Cet article présente les fondements de l’approche TAB (Teaching Artistic Behavior), une pratique de l’enseignement des arts plastiques pour le primaire et le secondaire. Cette approche est née dans les milieux éducatifs anglophones, mais est toujours peu documentée dans la francophonie, quoique certains principes que nous décrivons soient déjà appliqués dans l’enseignement des arts plastiques au Québec. Comme son nom l’indique, TAB préconise de mettre systématiquement l’élève dans la posture de l’artiste pour ainsi favoriser des comportements artistiques appropriés et développer ses habiletés créatives. L’approche est, entre autres, basée sur la possibilité de choix qu’on laisse à l’élève. Après avoir retracé les origines de TAB, nous en présentons quelques bases et les principales composantes.
L’éducation artistique contemporaine a placé, en son centre, le développement de la créativité chez l’élève. Afin de faire vivre les différentes phases de la dynamique de création et de soutenir les apprentissages de l’élève, les stratégies didactiques en enseignement des arts plastiques relèvent souvent de la pédagogie par projet (project-based). Toutefois, plusieurs enseignants se questionnent aujourd’hui sur cet enseignement basé sur le projet et se demandent s’il ne serait pas trop axé sur le produit final (product-based) (Gude, 2013). En prédéterminant avec trop de précision les paramètres de l’œuvre à réaliser par l’apprenant, ils se demandent si leur enseignement ne délaisserait pas ainsi certains apprentissages qui pourraient être réalisés, si l’élève avait la chance d’expérimenter le processus de création de manière plus authentique. Dès lors, comment proposer un enseignement qui, tout en demeurant centré sur les arts plastiques et sur l’acquisition des contenus du programme de formation (langage plastique, gestes transformateurs, etc.), soutienne plus encore une construction des apprentissages disciplinaires chez l’apprenant (contrairement à leur acceptation passive ou à leur simple reproduction)? Comment éviter la (re)production, par les élèves, d’un art qu’Efland (1976) qualifiait déjà de « scolaire » (school art), en leur présentant la possibilité de créer de nombreux liens signifiants entre leurs intérêts personnels, leurs connaissances, leurs cultures respectives et, plus largement, le contexte dans lequel ils évoluent? Comment l’enseignement des arts peut-il rejoindre les principes de la création contemporaine en accordant une place grandissante au processus de création et à l’expérience de ce dernier? Comment résoudre l’épineux défi qui consiste à offrir un enseignement promouvant la liberté chez l’élève, mais qui soit suffisamment structuré? C’est précisément en renouvelant la réflexion au sujet de ces impératifs qu’évolue l’approche TAB depuis les années 1970.
Bien qu’elle soit notamment inspirée des travaux de Lowenfeld et Brittain (1975), l’approche TAB est née dans les communautés de pratique. TAB est donc issue d’un vécu en salle de classe et conçue par et pour les enseignants en arts plastiques. Le regain d’intérêt actuel de praticiens et de chercheurs en éducation artistique pour l’approche TAB a été catalysé par les médias sociaux et les ateliers de développement professionnel qui sont offerts. Alors que TAB semble faciliter les apprentissages artistiques des élèves du primaire et du secondaire (Frisco, 2017; Mathison, 2019; Mesenbring, 2021; Nesmith, 2016), une communauté grandissante de praticiens en enseignement des arts plastiques se regroupe autour de cette approche, principalement aux États-Unis, mais aussi de plus en plus à l’international.
TAB propose de mettre systématiquement l’apprenant dans la posture de l’artiste pour ainsi favoriser des comportements artistiques appropriés. En d’autres mots, l’enseignant conçoit un environnement où les élèves peuvent déployer leur expression artistique individuelle, tout en développant une variété de comportements artistiques (artistic behaviors). Comme chez un artiste, l’enseignement doit aussi favoriser la liberté de choix de l’apprenant (choice-based art education). Loin d’être une méthode d’enseignement ou un modèle didactique, l’approche TAB s’apparente plutôt à une philosophie éducative, tournée vers le développement de comportements artistiques. TAB établit ainsi un cadre de référence pour l’enseignement des arts, plutôt que de proposer un système prescriptif. L’approche se veut flexible, permettant aux actions éducatives de s’adapter à différents contextes, aux imprévus de la salle de classe, tout comme aux besoins ponctuels des élèves, tout en demeurant cohérente et structurante. TAB offre des repères pour appuyer les diverses décisions des enseignants, autant dans leurs choix didactiques qu’au regard des modalités de gestion de la classe.
