UNE VILLE EN PAPIER À L’ÈRE NUMÉRIQUE
Le projet de médiation culturelle dont rendra compte cet article s’est déroulé dans différentes écoles primaires et secondaires du centre de services scolaire Marie-Victorin. Il prend appui sur la carrière du créateur Claude Lafortune dont les œuvres sculpturales narratives sont entièrement réalisées en papier. Échelonnée sur près de 60 ans, la carrière artistique de ce créateur longueuillois a su marquer trois générations de Québécoises et de Québécois. Intitulée Longueuil en papier à l’ère numérique : passe ton ciseau au suivant! la médiation proposait à 373 élèves de découvrir la portée de ce travail de création, de l’envisager comme source d’inspiration artistique en tirant profit du potentiel des nouvelles technologies.
Dans le cadre de ce projet de médiation multidisciplinaire, nous avons uni nos forces comme commissaire (Marie-France Bégis) et comme artiste-pédagogue et coordonnatrice (Cathy Jolicoeur). Instigatrice du projet, cette dernière est enseignante en art à l’école Christ-Roi. Le projet a bénéficié du précieux soutien d’enseignant.e.s de la Montérégie, spécialisé.e.s en arts plastiques ou en sciences et technologies. Le projet collaboratif a offert la possibilité d’explorer à la fois les techniques du travail du papier, relatives à la création en trois dimensions, et les outils permettant la conception d’œuvres tangibles grâce à l’utilisation du numérique. L’initiative a permis d’interroger la manière par laquelle la culture et la technologie peuvent façonner la notion d’espace à travers les pratiques artistiques, et ce, afin d’imaginer l’avenir des arts visuels au sein des humanités numériques. Le projet s’est déroulé sur une période de deux ans de juin 2019 à juin 2021.
Dans un premier temps, un travail de recherche a permis d’identifier et de réunir les éléments nécessaires au bon déroulement du projet de médiation. Il s’agit principalement des matériaux employés, tels le papier et le matériel audiovisuel portant sur l’œuvre de Claude Lafortune, lequel allait servir à le faire découvrir aux élèves. Au cours des mois d’octobre et de novembre 2019, les élèves ont commencé, en classe, à donner forme à leurs premières créations en papier et en carton destinées à la réalisation collective de leur ville. Les jeunes ont été conviés à imaginer une version idéale de leur ville, « futuriste et verte », c’est-à-dire pour eux respectueuse de l’environnement et en phase avec les nouveaux médias.
C’est à ce moment de la démarche de création que Claude Lafortune est allé à leur rencontre. Les élèves et les enseignant.e.s de différentes écoles primaires et secondaires régulières, ainsi que l’École régionale du Vent-Nouveau – dont les élèves, multihandicapés, sont âgés de 12 à 21 ans – ont accueilli l’artiste lors d’ateliers-causerie. Petits et grands ont tous été émerveillés et subjugués par sa présence. Nous n’entendions plus que le bruit de ses ciseaux lorsqu’il a, au grand bonheur de tous, – découpé une colombe les mains derrière le dos! Du haut de ses 83 ans, Claude Lafortune n’avait pas perdu son charisme. À la demande générale, les enfants ont demandé un rappel de cette présentation magique. Plusieurs élèves se sont mis à découper du papier après cette performance et ont eu l’occasion de poser des questions au créateur prolifique en lien avec sa pratique; il aura su à jamais marquer leur imaginaire.
La réalisatrice Tanya Lapointe et son équipe ont rendu visite aux élèves multihandicapés de l’école du Vent-Nouveau dans le cadre de son documentaire Lafortune en papier, mettant ainsi en valeur le côté profondément humain de l’artiste derrière ses ciseaux. Tout comme il l’a fait lors de ses émissions de télévision ainsi qu’avec les jeunes qui ont participé à ce projet, on (re)découvre que la vie et la pratique artistique de Claude Lafortune célébraient la diversité et l’inclusion.
Dans les mois qui ont suivi, les élèves des différents établissements scolaires ont poursuivi la réalisation d’éléments architecturaux et de personnages urbains en papier et en carton. Lors du processus, les enfants et les adolescents ont graduellement été sensibilisés aux différents aspects liés aux nouvelles technologies grâce à la venue, en classe, de spécialistes et de techniciens du centre de services scolaire ainsi que d’ingénieurs de la compagnie Pratt & Whitney Canada. L’apprivoisement des différentes possibilités offertes par les nouvelles technologies, et les besoins qui ont alors émergé, a entraîné la tenue de formations pour les enseignant.e.s et plusieurs élèves, dont l’une offerte au Fablab du centre Le Moyne-D’Iberville. Parallèlement, sur le plan technique, l’assemblage et le calibrage des différentes imprimantes 3D ont exigé d’innombrables essais et échanges entre les enseignant.e.s et les spécialistes en place. L’acquisition de ces nouvelles compétences et l’utilisation des équipements numériques ont nécessité, tant pour les enseignant.e.s que pour les élèves, un engagement individuel et collectif ainsi qu’un travail de collaboration et de partenariat inédit.
Au cours de l’hiver 2020, les élèves ont exploré comment les nouvelles technologies et l’impression 3D pouvaient contribuer à la création d’éléments urbains et être intégrés à une œuvre collective donnant à voir leur conception d’une ville citoyenne idéale. Encouragés à développer leurs idées par le dessin numérique, les élèves ont été invités à participer à l’ensemble des étapes de réalisation. De la modélisation graphique aux tentatives d’impression 3D, en passant par l’application de multiples correctifs, les élèves et les enseignant.e.s ont rapidement fait l’expérience du niveau de complexité inhérent à la réalisation d’une telle œuvre.
Longueuil en papier à l’ère numérique : passe ton ciseau au suivant! a permis la cohabitation, dans un ensemble ludique et harmonieux, des créations artistiques tridimensionnelles en papier et des éléments réalisés par impression 3D. Dans un tel contexte, le travail de médiation culturelle permet d’illustrer les possibilités offertes par des pratiques de création complémentaires en arts visuels. Combinant le numérique et l’art du papier, il est également l’expression d’un virage réel, bien qu’exploratoire de la pratique de l’enseignement des arts au primaire et secondaire vers l’intégration des nouvelles technologies. Ce travail de médiation nous demande de poser un regard sur des pratiques artistiques de prime abord très éloignées, mais dont la poursuite d’un même objectif de création a permis de créer un ensemble cohérent.
Soulignons que les enseignant.e.s en art Eve Filteault (école régionale du Vent-Nouveau), Nadine Drolet (école secondaire de l’Agora), Marie-Claude Préseault (école des Saints-Anges), Dany Francis (école secondaire Mgr-A.-M.-Parent) et Karine Lachance (école primaire internationale de Greenfield Park) ont participé activement à chacune des étapes et su accompagner efficacement leurs élèves tout au long du projet multidisciplinaire. En ce qui a trait à l’apport sur le plan technologique, Dominique Pissard et David Auger ont fourni un soutien essentiel en ce qui a trait à l’apprentissage et à l’acquisition des nouvelles technologies au sein des apprenant.e.s du centre de services scolaire Marie-Victorin. Pour sa part, l’enseignant en sciences et technologies du Centre d’éducation des adultes Le Moyne-D’Iberville, Sylvain Brunet, s’est avéré une ressource scientifique, pédagogique et technique indispensable tout au long du processus de création des élèves.
Ce projet collaboratif d’envergure a fait l’objet d’une exposition présentée dans différents lieux de diffusion à travers la municipalité de Longueuil dans le cadre de l’événement Printemps culturel organisé par la ville. L’exposition, terminée en juin 2021, a proposé un parcours des arts éclaté dévoilant ainsi des pans de la ville futuriste. Le projet s’est vu décerner le prix de reconnaissance Essor[1] dans la catégorie Initiative en décembre 2021. En plus de la participation engagée de l’ensemble des acteurs, nous avons pu compter sur l’appui du Bureau de la culture de Longueuil[2], du ministère de la Culture et des Communications ainsi que d’autres partenaires publics et privés.
Cette nouvelle mouture de la revue Vision propose une fois de plus des articles de réflexion sur l’enseignement des arts : ses pratiques, ses enjeux et ses voies d’avenir. Dans le premier, les professeurs Pedro Mendonça et Catherine Nadon présentent les particularités d’une approche connue par l’acronyme TAB : Teaching Artistic Behavior. Cette pratique pédagogique, reliée aux niveaux primaire et secondaire, convie l’élève à s’approprier la posture de l’artiste. Le lectorat de Vision pourra s’initier aux principes, aux composantes et aux stratégies propres à l’approche TAB, laquelle fera l’objet d’une série d’articles dans la revue. Associé plus spécifiquement au niveau secondaire, l’article d’Anne Deslauriers permet pour sa part d’approfondir la notion d’engagement en classe d’art. Adoptant une posture critique, il prend appui sur la récente thèse de cette professeure nouvellement embauchée à l’École des arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). L’article met en lumière le rôle crucial que joue la démarche réflexive dans cet « élan de reliance et de création de soi » pleinement investi qu’est l’engagement, celui de l’enseignant et celui de l’élève.
