée du Fier Monde et du quartier Centre-Sud. Il ne devrait pas en être différemment sur le plan pédagogique avec des élèves de tous les niveaux. Lorsqu’on commence un projet de création, nous devons le concevoir dans son entièreté en intégrant la mise en espace des éléments créés. Cette finalité peut-elle être comprise dans la troisième phase de la démarche de création, soit, la distanciation ? Ce moment, où le projet quitte le travail en atelier, pour affronter les regardeurs, fait partie de l’essence de tout projet de création. Laurence Sylvestre (2015) s’est d’ailleurs grandement penchée sur le sujet avec plusieurs enseignants spécialistes en arts plastiques. Elle cherche à mieux comprendre le rôle des élèves dans la mise en place de l’exposition et se demande pourquoi cette étape importante des projets est assumée la plupart du temps par l’enseignante. Pourtant, le programme d’enseignement des arts plastiques de Grenoble en France tient compte de « la mise en regard et en espace » et de « la prise en compte du spectateur et de l’effet recherché ». Dans ce type d’enseignement, les différentes possibilités sont au programme : la mobilisation des sens, le rapport à l’échelle, le travail in situ et la dimension éphémère de la création artistique. Plusieurs formes de présentation y sont expérimentées et la prise en compte du spectateur y est introduite. Des notions de présentation, de participation et même de mise en scène par l’artiste y sont explorées. Lorsqu’on connaît le lieu où le projet doit être présenté, cette information fait partie intégrante de la démarche de création tout entière. Le lieu nous inspire et nous ramène à la réalité concrète du projet.
Le projet de co-création présenté à l’Écomusée du Fier Monde a favorisé l’implication des résidents du quartier Centre-Sud. Le court laps de temps disponible pour le projet nous a incités, Claude et moi, à profiter des opportunités. Au moment où le cours Création et enseignement des arts visuels et médiatiques dispensé à l’UQAM fut confirmé, l’organisation du projet est devenue plus limpide. S’est alors imposée la nécessité d’impliquer les étudiants du cours au projet ainsi que des classes de l’école Pierre Dupuis située dans le quartier Centre-Sud. Ce projet de co-création a donné lieu à plusieurs réalisations individuelles des jeunes axées sur les rêves qu’ils chérissent et la reconnaissance des obstacles pouvant entraver leur réalisation. Il était maintenant impératif de réfléchir à un moyen d’inclure toutes ces réalisations dans une installation signifiante en donnant aux rêves toute leur importance au sein de cette mer de clôtures. Comment utiliser, transformer, réserver, augmenter, rejeter, choisir, faire le passage entre des réalisations d’élèves et une œuvre puissante et expressive ?
La multiplicité des éléments à présenter conduit inévitablement à la problématique de dispositif (ex. : inclusion du son). Il est essentiel que tout enseignant spécialiste en arts plastiques garde son côté « artiste » en éveil. Il devra l’utiliser autant lors de la conception de son projet que lors de sa mise en espace. Il devra démontrer son savoir-faire technique pour transformer les espaces mis à sa disposition. Ce qui distingue l’enseignant de l’artiste réside dans une préoccupation supplémentaire chez l’enseignant : l’implication active de ses élèves. Les impliquer autant dans le choix des sujets à développer que dans l’ensemble des étapes du projet, et ce, jusqu’à l’organisation de l’exposition.
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Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, Édition : La fabrique, mis en ligne en 2008, consulté le 6 décembre 2017. URL : http://www.gr.unicamp.br/ceav/content/pdf/rancière,%20jacques%20-%20le%20spectateur%20émancipé.pdf
Renaudie, Zoë. « Exposition d’une exposition de Daniel Buren ou l’exposition comme œuvre d’art ». Semin’r, art&actualité, billets, 6 février 2015. Consulté le 13 décembre 2017. URL : https://seminesaa.hypotheses.org/3129
Sylvestre, Laurence. Analyse des pratiques de quatre enseignants spécialisés en arts plastiques en ce qui a trait au rôle de l’élève dans le travail de
l’exposition. Mis en ligne en 2015. Consulté le 19 décembre 2017. URL : http://www.recherche qualitative.qc.ca/documents/files/revue/hors_serie/hs-15/hs-15-Sylvestre.pdf
Thély, Nicolas. « Manières de faire : pratique et engagement de l’artiste contemporain ». Tracés. Revue de Sciences humaines. [En ligne], 11 | 2006, mis en ligne le 11 février 2008, consulté le 13 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/traces/242
Villers, Marie-Éva de. Multidictionnaire de la langue française. Quatrième édition. Édition : Québec Amérique inc. 2003.
[1] Plusieurs auteurs se sont penchés sur le sujet : Jean-Samuel Beuscart, chercheur post-doctorant à France-Télécom, une société française de télécommunications; Hugues Peeters et Philippe Charlier, du département de Communication de l’Université catholique de Louvain en Belgique; Angelica Gonzalez, doctorante à l’Université Paris VIII, boursière du Centre Pompidou et Charlotte Panaccio-Letendre, directrice de la galerie Verticale de Laval.
[2] PROXIMAL : qui est au plus près d’un point de référence, DISTAL : le plus éloigné d’un point de référence (ex. : dans une structure artistique ou un organisme vivant).
[3] Après une courte visite du quartier, nous nous sommes dirigés vers l’Écomusée du Fier Monde pour une contextualisation du musée. Monsieur Binette, le directeur, nous a présenté la mission et les valeurs de ce lieu de diffusion. Nous avons pu visiter les deux expositions présentes à ce moment-là; l’exposition permanente qui raconte l’histoire du quartier populaire au niveau supérieur et 200 ans d’histoire de l’alimentation au Québec au niveau inférieur.