Le fondement de l’approche TAB est d’inviter l’élève à épouser la posture de l’artiste, afin de développer des comportements artistiques chez les élèves, des habiletés qui y sont liées, ainsi qu’une intégration des composantes du processus de création (Douglas et Jaquith, 2018; TAB, 2021). Les enseignants en arts plastiques sont parfois eux-mêmes des artistes professionnels ou ont une formation artistique leur permettant d’approfondir la dynamique de création. Ils viendront donc aussi s’offrir comme modèle aux élèves, en plus de la multitude d’artistes d’hier et d’aujourd’hui. Mentionnons que d’autres approches proposant la posture artistique aux élèves ont été décrites, au fil des années, en didactique des arts plastiques (Gaillot, 1997; Lagoutte, 1994). Cependant, nous nous concentrons ici uniquement sur l’approche structurée de TAB.
Douglas et Jaquith (2018) proposent trois énoncés directeurs qui soutiennent la philosophie de l’approche TAB :
En considérant ce que font les artistes, les élèves se donnent un modèle pour élaborer leur processus créatif ou leur démarche de création et élargissent leur vision artistique (Hathaway, 2009). Comme tout processus, cette démarche s’acquiert progressivement. Autrement dit, l’énoncé « Que font les artistes? » oriente non seulement le contenu à enseigner, mais précise aussi le processus dans lequel s’engage l’élève. Il supporte l’idée qu’à l’image de l’artiste professionnel, l’apprentissage de l’élève doit intégrer les phases et les composantes du processus de création. En se questionnant sur ce que font les artistes, en explorant et en menant à terme un projet artistique, l’élève aura la possibilité de développer de nombreuses habiletés que possèdent les artistes, comme la pensée divergente, les qualités organisationnelles, la capacité à repérer de l’information, l’habileté à problématiser, la tolérance aux risques et à l’inconnu, et la propension à retravailler l’erreur. En ce sens, Douglas et Jaquith (2018) proposent une charte de comportements artistiques à développer dans la salle de classe TAB. Cette liste de comportements artistiques souhaités (tableau 1) se conçoit comme étant en constant changement et en expansion.
En se mettant dans la posture de l’artiste professionnel, en s’appuyant sur ses méthodes et sa démarche, l’élève est amené à développer des combinaisons uniques de techniques artistiques et à approfondir ses propres intérêts à propos de différentes thématiques bien souvent puisées dans sa propre culture, la culture populaire, les productions de ses pairs, et les réalisations d’autres artistes. Il formera ainsi la base de sa propre démarche de création. Le curriculum de l’ère postmoderne actuelle encourage les intérêts pluriels et parfois éclectiques des élèves (Slattery, 2013). L’individualité des élèves et des enseignants doit donc être au centre du processus d’enseignement-apprentissage (Hamblen, 1990). TAB sous-tend le fait que les expériences éducatives ne sont pas entièrement prévisibles et prédéterminées par des standards stricts et exclusifs. Le curriculum et le programme de formation peuvent être comparés à une boussole qui, tout en étant un guide important pour orienter l’enseignement-apprentissage, ne dicte jamais une direction à prendre (Douglas et Jaquith, 2018). Sous l’approche TAB, l’enseignant ne peut donc pas anticiper tout ce qui se déroulera dans sa classe, mais peut se placer dans une posture d’ouverture afin d’accueillir ce qui émerge de ses élèves et du contexte dans lequel ils sont plongés.
L’enseignement des techniques et des gestes transformateurs doit bien sûr se faire selon une séquence et un ordre logique, cela en tenant compte de l’évolution de l’apprenant. Toutefois, dans un projet de création, la façon dont cet apprenant réinvestira les techniques apprises et les gestes maîtrisés doit lui être laissée comme étant sa prérogative. Car si l’enseignant considère que l’élève est l’artiste, c’est donc à ce dernier que revient l’ensemble des décisions créatives relatives à la production de son œuvre. En d’autres mots, le fait de considérer l’élève comme un artiste place l’apprenant dans une réelle posture d’auteur (Gosselin et al., 1998; Gosselin et Greisch, 1998), lui conférant ainsi la pleine propriété de ses créations.
Dans le cadre de l’approche TAB, la liberté accordée à l’apprenant, tout comme le renforcement de son autonomie et de son indépendance, ne doit pas être comprise comme un processus qui aura pour effet de renfermer l’élève sur lui-même en lui demandant d’arpenter uniquement ce qui est proche de lui. L’enquête personnelle résulte de la curiosité et incite l’élève à réfléchir à des idées et à se poser des questions (Van Plew-Cid, 2018). Dès lors, il est souhaitable que l’élève puisse explorer ses propres intérêts. L’enseignement-apprentissage sous une démarche TAB doit lui offrir un large éventail d’occasions pour mieux comprendre le monde et le contexte dans lequel il évolue, afin de participer et contribuer activement aux considérations culturelles et sociales contemporaines (Gude, 2013). Ainsi, au lieu de chercher un sens à ses productions uniquement à partir de ses propres représentations, l’élève est encouragé à explorer le monde qui l’entoure, à la recherche de significations ayant non seulement une portée personnelle, mais aussi une résonnance sociale et culturelle.