Comme les précédentes contributions, ce numéro de Vision comprend un bloc d’articles portant sur les cultures populaire et juvénile abordées sous différents angles par Maude Houle-Robitaille, Alexandre Côté-Martel et Kloé Montreuil. La première auteure, finissante en enseignement des arts visuels et médiatiques (UQAM), fait état du projet de recherche pédagogique qu’elle a réalisé en stage IV dans une école secondaire : la Polyvalente Sainte-Thérèse. S’alimentant des intérêts des élèves pour la musique, la culture populaire et l’esthétique vintage, le projet de création intitulé 33 tours à jour leur a offert l’occasion d’explorer les possibles de ces phénomènes culturels tout en s’initiant à certains principes du design graphique. Dans l’article suivant, Alexandre Côté-Martel s’interroge sur les caractéristiques de la jeunesse actuelle ainsi que celles rattachées aux cultures visuelle et populaire. Rappelant comment les adolescents sont habilement « ciblés » par la culture de consommation, le jeune auteur insiste sur l’importance, chez l’enseignant en art, de les aider à développer des compétences d’analyses critiques face aux images qui peuplent leur quotidien.
Toujours en ce qui a trait aux cultures populaire et juvénile, Kloé Montreuil partage ses découvertes et ses réflexions au regard des mangas. Elle relie d’abord les mangas, véritable phénomène au Japon, à l’histoire de l’art et à certains paradigmes en enseignement des arts. En outre, et afin de favoriser une meilleure compréhension interculturelle en classe d’art en lien avec le sujet, Montreuil traite aussi des notions d’ouverture et de décolonisation de l’art. Dans cette foulée, Émile Lacombe se penche sur le caractère cosmopolite de Montréal ainsi que sur la grande diversité culturelle et ethnique qui distingue la ville. Après avoir défini certains concepts liés à l’éducation interculturelle, il présente un modèle interculturel relatif à l’appréciation esthétique, notamment en tissant des liens avec l’œuvre Labour in a Single Shot créée par les artistes Antje Ehmann et Harun Farocki.
Cette deuxième édition en ligne de la revue Vision fait aussi connaître des projets pédagogiques multidisciplinaires qui, en raison de leur qualité exceptionnelle, ont été mis en valeur dans la revue Vie des arts. Il s’agit des projets : Longueuil en papier à l’ère numérique : passe ton ciseau au suivant et Des portraits holographiques comme exutoires. Soulignons que la première initiative, conçue et réalisée par l’enseignante en art Cathy Jolicoeur et par la commissaire Marie-France Bégis, a reçu le Prix de reconnaissance Essor en 2021. Ce projet collaboratif a mobilisé plusieurs milieux et acteurs des mondes scolaire, culturel, artistique et scientifique de la région de Longueuil. Les jeunes participants ont alors été conviés à imaginer une version idéale de leur municipalité, une ville qu’ils ont souhaitée en phase avec les nouveaux médias tout en étant respectueuse de l’environnement. Le second projet, quant à lui, a été conduit par Véronique Perron et Ethel Laurendeau, toutes deux finissantes en enseignement des arts visuels et médiatiques (UQAM). Dans le cadre de l’inspirante initiative Des portraits holographiques comme exutoires, la parole a été donnée à des enfants et à des adolescents de la communauté de la coopérative Au pied du courant située dans le quartier Centre-Sud de Montréal. L’œuvre collective, intégrée à un dispositif holographique et s’alimentant au genre documentaire, a permis aux spectateurs d’entendre les témoignages touchants et évocateurs d’enfants s’exprimant à propos de leur expérience du confinement imposé par la pandémie de la COVID-19.
Notes du comité de rédaction : grâce à l’engagement de Gilbert Gosselin, le travail réalisé à l’hiver par Christine Faucher, pour constituer le présent numéro de Vision, a pu être finalisé (cette dernière a exceptionnellement dû s’absenter à partir du mois de mai). Nous remercions donc chaleureusement Gilbert Gosselin pour cette reprise de flambeau. Voici donc une belle lecture d’été en perspective pour les lectrices et lecteurs de la revue Vision à travers tout le Québec!
S O M M A I R E
L’APPROCHE TAB :
SOUTENIR LE DÉVELOPPEMENT DE COMPORTEMENTS ARTISTIQUES
CHEZ L’ÉLÈVE DU PRIMAIRE ET DU SECONDAIRE
Pedro Mendonça et Catherine Nadon
LA DIMENSION RÉFLEXIVE:
UNE DIMENSION FONDAMENTALE DE L’ENGAGEMENT
Anne Deslauriers
CULTURE DES JEUNES ET ARTS PLASTIQUES À L’ÉCOLE :
POUR UNE APPROCHE CRITIQUE DES IMAGES
Alexandre Côté-Martel
UNE VILLE EN PAPIER À L’ÈRE NUMÉRIQUE
Cathy Jolicoeur et Marie-France Bégis
LES MANGAS EN CLASSE D’ART
Kloé Montreuil
PÉDAGOGIE INTERCULTURELLE ET APPRÉCIATION ESTHÉTIQUE :
RÉFLEXION ET APERÇU DES ENJEUX EN CLASSE D’ART
Émile Lacombe
PROJET « 33 TOURS À JOUR » :
TIRER PROFIT DE L’INTÉRÊT DES ÉLÈVES POUR LA CULTURE POP VINTAGE
Maude Houle-Robitaille
DES PORTRAITS HOLOGRAPHIQUES COMME EXUTOIRE
Véronique Perron et Ethel Laurendeau
Rédacteurs en chef : Gilbert Gosselin et Christine Faucher
Révision linguistique : Mathieu Neau
Numéro 82 : juin 2022
Tous droits réservés © AQESAP
PORTRAITS HOLOGRAPHIQUES COMME EXUTOIRE
En raison de la période trouble de la pandémie de COVID-19, le quotidien des jeunes fréquentant le milieu scolaire québécois a beaucoup changé, et ces élèves, des plus petits aux plus grands, ont dû s’adapter à cette nouvelle réalité. L’œuvre dont nous ferons état dans cet article, produite en 2021, traite des effets des mesures sanitaires imposées dans le quotidien des jeunes. De forme multidisciplinaire et collective, la création de l’œuvre a donné la parole aux enfants et aux adolescents de la communauté de la Coopérative Au pied du courant, qui a pour mandat d’offrir un logement abordable à des familles du quartier Centre-Sud. Le projet de création artistique, conduit dans ce quartier défavorisé de Montréal, s’appuie sur une posture documentaire, car il recourt à la diffusion, sous forme d’hologrammes, de témoignages d’enfants et d’adolescents. Le partenariat établi avec la communauté de cette coopérative a instauré et entretenu un dialogue avec de jeunes participants âgés de sept et seize ans sur leur vie quotidienne.
Le résultat final est constitué de projections révélant le sentiment d’isolement relié aux bulles familiales et scolaires résultant des restrictions sanitaires gouvernementales. Les hologrammes, élaborés à l’aide de tablettes iPad, ont pris forme grâce à un dispositif composé de pyramides en plexiglas et de miroirs. Dans la salle commune de la coopérative, les hologrammes des enfants ont été projetés et accompagnés d’un montage sonore élaboré à partir d’extraits de leurs récits.
Sur le plan des étapes de réalisation, la démarche de création proposée aux jeunes a débuté par une discussion dans laquelle ils ont non seulement pu exprimer leur ressenti par rapport à cet enjeu social au caractère « extraordinaire », mais ont également pu poser un regard positif sur les répercussions mentales et physiques liées au confinement. Les discussions qui ont eu lieu ont été enregistrées dans le but de créer un paysage sonore commun pour accompagner les créations holographiques. De plus, et en réponse aux échanges, les jeunes ont confectionné des cartes conceptuelles afin de mettre en images leurs propos.Ces cartes heuristiques leur ont fait davantage prendre conscience de leur manière de s’exprimer à travers leur hologramme. Dans le cadre de ce travail exploratoire, ils ont choisi de traduire leurs impressions en puisant dans leurs intérêts personnels tels le chant, le ukulélé et la danse.