L’élève explore ses propres intérêts à travers divers types de productions, lesquels correspondent à différentes étapes de la démarche de création et répondent à différentes visées. L’approche TAB propose à l’élève quatre types de productions possibles. Cette division l’aide à mieux identifier les objectifs et la finalité de ses différentes productions.
L’élève est ainsi amené à mieux comprendre les finalités des quatre types de productions décrites dans le tableau 2. La démarche artistique est ainsi mieux intégrée, en tant que processus récursif et itératif qui se déploie dans le temps. L’élève est également mieux soutenu lorsqu’il est appelé à relater sa démarche, puisque chaque type de productions prend une valeur dans le processus vécu. De plus, la prise de risque et une vision positive de l’erreur sont dès lors valorisées. Le fait que toutes les productions ne soient pas soumises à l’évaluation permet également de créer dans un contexte plus favorable à l’expérimentation et à la prise de risque.
Même si l’approche TAB laisse beaucoup de place à l’expérimentation et à la création, les périodes de création par les élèves ne constituent qu’une des quatre sphères d’activités TAB. Hogan et al. (2018) divisent l’enseignement-apprentissage TAB, en classe, en quatre grandes sphères, lesquelles s’arriment d’ailleurs très bien au Programme de formation de l’école québécoise :
L’approche préconise un équilibre entre ces quatre sphères. Il est de la responsabilité de l’enseignant de structurer sa planification pour inclure ces quatre familles d’activités, au moment approprié, dans le développement de la démarche artistique de ses élèves.
Le studio de l’artiste s’offre comme modèle d’aménagement d’un local qui inspire TAB. La configuration du lieu doit permettre l’exploitation d’une variété de médiums sous forme d’un libre accès à différentes stations de création respectivement consacrées à différents médiums, c’est-à-dire des postes de travail répartis dans un local où se regroupent plusieurs élèves.
Une station est par exemple consacrée au dessin, avec supports et outils appropriés (crayons de couleur, feutres, fusains, craies pastel, effaces, estompes, etc.), auxquels les élèves ont librement accès. Chaque station est organisée de façon à identifier clairement chacun des outils et présente des didacticiels rappelant les techniques liées au médium, ces dernières ayant été présentées antérieurement lors de démonstrations de l’enseignant.
Les stations les plus courantes sont celles consacrées au dessin, à la peinture, à l’assemblage, au modelage, aux arts d’impression, et aux arts technologiques et médiatiques. Certaines stations peuvent également être éphémères et ne durer que le temps d’un projet, ou pour rejoindre la démarche d’un élève en particulier, comme des stations dédiées au textile, au collage ou à l’animation image par image. Les stations peuvent s’ouvrir progressivement en cours d’année, au gré des démonstrations techniques réalisées par l’enseignant. En plus des stations consacrées aux différents médiums, une station consacrée à la documentation peut être ajoutée. Elle offre, pour consultation, divers livres sur l’art, tel que des ouvrages techniques, des monographiques ou des ouvrages thématiques, des catalogues d’exposition, en plus d’appareils électroniques pour favoriser la recherche sur Internet.
La responsabilité de l’entretien des stations est partagée entre l’enseignant et l’élève. L’enseignant s’assure de renouveler le matériel et de structurer les stations. Pour sa part, l’élève s’engage à prendre soin du matériel, entre autres, en le nettoyant et en le rangeant adéquatement, ce qui renforce chez lui de bonnes pratiques d’atelier. Le mobilier des stations se doit d’être flexible et permettre à la fois le travail individuel et en collaboration.
On constate que dans le cadre de l’approche TAB, l’atelier différera d’une salle de classe ordinaire, voire de certains locaux d’arts plastiques traditionnels moins flexibles. L’atelier TAB présente un environnement hautement structuré où les modes de fonctionnement sont clairs. L’organisation du studio est essentielle puisque c’est, entre autres, cette qualité de l’aménagement du lieu et des matériaux qui permet d’offrir un enseignement qui accompagne l’élève dans ses apprentissages, tout en lui accordant une grande latitude.