Comme source d’inspiration, nous avons visionné ensemble La dissolution de Lady Macbeth de Michel Lemieux (2019). En plus de nous plonger dans l’univers intimiste des protagonistes et de nous amener à percevoir la fragilité humaine, la pertinence de cette présentation repose sur son emploi de la technique du « fantôme de Pepper » employée lors de la conception du dispositif holographique. Dans le cadre de cette technique, une plaque semi-réfléchissante (faite de verre métallisé ou de film plastique) et des procédés techniques d’éclairages particuliers sont utilisés. La technique du « fantôme de Pepper permet de faire croire que des objets apparaissent, disparaissent ou deviennent transparents aux yeux du spectateur ou qu’un objet se transforme en un autre. Lors de la seconde phase de création, les jeunes ont fabriqué les pyramides de plexiglas destinées à la projection de leur séquence. Ils ont ensuite procédé au tournage et au montage des vidéos et de la bande sonore.
Cette œuvre collaborative, où sont suspendus des portraits dans leurs espaces réservés, évoque autant le cloisonnement physique qu’un accès privilégié à l’intimité de chacun des jeunes participants. En plus de contribuer au développement de compétences numériques innovantes, ce projet multidisciplinaire allie le travail à l’ordinateur à la mise en action du corps. L’expérience de création vécue par les jeunes a été d’une grande signifiance pour eux, car en plus de leur avoir servi d’exutoire, en leur permettant d’extérioriser leur anxiété relativement à la crise, ils ont pris conscience de certains avantages que ce mode de vie a générés. Pour terminer, mentionnons que l’œuvre collective a été diffusée en mai 2021 lors d’un événement spécial à la coopérative où les jeunes créateurs ont montré leur travail à l’ensemble de la communauté. L’œuvre a également été présentée à l’UQAM en juin dernier.
crédits photographiques : Éthel Laurendeau
Dans mon parcours scolaire au secondaire, j’ai eu la chance de suivre un programme de concentration en arts plastiques. À chaque début d’année, je me souviens très bien que l’on passait en revue nos cahiers de traces dont la structure était préparée par nos enseignantes. Cet outil, qui servait à documenter nos recherches et réflexions artistiques, contenait une section dédiée aux différents langages plastiques, aux règles de proportion et aux représentations à éviter. Ces « interdits », en quelque sorte, comprenaient certains symboles comme le soleil schématique avec ses rayons, la fleur composée de ronds et l’imagerie des mangas avec leurs grands yeux et leurs cheveux hérissés. Introduite tôt à cette approche, je comprenais que je devais préconiser des représentations basées sur l’examen de la réalité.
Au cours de mon premier stage d’observation au secondaire, dans le cadre de ma formation en enseignement des arts visuels et médiatiques à l’UQAM, j’ai pris connaissance que ces restrictions n’étaient pas la norme dans les classes d’arts plastiques, même que les travaux des élèves comprenaient souvent des éléments de la culture populaire. Un de ces élèves m’a même raconté que s’il ne pouvait pas faire de mangas, il perdrait alors toute motivation dans ses cours d’arts plastiques! Où dois-je me positionner, en tant que future enseignante en art, entre la formation en art qui m’a permis de devenir la créatrice que je suis aujourd’hui et la réalité de ces jeunes qui tiennent à leurs représentations liées à leur culture propre?
Dans cet article, je tenterai premièrement de décrire la mise en pratique de la discipline des arts plastiques, du présent programme de formation de l’école québécoise (PFEQ; Ministère de l’Éducation du Loisir et du Sport,2006), et des paradigmes qui s’y rattachent. Deuxièmement, je traiterai de ce sujet sous l’angle de la décolonisation de l’éducation des arts comme objectif, et ce, par l’entremise des mangas et en montrant comment l’élargissement des pratiques artistiques à l’école peut contribuer à l’atteinte de ce but. Troisièmement, j’accentuerai mon propos sur les manières par lesquelles la représentation de mangas peut servir d’enseignement pertinent quant aux représentations graphiques riches et émergentes des élèves. Quatrièmement, je donnerai des pistes de solutions afin d’appliquer ces notions en classe afin de pousser l’élève à explorer de tels types de représentation dans un contexte pédagogique acceptable.
Mes enseignantes au secondaire défendaient l’idée que nous ne pouvions pas représenter de mangas dans nos productions en parlant de l’importance du critère de l’authenticité dans l’évaluation des créations visuelles en cours d’arts plastiques. Ce critère stipule qu’il doit y avoir expressivité et absence de clichés dans l’œuvre de l’enfant ou de l’adolescent. Or, cette notion découle de la Renaissance en art où l’artiste perçu comme « divin » (idéalisé) se devait de toujours créer du neuf (Panofsky, 1984). Cette notion se poursuivit jusqu’à la période de la modernité au 18e siècle, où l’authenticité, l’originalité et l’invention constituaient les caractéristiques du génie moderne en art. Quelle pression énorme que de demander à nos élèves de se comparer à cette longue tradition d’innovation au sein de l’histoire de l’art, en plus de les déconnecter de l’époque actuelle! En effet, le programme de formation des élèves semble peu tenir compte de la transgression effectuée par les artistes du pop art face à l’orthodoxie artistique moderniste (Lemerise, 1998). En effet, depuis les années 1960, il est pratique courante pour un artiste de se réapproprier les codes de la culture de masse et ceux du design.
En plus de l’approche d’appropriation des codes liés à la culture de masse plutôt absente du PFEQ, l’académisme a lui aussi été bien présent dans l’histoire de l’éducation artistique. Comme durant l’époque du classicisme, ce modèle a consisté à enseigner l’art du beau en recourant aux proportions du corps humain et au dessin d’observation (moyens que l’art des mangas ne respecte pas). Ce type de pédagogie a pris son origine en 1872 avec Walter Smith dont l’enseignement était basé « sur l’idée que l’art est une imitation de la nature » (Efland, 1995, p. 25). Puisque, dans la perspective actuelle, l’art repose en partie sur la tradition, je crois que ces modèles ont encore une place dans les cours d’arts plastiques. Réfléchir à leur contribution nous aide à comprendre comment nous en sommes arrivés à l’époque postmoderne. Précisons toutefois que le problème réside dans la hiérarchisation des modèles (et des genres) et dans la manière par laquelle les enseignants catégorisent les symboles et les repères culturels propres aux jeunes, tout en les jugeant comme étant pauvres. Gardons à l’esprit que l’élève est lui aussi médiateur de culture, il peut jouer ce rôle envers nous : enseignants en art. Si nous nous retrouvons devant une classe, c’est parce qu’en tant qu’enseignant nous aimons apprendre, et puisque la devise du PFEQ est de placer l’élève au centre de ses apprentissages, la moindre des choses serait de nous intéresser à nos jeunes. Nous reviendrons sur le sujet de la place de la culture visuelle de l’élève vers la fin du texte.
La dévalorisation des mangas découle de l’eurocentrisme[1] encore présent dans l’éducation artistique en Occident. Les enseignants oublient que les mangas sont un genre légitime faisant partie des arts des domaines de l’estampe et de l’impression, techniques étant intégrées au programme de formation. Les enseignants en art qui souscrivent à une vision moderniste de l’enseignement des arts ont tendance à ne reconnaître auprès de cette forme d’art aucun lien avec l’éducation et aucune valeur artistique (Wilson, 2005). Le manga fait pourtant partie intégrante de l’histoire de l’art avec les gravures de Hokusai, le père du manga. Les Hokusai manga (1814) sont un inventaire de croquis de l’artiste comprenant les mêmes petits personnages que l’artiste nippon dessinait dans diverses poses. Issues de la même époque que plusieurs œuvres de Hokusai, se retrouvent les peintures « orientalistes » (18e siècle) de Delacroix et d’Ingres qui nous sont enseignées jusqu’aux bancs des universités.
Pour sortir de cette vision eurocentriste de l’art, il serait avantageux pour enseignants et futurs enseignants de suivre des cours spécialisés en art ethnoculturel afin d’être mieux informés. Toutefois, « les cours universitaires portant sur ce sujet ont souvent tendance à se limiter à l’étude des artefacts culturels de minorités visibles ou de groupes ethnoculturels » (Jim, 2018, p. 100). Les pratiques en art contemporain ne faisant pas partie du corpus présenté, les futurs enseignants d’art se retrouvent dans une impasse, d’où l’importance d’une formation continue des maîtres où l’élève en est le cœur. L’élargissement de l’enseignement de ces pratiques dans la formation des enseignants où les mangas seraient intégrés et la décentralisation de l’éducation artistique comportent de nombreux avantages en contribuant à l’ouverture aux autres cultures et à l’expression créatrice des élèves. Je crois que tout doit commencer par la curiosité de l’enseignant. Dans le cadre de la formation continue, il aurait avantage à cibler les formes d’expressions artistiques de cultures différentes de la sienne afin de favoriser une plus grande ouverture chez les élèves. Cette ouverture chez l’enseignant pourra être partagée et transmise aux élèves.
Dans un contexte de mondialisation toujours croissante, l’éducation aux arts et à la culture doit permettre une meilleure compréhension interculturelle. L’art est un moyen de mieux se comprendre pour ensuite intégrer l’expérience des autres. Ainsi, une meilleure connaissance des différentes cultures du monde permettrait de briser le mur de la xénophobie. La classe d’art doit être un lieu où le jeune peut partager sa culture avec les autres et créer une meilleure compréhension au regard de questions liées à la race, à la culture ou aux variables socioéconomiques (Arts Education Partnership, 2004) et ainsi développer l’empathie et la tolérance des élèves. Le professeur Homi Bhabha propose la théorie de l’hybridité où un troisième site culturel serait créé dans l’échange interculturel (Nasrullah, 2016). De nouvelles formes identitaires transculturelles peuvent alors se créer où l’élève apprend à vivre l’ambivalence plutôt que l’opposition à l’autre. En Norvège, un projet pilote amené par le chercheur Kjell Skyllstad fut mis sur pied dans plusieurs écoles afin d’encourager la compréhension interculturelle et interethnique. Des artistes et professeurs de musique provenant des communautés immigrantes étaient invités dans plusieurs écoles dans le cadre d’un programme d’éducation musicale interethnique. L’hypothèse de départ du projet était que des préjugés se forment sur des bases émotionnelles et irrationnelles plutôt qu’intellectuelles, et que la musique était conséquemment un moyen approprié pour combattre les préjugés raciaux en faisant connaître aux élèves les traditions musicales d’autres communautés. Une évaluation du programme avait démontré que les élèves ayant participé avaient de meilleures relations sociales en général et des comportements moins négatifs envers les immigrants en particulier. Dans le cadre d’un programme similaire, l’ouverture aux autres cultures pourrait passer par l’éducation aux mangas afin de présenter les traditions artistiques des communautés asiatiques et mieux contrer le racisme qu’elles vivent. En effet, les attaques racistes envers ces communautés ont été accentuées par la pandémie de COVID-19. Un regroupement d’organisations communautaires recensait 1150 cas d’incidents racistes anti-asiatiques entre le 10 mars 2020 et le 28 février 2021 à travers le pays (Radio-Canada, 2021).
L’ouverture à l’art des mangas enrichirait l’intelligence graphique des élèves. Cette proposition vient de recherches effectuées par Brent Wilson alors qu’il s’intéressait à l’enseignement artistique au Japon. Tandis que les enfants américains et canadiens âgés de cinq ans dessinent des figures humaines en forme de têtard, les enfants japonais du même âge ont déjà maîtrisé la base du style des mangas et produisent de meilleurs[2] (Wilson, 2005).
Cependant, ce n’est pas dans les écoles japonaises que les enfants apprennent à s’approprier ce style. Wilson a découvert que les élèves japonais apprenaient à maîtriser un autre style de dessin, un autre langage graphique, soit le dessin académique de leurs manuels scolaires basé sur l’observation. Comme l’indiquent Wolf et Perry (1998), l’intelligence graphique est de se créer un répertoire de langages visuels et de savoir quand y faire appel au moment voulu. Or, les enfants japonais deviennent autant à l’aise dans ce qui leur est demandé par leurs enseignants que dans le style manga qu’ils développent en marge de l’école. Ils utilisent l’un ou l’autre des types de langage selon le besoin du moment et de ce qui leur semble le plus approprié. Par exemple, en contexte de production de bandes dessinées. Les jeunes nippons peuvent ainsi puiser dans plusieurs langages visuels et démontrent une meilleure intelligence graphique que les enfants n’ayant pas le style manga dans leur répertoire. Or, qu’importe le style, plus l’on dessine, meilleurs nous devenons. Puisque les mangas sont plus proches des intérêts de ces enfants, ils en dessinent plus. Ils peuvent dessiner six histoires durant le temps requis pour réaliser un dessin académique, plus éloigné de leurs centres d’intérêt. De plus, tout comme l’art académique, les mangas suivent des conventions qui se sont développées au cours de l’histoire. L’iconographie des mangas sert à exprimer les émotions des personnages. Par exemple, la goutte de sueur signifiant que le personnage transpire. Une fois que les rudiments du code des mangas sont maîtrisés, les jeunes peuvent les « étirer » et les modifier lors de nouvelles explorations créatrices. Wilson soutient que cette réappropriation est synonyme de créativité et que les mangas permettent aux enfants de développer leur habileté narrative. En outre, il ajoute ceci : « Oui, le code des mangas est un peu contraignant, mais je pense qu’il offre en même temps beaucoup plus de possibilités que les codes scolaires qui sont bien souvent déconnectés de la vie des enfants » (Wilson, 2005, p. 191).
En tant « qu’étrangère » (ou non japonaise), je crois que l’éducation artistique que les jeunes acquièrent dans les mangas est dix fois plus importante que celle venant de l’école, simplement parce que celle-ci les touche dans leur propre vie et parce que les sujets les concernent (Wilson, 2005).
La liberté qu’offre paradoxalement le style manga permet au jeune de mieux se connaître. Personnellement, j’ai toujours trouvé que le dessin qui m’était enseigné à l’école ne m’apprenait pas à développer un style graphique personnel puisque l’on créait souvent à la manière des maîtres occidentaux et en s’appuyant sur la réalité observée. Cependant, je crois que c’est le mélange des habiletés apprises en classe et de celles qui découlent du répertoire acquis dans les pratiques culturelles informelles qui permet aux élèves de créer de merveilleux dessins. Le mariage de ces deux mondes doit être encouragé puisqu’ils sont tout aussi riches l’un que l’autre! L’emprunt venant de la culture populaire et de l’art de masse fait partie intégrante des processus d’apprentissage (Duncum, 1988; Smith, 1985; Wilson et Wilson, 1982). C’est pourquoi il faudrait permettre aux élèves de s’approprier l’imagerie de la culture de masse et d’en faire une lecture critique dans les cours d’arts plastiques.
On comprend bien le besoin de construire un sens de la communauté dans les écoles afin que les jeunes se sentent importants chez les chercheurs et enseignants en art. L’éducation véritable et efficace arrive lorsque l’on fait partie d’une communauté qui chérit la bienveillance et l’écoute de l’autre (Intrator, 2003). Connaître son élève apporte joie et récompense et il faut continuer de forger cette relation qui est centrale pour susciter l’engagement du jeune dans son éducation. Les meilleurs enseignants sont ceux qui sont profondément connectés à la vie de leurs élèves. Il faut voir leur monde, l’entendre et le sentir. Brent Wilson a fait l’expérience de la manière par laquelle peut se faire le rapprochement de la culture de l’enseignant d’art et celle de l’élève en classe. Il nomme cette notion de « third-site ». Le troisième site pédagogique se retrouve en marge du contexte formel de l’école où de nouvelles formes de productions signifiantes issues de la culture visuelle sont encouragées. C’est un lieu au-delà de la classe d’art (le second site) et des pratiques culturelles informelles de l’élève (le premier site), un temps en dehors des classes normales où l’adulte et l’élève deviennent égaux et échangent librement. Dans les années 1970, Wilson a étudié comment la vie des élèves peut être changée à travers l’approche d’un troisième site pédagogique. Il a découvert que ce n’était pas l’expérience des classes d’art ordinaires qui changeaient profondément la vie des élèves. Elle était plutôt changée par des facteurs incluant celui de passer du temps supplémentaire à l’école, jouer, parler et manger avec l’enseignant dans des endroits inusuels. L’expérience était enrichie par des sorties dans des musées et par des interactions avec des gens du milieu de l’art.
Ainsi, plutôt que d’interdire des représentations issues de la culture populaire, il serait préférable de travailler en aval, en se demandant si l’élève a pris connaissance du travail d’un artiste en particulier, d’une bande dessinée, d’un manga ou d’un dessin animé en dehors de l’école (comme par exemple le travail de Sai Yamagishi et Yukinobu Tatsu apparaissant ci-dessous).
Dans ce contexte, nous pouvons proposer à l’élève d’utiliser de nouveaux supports, des crayons spécifiques, d’explorer des actions et des émotions extrêmes pour leurs personnages ainsi qu’un travail sur la narration pour enrichir son travail. L’expérience peut être agrémentée en invitant les élèves à dessiner avec nous. Le résultat consiste alors en un hybride visuel témoignant d’une culture qui va au-delà de celle de l’adulte et de l’élève. Lorsque les deux acteurs abandonnent leurs rôles habituels d’enfant et d’adulte, lorsqu’ils partagent des références populaires et leurs goûts en matière d’art et de cultures visuelles contemporaines, ils ont ensemble l’opportunité de devenir coproducteurs à parts égales de la culture visuelle contemporaine.