L’approche TAB préconise une stratégie d’enseignement basé sur le choix. Cette approche veut favoriser, chez l’élève, la génération d’idées variées en lien avec les projets à réaliser. On veut que l’élève soit créatif et aille au-delà de la simple reproduction et de l’exécution de gestes techniques. Il doit prendre des risques et avoir la liberté d’aller au bout de ses idées de projets.
Le tableau 3 propose une gradation synthétisée de la liberté de choix accordée à l’élève, sur trois niveaux : choix limités, modérés ou complets. Ce niveau de choix s’exprimera à travers les médiums, les gestes transformateurs et les orientations conceptuelles des projets de création. La géométrie variable à propos des choix peut se faire selon l’âge des élèves ou leur niveau d’expertise. L’enseignant qui initie sa classe à l’approche TAB peut le faire de manière graduelle en ciblant progressivement des niveaux de choix en fonction de l’autonomie jugée acquise par ses élèves. En cohérence avec l’approche TAB, un enseignant privilégiera les choix complets (full TAB), mais pourrait également guider ses élèves à l’occasion pour répondre à certains besoins ponctuels, notamment en termes de projets spéciaux, d’attentes liées au programme de formation ou de gestion de la classe.
Les stratégies d’enseignement-apprentissage valorisant les choix ont comme objectif de développer l’autonomie et l’indépendance de l’élève. La latitude laissée en fonction du niveau de choix permet également une plus grande différenciation pédagogique, c’est-à-dire qu’elle offre un cadre souple capable de mieux répondre aux besoins de l’ensemble des élèves du groupe[1]. La motivation intrinsèque des élèves est ainsi stimulée, déployant d’autant plus leur créativité. De surcroît, un enseignement basé sur les choix de l’élève fera émerger de la variété dans les productions d’un groupe d’élèves, ce qui diminuera la pression sur chacun et atténuera les occasions de comparaison, contrairement à un contexte où toute la classe est appelée à créer des œuvres analogues, voire similaires (Bedrick, 2012). Les élèves seront amenés à reconnaître le potentiel singulier et les forces de leurs camarades de classe, ainsi qu’à apprécier les réalisations de chacun.
Offrir cette latitude donne également l’opportunité aux élèves de développer des aptitudes à l’égard de la gestion de leur temps. Selon l’approche TAB, l’élève travaille à son rythme et le nombre de périodes qu’il consacre à un projet est variable. Lorsqu’une création est complétée, il peut entamer une nouvelle œuvre, et ce, sans attendre que l’ensemble du groupe ait complété le projet. Bien que l’enseignant puisse fournir certaines balises relatives au moment des remises pour les évaluations, l’élève est libre, selon ses inspirations et la recherche effectuée, de travailler un ou plusieurs projets de création simultanément, comme le fait l’artiste. L’élève entre donc dans le studio en fixant ses propres objectifs et en consignant des traces du travail réalisé, afin de mieux se préparer à la prochaine période.
Nous avons présenté les grandes lignes de l’approche TAB, ce qui nous a permis d’établir sommairement sa pertinence dans le contexte de l’enseignement des arts plastiques. Rappelons qu’en responsabilisant les élèves dans leur démarche de création et en les considérant comme des artistes à part entière, l’approche TAB renforce et favorise le développement de leurs comportements artistiques. La créativité n’est rien de moins que la compétence du futur (Vincent-Lacrin et al., 2020). En ce sens, les concepteurs de l’approche TAB considèrent que l’apprentissage le plus saillant de cette dernière est celui du processus créateur (Jaquith, 2011; TAB, 2021). Les habiletés à se mettre dans la posture de l’artiste, à faire ses propres choix et à prendre des décisions dans son travail, sont des facteurs qui contribuent grandement au développement de la créativité.
Personne ne peut très précisément savoir à quoi le monde ressemblera dans le futur, même à court terme. Il revient pourtant à l’école d’aider les jeunes à comprendre et à s’adapter au monde de demain (Robinson, 2011). L’importance qui est mise sur le développement de la créativité à l’école vise justement à préparer l’individu à évoluer dans un monde changeant, à y trouver des réponses et des solutions adaptées à des contextes imprévisibles (Wade-Leeuwen, 2016). Nous croyons que TAB s’inscrit dans ce type d’enseignement-apprentissage pouvant aider les jeunes à mieux affronter les défis et la réalité de demain.
En terminant, mentionnons que dans une prochaine publication, nous aborderons des questions pratiques qui touchent à l’intégration de la méthode TAB en salle de classe. Nous aborderons, entre autres, son adaptation aux différents groupes d’élèves, son incidence sur la planification et la rédaction de propositions de création, la gestion de classe en mode TAB ainsi que les balises concernant l’évaluation des productions des élèves.
Références