Je poursuis ma réflexion autour de ce qui ferait un bon programme scolaire d’art visuel contemporain. Un tel programme serait connecté aux intérêts de l’élève et de l’enseignant afin de poursuivre la pédagogie du troisième lieu. Ainsi, les enfants pourraient, avec l’encouragement et le support des enseignants, construire leur propre culture visuelle, une culture qui est autant influencée par ce qu’ils voient en dehors de l’école que par la culture artistique que l’enseignant partage en classe. Les élèves possèdent l’intelligence de marier les aspects académiques et populaires de l’art. Une fois que nous sommes au courant de cette réalité, veillons à l’entretenir pour encourager l’élève à épanouir sa créativité et à ne pas percevoir l’art comme un dogme évoluant en dehors de sa réalité, d’autant que les mangas ont déjà leur place dans les musées. Plusieurs artistes contemporains explorent ce style : Jean Giraud, Takashi Murakami, Aya Takano, Kazuo Umezu, Junji Ito, Toshitomo Nara et Yoshitoshi Kanemaki, pour n’en nommer que quelques-uns.
Conclusion
En conclusion, plusieurs modèles sont encore pertinents dans les cours d’arts plastiques, mais ils ne devraient jamais brimer la liberté et l’intérêt des élèves. Le PFEQ semble avoir tendance à valoriser une approche plutôt déconnectée des jeunes et des pratiques actuelles en art et ne tient pas suffisamment compte de leur bagage culturel, riche dans sa mise en application. Par manque de formation, plusieurs enseignants catégorisent les cultures populaires comme pauvres sans vraiment réfléchir à leurs origines et à leurs influences, comme le cas des mangas qui découlent de la gravure. Les mangas, entrant dans les arts ethnoculturels, sont un vecteur d’ouverture aux autres cultures. Sensibiliser les élèves aux pratiques qui se font en dehors de l’Occident permet de briser le mur de la xénophobie. De plus, les élèves seront plus ouverts à partager leur propre bagage culturel si l’enseignant ouvre un espace de discussion à ce sujet dans sa classe d’art. Celui-ci prendra alors connaissance de la culture riche et variée de ses élèves. De plus, le style manga est un enrichissement pour le langage visuel des jeunes. Ce style, étant plus facile à réinterpréter, offre une plus grande ouverture créative que les styles académiques classiques enseignés à l’école. Ainsi, je crois que tout style a sa place dans les cours d’arts plastiques. Il est important que l’enseignant ait un répertoire culturel riche afin de permettre à ses élèves de faire des choix, comme celui d’utiliser certains styles graphiques (origine culturelle, historique, etc.). Encore plus important, l’enseignant d’art doit être ouvert à son élève : être curieux et attentif à la manière qu’il s’exprime, s’habille, les macarons placés sur ses effets personnels, etc. Ce sont des objets qui témoignent de la culture informelle de l’élève et qui sont riches de significations pour lui. Par exemple, pourquoi ne pas ouvrir une situation d’apprentissage et d’évaluation autour du cosplay, [4] que l’on peut associer à l’art de la performance? S’intéresser aux origines de ces pratiques informelles avec ses élèves leur montrerait à quel point le monde de l’art n’est pas si loin d’eux. Je crois que plusieurs personnes décrochent de l’art à cause d’une certaine forme d’élitisme ou se laissent rebutées par une vision sacralisée du musée. Rendons-les accessibles en montrant que leurs murs dépassent ceux de l’institution : notre corps peut devenir galerie et territoire d’exposition artistique (p. ex., perçage, tatouage, habillement, etc.). Cet article représente une promesse que je me fais à moi-même : celle de travailler à partir des cultures informelles de mes futurs élèves. Je trouve que cette approche est très motivante et plus proche de ma personnalité. Je ne crois pas que mes références valent plus que celles des jeunes et je crois qu’il faut marier les deux mondes afin de faire évoluer l’art contemporain vers quelque chose de plus accessible. J’aimerais bien pouvoir étudier comment les élèves québécois sont influencés par l’imagerie des mangas. Les mêmes arguments fournis dans cet article pourraient être transposés à d’autres arts culturels. Je crois qu’il manque de la diversité afin d’intéresser les élèves ayant un bagage culturel tellement intéressant et riche! Si on veut régler les problèmes de motivation des jeunes à l’école, on doit les faire sentir connectés et compris par leur milieu.
Malgré les nombreuses possibilités pédagogiques en éducation artistique, les pratiques éducatives qui ont cours au Québec en arts plastiques au secondaire priorisent la plupart du temps le faire et le savoir-faire de l’art, ainsi que la maîtrise du langage plastique. À l’intersection des savoirs qui en découlent, la formation des élèves se trouve ponctuée par le rythme des différentes activités d’apprentissage et d’évaluation proposées par les enseignants où des résultats conséquents sont attendus. À n’en point douter, les enseignants spécialistes en arts plastiques répondent aux exigences de leur programme disciplinaire en toute compétence. Toutefois, le modèle qui prévaut n’accorde que très peu de valeur à la pratique réflexive en classe d’arts plastiques au secondaire, une dimension fondamentale de l’engagement. En l’occurrence, la prise en compte de certains sujets, comme les questions socioécologiques en classe d’arts plastiques, est souvent traitée en surface ou simplement évitée.
Ce texte pose un regard sur l’engagement de l’enseignant et de ses élèves en arts plastiques au secondaire en considérant la pratique réflexive comme partie intégrante de celui-ci. Dans un premier temps, quelques éléments de définition de la notion d’engagement chez l’enseignant et l’élève sont explorés. Dans un deuxième temps, un aspect problématique de l’engagement est décliné en huit points, soit l’intégration difficile d’une pratique réflexive en classe d’art. Dans un troisième temps, la pratique réflexive est présentée comme partie intégrante de l’engagement et enfin, dans un quatrième temps, une conception de l’éducation artistique engagée grâce à la pratique réflexive en classe d’arts plastiques au secondaire est mise en lumière.
Revenons à la notion d’engagement en commençant par explorer quelques éléments de définition généraux. Voyons ensuite ce qu’elle signifie chez l’enseignant d’art et ses élèves.
1) La notion d’engagement
De manière générale, le mot engagement découle du verbe s’engager qui signifie « se lier par une promesse, une convention » (Gérardin et al., 2002, p. 585). Ndoreraho (2014) stipule que l’engagement s’apparente à un pari, à une espérance, à une promesse sur l’avenir comme « une action de mise en gage de soi » (p. 43), ne pouvant être restreinte qu’aux actes visibles. Ainsi, « la garantie de la réalisation de ce que la personne affirme vouloir réaliser est soi-même » (Gérardin et al., 2002, p. 43) De même, plusieurs sens peuvent être donnés au concept d’engagement. Il s’agit d’un concept polysémique (Conseil supérieur de l’éducation, 2008, p. 5) auquel peuvent être associées de multiples actions : « s’engager politiquement, s’engager auprès d’une personne, s’engager dans une profession, s’engager pour défendre une cause ou des valeurs qui nous tiennent à cœur, etc. » (Baehler, 2015, p. 5). « L’idée d’engagement est fondamentalement une idée plurielle », affirme Lange (2015, p. 6). En mentionnant la conception de l’engagement chez Jonas (1992), l’auteur évoque que « l’idée d’engagement peut être reliée à celle de créativité conçue comme un rapport au monde : celui de sa transformation ». Marleau (2009) renchérit en avançant que plusieurs « s’engagent dans un agir cohérent et critique pour contribuer à transformer la réalité qui pose problème » (p. 279).
Précisons que la réflexivité sous-tend l’engagement, lequel se traduit par une action consciente et déterminée. Dans le contexte scolaire, l’engagement peut rassembler un ensemble d’actions qui requièrent un haut niveau d’implication, à la fois pour l’enseignant et pour l’élève. Poursuivons la réflexion.
Observons que les disciplines artistiques sont engagées dans l’aventure éducative (Kerlan et Langar, 2015) et que l’enseignant spécialiste en est un des principaux responsables. Tel que dit plus haut, l’engagement renvoie à des réalités multiples, et il peut être lié à la question de l’identité, comme l’engagement écocitoyen, professionnel, artistique, intellectuel et affectif (Sauvé et van Steenberghe, 2015). Ceci étant dit, qu’est-ce qui le motive? Quelle en est la source?
L’engagement peut être motivé par l’amour, comme une force qui pousse à poser certaines actions en éducation (Freire, 1983). L’engagement peut ainsi être dynamisé par ce qu’il y a de plus profond chez un individu. En ce sens, « l’engagement dans l’action implique également les aspects affectifs de la personne […] » (Sauvé, 1997, p. 156). Par ailleurs, « l’idée d’engagement est étroitement liée à celles d’authenticité, d’intégralité, de cohérence et le plus souvent, de responsabilité » (Sauvé et van Steenberghe, 2015, p. 2). En l’occurrence, puisque la réflexivité sous-tend l’engagement, l’enseignant, animé par sa réflexion, par ses sentiments, ses motivations intrinsèques et son sens des responsabilités sera porté à s’engager.
L’engagement exige aussi la conscience de ses actes. Comme le soutient Kemp (1973), « nous ne sommes véritablement engagés que dans la mesure où nous sommes conscients de la situation » (p. 29). D’ailleurs, de notre point de vue, ce n’est qu’à travers un processus réflexif conscient que l’on peut modifier l’enseignement. Mais, qu’en est-il de la notion d’engagement chez l’élève en art?
De façon générale, l’engagement fait référence à la responsabilité de l’élève dans la réussite de ses études. Il correspond à son investissement personnel dans la réalisation de celles-ci (CSE, 2008). Se basant sur plusieurs études[1], Bader et al. (2017) proposent une définition multidimensionnelle de l’engagement scolaire. Les auteurs mentionnent la présence de trois composantes : comportementale, émotionnelle et cognitive à travers quatre dimensions. La première cible « les comportements de l’élève conformes aux règles écrites et non écrites de la classe, telles que les efforts fournis, la participation ou l’attention portée à la tâche à réaliser » (Bader et al., 2017, p. 88). La deuxième « correspond à une réponse émotive caractérisée par un sentiment d’engagement de l’élève dans l’école et dans un ensemble d’activités en fonction de la valeur qu’il leur accorde […] » (Bader et al., 2017, p. 88). La troisième, « de nature cognitive, s’observerait quant à elle lorsque l’élève investit l’énergie requise pour comprendre des idées complexes, acquérir des habiletés difficiles à maîtriser et dépasser les exigences minimales ». Les auteurs parlent d’une quatrième dimension qui se manifeste par un « un sentiment de pouvoir agir (agency) » (Bader et al., 2017, p. 88).
L’engagement chez l’élève repose donc sur sa participation intellectuelle active. D’abord, lorsqu’une proposition de création liée à une question socioécologique est établie en classe d’art, l’élève est appelé à la modifier, à la réfléchir, afin de pouvoir la traiter et l’intégrer de manière personnelle. Ensuite, les différentes activités qui accompagnent les étapes de son processus de création, comme les recherches d’informations, les discussions, les cercles littéraires, les débats d’idées, favoriseront l’engagement réflexif et critique. Tel que vu, l’engagement concerne à la fois l’enseignant d’art et ses élèves. Admettons cependant que, de part et d’autre, l’engagement est souvent compromis. Examinons le problème.
2) Un aspect problématique de l’engagement : la difficile intégration d’une pratique réflexive en classe d’arts plastiques au secondaire
Comment expliciter le mince apport de la réflexion en classe d’arts plastiques au secondaire? Pour répondre à cette question, le problème de l’engagement est ici observé dans une perspective d’ensemble. Les raisons sont ensuite exposées à partir de quelques constats issus des résultats de notre recherche doctorale[2], ayant mené à une analyse plus spécifique, directement liée à l’intégration difficile de la pratique réflexive.
D’un point de vue général, le problème de l’engagement est d’ordre systémique et se décline en trois volets : a) une prescription ministérielle détachée du terrain réel de la pratique; b) un système de valeurs institutionnelles traditionnelles; c) une formation en enseignement des arts plastiques lacunaire.
Du point de vue de la pratique en enseignement des arts, l’intégration d’une pratique réflexive est difficile. Trois constats sont ici présentés pour en expliciter les raisons : d) le sentiment d’inconfort relié à la pratique réflexive; e) la dévalorisation de la pratique réflexive; f) le manque de temps pour la pratique réflexive. Commençons par explorer le problème systémique et les trois volets annoncés.
Aux États-Unis et au Canada, plusieurs chercheurs qui s’intéressent à l’éducation artistique engagée remarquent que « la plupart des contenus de programmes demeurent anecdotiques » (Bertling, 2015, p. 4, traduction libre). L’éducation non engagée a pour conséquences d’exclure le développement profond de la réflexion. Incidemment, les questions socioécologiques ne sont pas approfondies. À cet égard, le Québec ne fait pas exception. Pourtant, le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) dispose des ingrédients essentiels pour suggérer une éducation artistique engagée. Soulignons au passage que les visées[3], les domaines généraux de formation (DGF)[4], les compétences transversales (CT)[5] et le domaine des arts ouvrent la voie pour des occasions d’éducation engagées. Nous y reviendrons.
Or, il semble que chaque dimension du programme pouvant mobiliser les enseignants d’art et leurs élèves en classe d’art se raccorde difficilement. Par conséquent, la pratique réflexive est insuffisamment exploitée et, trop souvent, échoue à relever le défi de l’engagement. Pour quelles raisons le curriculum pose-t-il problème? Explorons quelques pistes de réponse possibles.
a) Une prescription ministérielle détachée du terrain réel de la pratique
Ce premier point concerne le programme en vigueur et le fait que l’école doit s’assurer de son application. Prises en compte dans un tout, ses différentes dimensions créent un passage indubitable vers l’engagement, puisqu’elles nécessitent d’être réfléchies pour être comprises, transférables dans l’enseignement des arts, puis coordonnées. Or, les enseignants d’art appréhendent le PFEQ par fragments, isolant trop souvent leur programme disciplinaire (le Domaine des arts) de tout le reste.
Dans la réalité, il semble que les liens possibles entre les visées de formation, les DGF, les CT et le domaine des arts soient confus. L’approche d’exploration structurelle du PFEQ nuit à une vue d’ensemble du curriculum. Par conséquent, leur emploi lucide et judicieux en lien avec le Domaine des arts est rare. Lorsque, malgré tout, les enseignants parviennent à lier ces dimensions, le risque de se heurter aux valeurs qui vont à l’encontre d’une telle conception de l’éducation artistique demeure – c’est-à-dire une conception où l’on considère davantage le faire, le savoir-faire et la maîtrise du langage plastique – ce qui nuit au développement de la pratique réflexive. De telle façon, l’éducation artistique demeure une alternative quelque peu marginale qui s’enchevêtre dans un projet où il est difficile de s’engager.
Cette première raison explicite une certaine déconsidération de l’engagement qui a été associée à une lecture fragmentée du PFEQ. Intéressons-nous maintenant aux valeurs véhiculées par les écoles en général qui se réfèrent à ce programme.
b) Un système de valeurs institutionnelles conservateur
Ce deuxième point du problème systémique concerne les valeurs véhiculées par l’école. Comme tous les enseignants, les enseignants d’art sont invités à déployer leurs efforts en vue de la réussite scolaire : atteinte d’objectifs d’apprentissage, maîtrise des savoirs où résultats et obtention d’une reconnaissance d’acquis sont attendus. Les préoccupations de l’école s’inscrivent dans une perspective administrative même si, pour un nombre important d’enseignants, la réussite scolaire recouvre implicitement « une conception utilitariste de l’éducation qui, elle, serait à rejeter » (Levasseur, 2012, p. 78).
L’une des conséquences de cette surenchère de la vision utilitariste est de faire de la réussite scolaire l’ultime objectif. Dans ce dessein, réfléchir à certaines questions socioécologiques en s’engageant, par exemple, dans une pratique réflexive, diverge des critères observables et mesurables d’une grille d’évaluation conventionnelle qui, elle, correspond mieux à la cible prioritaire. Villemagne (2017) croit que « d’un point de vue éducationnel et de manière globale, un changement de paradigme s’impose » (p. 163). Pour sa part, Kerlan (2004) croit que « l’idée d’un enrôlement de l’éducation artistique dans une “pédagogie de la réussite” est devenue une sorte d’évidence au demeurant fort peu interrogée » (p. 21). La question mérite d’être posée : pourquoi ne pas remplacer le paradigme de la réussite scolaire par celui de la réussite éducative? Ce concept de réussite plus vaste pourrait en effet prendre en compte, par exemple, le développement réflexif de l’élève en classe d’art.
En attendant, les enseignants d’art sont entraînés, année après année, à faire diminuer le nombre d’échecs dans leurs groupes. En réunion avec la direction, des graphiques de comparaison sont souvent utilisés. Ces présentations occupent la quasi-totalité du temps des rencontres. Présentées aux équipes d’enseignants, des colonnes affichent les taux d’échec et de réussite. Dans cette circonstance, quelle importance accordons-nous à la compréhension du programme dans sa globalité ou à la réussite éducative des élèves? Bien peu. Et, quelle importance accordons-nous à la réflexivité, à l’éducation, dans une perspective socioécologique engagée? Aucune. Afin de poursuivre la lecture de ce problème systémique, regardons de plus près les possibles manques dans la formation des futurs enseignants spécialistes en arts plastiques.
c) Une formation en enseignement des arts plastiques lacunaire
Ce troisième point s’intéresse à la formation des enseignants en arts plastiques. Telle que vécue dans les universités québécoises, la formation des étudiants inscrits au baccalauréat en enseignement des arts plastiques met l’accent, entre autres choses, sur le développement de treize compétences professionnelles (Ministère de l’Éducation du Québec, 2020), dont la compétence 13, qui justement, rappelle l’importance de la pratique réflexive. Dans le cadre de leur formation, les étudiants sont souvent appelés à produire des articles réflexifs liés à certaines compétences et expériences pédagogiques, comme l’initiation à la pratique réflexive (Schön, 1994). De la même façon, ils apprennent à décortiquer sommairement le PFEQ, mais l’accent est généralement mis sur le programme disciplinaire, soit le Domaine des arts.
Au terme de leur formation, les étudiants connaissent leur programme et savent qu’existent des visées, des domaines généraux de formation et des compétences transversales, sans toutefois comprendre comment composer en classe d’art avec toutes ces composantes. Les valeurs institutionnelles, la prescription ministérielle et la formation des maîtres semblent contribuer à maintenir l’éducation artistique dans un modèle morcelé.
Pour récapituler, nous observons que la difficile intégration d’une pratique réflexive en classe d’arts plastiques au secondaire nuit à l’engagement. Le problème s’explique par une prescription ministérielle détachée de la pratique, par des valeurs institutionnelles traditionnelles et une formation en enseignement des arts plastiques qui comporte certaines lacunes. Néanmoins, l’intégration d’une pratique réflexive en art pose problème à d’autres niveaux, notamment pour ceux qui doivent la nourrir. Poursuivons l’exploration du problème sous un autre angle d’analyse.
d) Le sentiment d’inconfort relié à la pratique réflexive
La difficulté d’introduire une pratique réflexive en arts plastiques est reliée aux multiples dérangements qu’engendre son inclusion, d’abord pour l’enseignant, ensuite pour ses élèves. En tant qu’activité de l’esprit, elle peut aisément être associée aux rêves et à l’illusion et cela peut gêner certains individus, puisqu’« à la base, la réflexion est une activité personnelle et volontaire. On réfléchit pour soi-même, dans l’intimité de nos pensées », explicite Desjardins (2013, p. 33).
Pour l’enseignant, l’expérience de la réflexion plus soutenue peut aussi engendrer de l’inconfort. La réflexion demande de s’engager, elle « implique une volonté d’apprendre méthodiquement de l’expérience », soutient Perrenoud (1999, p. 154). Rozier (2010) renchérit en soutenant que « penser, apprendre, transformer le monde est indissociable et ce qui les réunit se nomme expérience » (p. 28). Mais, encore faut-il que ces nouveaux axes soient voulus et que le désir d’apprendre soit bien présent.
Par ailleurs, réfléchir sur soi occasionne parfois une forme d’autocensure, tel un jugement personnel à caractère introspectif venant court-circuiter le travail du plasticien (Danétis, 1997) ou encore, dans le cas d’un journal réflexif, engendrer un rapport négatif à l’écriture (Desjardins, 2013). En contrepartie, plusieurs bienfaits sont associés à la pratique réflexive. En effet, celle-ci permet de prévoir, d’organiser, de s’engager, par exemple pour une cause sociale ou environnementale, dans le but de contribuer à certains changements (Pinier, 2010-2011).
Comment réagissent les élèves au regard de la pratique réflexive mobilisée en arts plastiques? La plupart des élèves du secondaire n’ont pas l’habitude de participer à des activités réflexives pendant leurs cours d’art, même si le processus de création doit inclure une part de réflexion. Claret (2014) craint d’ailleurs que l’on fabrique des générations de machines efficaces, à l’opposition de citoyens capables de réfléchir pour eux-mêmes. En outre, la pratique réflexive peut susciter l’engagement dans l’expérience de création. Malgré cela, cette pratique demeure impopulaire. Le prochain point que nous abordons concerne la dévalorisation de la pratique réflexive.
e) La dévalorisation de la pratique réflexive
Concernant les enseignants en arts plastiques, le manque d’intérêt envers la pratique réflexive s’explique par le peu de valeur qu’on lui accorde. La démarche intellectuelle du spécialiste n’intéresse pas beaucoup le monde de l’éducation ni celui de la société en général. Pourtant, le construit réflexif donne sens et profondeur aux propositions de création élaborées par un enseignant en art et peut faire la différence entre un projet vide ou un projet marquant pour l’élève. Ainsi, « la demande de l’école à l’égard des arts n’est pas celle d’une formation intellectuelle et cognitive, mais le plus souvent une demande de divertissement et de contribution à la vie de l’école » (Simard et Pierre-Vaillancourt, 2002, p. 180). Ce qui impressionne, la plupart du temps, ce sont les projets qui décorent les lieux, les banderoles au service d’un évènement, les projets qui sont beaux et bien évidemment, les prix remportés qui font rayonner l’école. Pour ce genre de choses, effectivement, il y a reconnaissance.
Dans les faits, aucune structure n’est mise en place par le ministère ni par les écoles pour favoriser l’expansion de la dimension réflexive. Face à cette situation déplorable, Morin estime (2015) que « nous sommes dans une époque où nous sommes obligés de réfléchir, mais malheureusement, toutes les mécaniques sont en place pour empêcher les gens de réfléchir » (p. 39). D’ailleurs, aucune école régulière ne reconnaît de temps à ses enseignants pour leur démarche réflexive, et ce, même si le PFEQ en souligne l’importance. Face à cette situation, on ne peut que déplorer que le milieu qui prétend former les individus à penser attribue si peu de valeur à la réflexivité (Bader et al., 2017).
f) Le manque de temps pour nourrir la pratique réflexive
Les enseignants en arts plastiques au secondaire éprouvent de la difficulté à vivre leur pratique réflexive en raison de leur horaire trop chargé. À ce sujet, rappelons combien la tâche des spécialistes au secondaire peut être exigeante. Ceux ayant plusieurs groupes à l’horaire (jusqu’à 12-13) sont toujours plongés dans l’action. Ceux-ci ne sont pas intéressés à réfléchir sur leur pratique, car le temps pour le faire n’existe tout simplement pas. Dans le contexte essoufflant de leur travail, il devient presque impossible, par exemple, de participer rigoureusement à l’écriture d’un journal réflexif, d’analyser des ateliers de discussion, de réaliser des études de cas, des entretiens, de conduire une recherche-action ou autre forme d’activités réflexives (Hatton et Smith, 1995).
En d’autres termes, dans une logique de formation qui prétend se soucier de préparer les jeunes à prendre en main leur avenir, l’horaire de l’enseignant devrait laisser place à la réflexion. Comment justifier cela? À part la question monétaire relative à la logique administrative, rien n’excuse que les enseignants ne puissent avoir un temps pour nourrir leur pratique réflexive.
3) La pratique réflexive comme partie intégrante de l’engagement
Nourrir une dimension pratique réflexive amène enseignant et élèves à s’engager à l’égard de sujets soulevés en classe d’art, tels que les questions socioécologiques. Celles-ci sont susceptibles de susciter pleinement leurs intérêts et de les toucher dans leur être tout entier. L’enseignant réflexif qui conçoit des propositions de création en lien « avec les problématiques contemporaines auxquelles l’élève doit faire face » (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, chap. 8, p. 4) incite par le fait même ses élèves à interroger les enjeux soulevés en classe d’art. Cette démarche est en quelque sorte le moteur de l’implication, en l’occurrence, celui de l’engagement. Elle mobilise à la fois l’action et la création.
Depuis trois décennies, notent Richard et Lemerise (1998), plusieurs enseignants d’art s’engagent dans une démarche réflexive, questionnent et réfléchissent en cours d’action. Leurs réflexions portent incidemment sur la portée de leurs actions et sur le sens à donner à celles-ci. Selon Holborn (1992), « le processus de la démarche réflexive inclut un examen critique de ses expériences dans le but d’en tirer de nouveaux niveaux de compréhension capables de guider nos actions futures » (p. 87). De plus, lorsque l’enseignant développe sa métacognition, il incite les élèves à développer la leur (Gagnon-Bourget, 2004). Il est essentiel de les amener à comprendre qu’« apprendre les arts plastiques n’est pas une activité d’accumulation compulsive des savoirs, mais comme une activité réflexive permettant de s’envisager au monde » (Ardouin, 1997, p. 29). En effet, « se cultiver à l’École est la capacité à réfléchir, à être dans un rapport à la culture artistique tel qu’il permettra à l’élève de réaliser son humanité… » (Ardouin, 1997, p. 42).
4) Une éducation artistique engagée grâce à la pratique réflexive
L’éducation artistique peut concevoir l’art comme un médium d’engagement social. Sauvé (2015) observe combien « l’art est puissant ». L’auteure en parle comme d’« un projet de reliance, de connexion, de saisie du monde et de reconstruction de celui-ci par la voie créative, esthétique, symbolique » (Sauvé, 2015, p. 196). Dans ces circonstances, peut-on qualifier l’art qui se fait à l’école comme étant de l’art engagé? D’ailleurs, qu’est-ce que l’art engagé? En quoi consiste-t-il?
Présent au Québec depuis plusieurs décennies, l’art engagé a permis de mettre de l’avant la responsabilité de l’artiste. À un moment donné de l’histoire de l’art et du développement des pratiques artistiques des dernières décennies, il est devenu important de dire les choses : « […] dire le monde est la première étape pour le changer », explique Fortin (2011, p. 58). Dans la même séquence, certains artistes se sont affirmés, ont contesté, pris position personnellement, collectivement, publiquement, politiquement; des artistes ont décidé de défendre leurs valeurs, leurs idées ainsi que les principes motivant leur pratique.
On pourrait avancer que l’enseignant d’art engagé ne craint pas l’art engagé. Il s’en inspire et éprouve le besoin de vivre cette forme d’art avec les jeunes. Il explore différents lieux de création, improbables parfois, qu’il s’agisse d’espaces publics intérieurs ou extérieurs, en recourant à des formes d’expression artistiques innovantes telles que la création collective, l’improvisation, les installations multimédias, la performance, les spectacles, etc. L’enseignant d’art engagé est animé par certaines valeurs, par l’amour de l’humanité, de l’environnement, voire celui du monde et a le désir profond d’intervenir pour le transformer (Freire, 1974; Morin, 1996).
L’enseignant d’art engagé vit son enseignement comme une création (Deslauriers, 2011). Il connaît les démarches de certains artistes engagés et partage ses connaissances avec les élèves. Inwood (2010) observe combien « Joseph Beuys, Mierle Laderman-Ukeles, Alan Sonfist, Lynne Hull, Newton Harrison et Helen Mayer Harrison, Dominique Mazeaud, et Mel Chin, pour ne citer que ces artistes, ont démontré leur profond engagement à améliorer nos relations avec l’environnement » (p. 33, traduction libre) et avec la société. Il peut être très inspirant de s’attarder à leur travail. Bien qu’il serait inapproprié d’affirmer que l’art des élèves du secondaire est aussi développé que l’art d’artistes engagés plus matures, l’élève peut, à certains égards, s’en approcher, s’en inspirer, apprendre de lui, se situer quelque part dans le prolongement d’un courant associé à l’art engagé.
Des projets engagés peuvent prendre forme dans l’atelier et hors de l’atelier. Le sens qu’on leur attribue peut mener à un projet de sauvegarde du monde (Bourg et Whiteside, 2010). Pour cela, l’art à l’école doit impliquer et soutenir la construction d’un rapport au monde (Richardson et al., 2016). Cette responsabilité vis-à-vis du monde n’est pas étrangère au développement d’une écocitoyenneté responsable qui se doit, selon le PFEQ (2001, 2007), d’être cultivée à l’école. Elle n’est pas non plus étrangère à la question de la responsabilité de l’enseignant (Inwood, 2010; Maziere, 2018; Trudel, 2006).
Conclusion
Porter le flambeau de l’engagement consiste à plonger entièrement dans l’aventure créatrice ainsi qu’à approfondir la réflexion avec les élèves. Il s’agit d’une tâche complexe qui nécessite de mettre en place certaines conditions. Dans le cas présent, le Programme de formation de l’école québécoise doit d’abord être relu et interprété d’une manière différente, c’est-à-dire dans sa globalité. Ensuite, il devient possible d’accueillir la pratique réflexive et de donner vie à des projets de création pédagogiques engagés.
Notes:
[1] Les auteurs font référence aux travaux de Zimmer (2012), de Fredricks (2011), d’Appleton et al. (2008).
[2] Notre thèse de doctorat s’intitule Modélisation d’une pratique en enseignement des arts plastiques au secondaire : artographie et anasynthèse.
[3] Les visées de formation sont : la construction d’une vision du monde, la structuration de l’identité et le développement du pouvoir d’action.
[4] Les cinq domaines généraux de formation sont : santé et bien-être; orientation et entrepreneuriat; environnement et consommation; médias; vivre-ensemble et citoyenneté.
[5] Les neuf compétences transversales, réparties en quatre ordres, sont : exploiter l’information; résoudre des problèmes; exercer son jugement critique; mettre en œuvre sa pensée créatrice (ordre intellectuel); se donner des méthodes de travail efficaces; exploiter les technologies de l’information et de la communication (ordre méthodologique); actualiser son potentiel; coopérer (ordre personnel et social); communiquer de façon appropriée (ordre de la communication).
Références :
Étant finissante à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) au Baccalauréat en arts visuels et médiatiques, profil enseignement, le projet dont je traite dans cet article a été réalisé dans le cadre de mon stage IV. À travers mon parcours universitaire, j’ai eu la chance de faire, en 2018, mon stage I à la Polyvalente Sainte-Thérèse et mon stage II à l’école primaire Sainte-Bernadette-Soubirous. Mon stage III, quant à lui, s’est déroulé à l’école secondaire du Harfang à Sainte-Anne-des-Plaines en 2021. Pour conclure ma formation, j’ai opté pour le niveau secondaire, dans le cadre de ce stage réalisé sous la supervision de la professeure de l’UQAM Adriana de Oliveira, à la même école où a eu lieu mon stage I. Sur le terrain, j’ai eu la chance d’être accompagnée par Évelyne Mireault, une enseignante merveilleuse et passionnée, proche de ses élèves et ayant un dynamisme et une bonne humeur contagieuse. Celle-ci m’a accueillie à bras ouverts et m’a permis de vivre une expérience formatrice qui confirmera mon choix de carrière en tant qu’enseignante en arts plastiques au niveau secondaire. À travers ces quelque 50 jours de stage, qui s’est déroulé des mois de janvier à avril 2022, j’ai pu conduire un projet de recherche pédagogique très instructif, ayant donné d’intéressants résultats. Cette situation d’apprentissage et d’évaluation, intitulée 33 tours à jour, a été, selon moi, signifiante pour les élèves qui y ont participé.
Projet de recherche pédagogique [1]
Le projet fut conduit auprès de groupes d’élèves de secondaire 3, 4 et 5, inscrits en option « Design ». Il a été réalisé sur une durée de dix cours échelonnés entre le 23 février et le 5 avril 2022. Les projets accomplis dans le cadre des cours de cette option, créée par mon enseignante formatrice en 2013, introduisent les élèves au monde des œuvres graphiques, aux images ayant une nature utilitaire, décorative et impliquant les élèves dans les projets de l’école, tels que les murales et les maisons hantées. Le projet pédagogique que j’ai conçu et réalisé s’inscrit dans l’orientation de cette option, soit celle du design graphique. Cette option s’échelonne sur quatre cours d’une durée d’une heure quinze minutes répartis dans un cycle de neuf jours.
Mon projet de recherche pédagogique repose sur la conception d’une pochette de disque en vinyle 33 tours où l’élève est convié à inventer le groupe de musique, le genre musical et cinq à dix titres de chansons à inscrire au verso de la pochette. On comprend alors le sens du titre, soit 33 tours à jour, de ce projet composé de deux parties. La première est liée à la confection de la pochette en tant que telle, et la deuxième du disque en carton (en guise de « vinyle »), pour lequel l’élève produit l’étiquette apparaissant en son centre. Les principaux éléments à travailler relevaient de la composition (recourir à deux à trois plans) et de la création de trois typographies différentes à travers toutes les surfaces produites. La compétence disciplinaire en arts plastiques du programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) est bien sûr celle de « créer des images médiatiques » et le domaine général de formation est celui des « Médias » (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007). L’objectif pédagogique du projet était de faire découvrir aux élèves le métier de designer graphique, leur faire redécouvrir l’ancêtre du disque CD, soit le microsillon en vinyle, ainsi que de leur permettre d’être créatifs en inventant un groupe musical ainsi que son identité visuelle. Pour faire leur réalisation, les élèves ont eu la possibilité d’utiliser une grande gamme de médiums. Les principales techniques artistiques qu’ils avaient la possibilité d’explorer étaient celles de la peinture (acrylique et aquarelle), du collage (à partir de magazines, de journaux ou de feuilles imprimées), du dessin (crayon de bois, feutre et encre) et finalement du pastel gras et sec.
Ce projet axé sur la création d’images médiatiques au sens large s’est amorcé par la venue en classe d’une designer graphique, puis par la réalisation de deux exercices de base lors du premier cours. Marie-Soleil Morin, diplômée du cégep Marie-Victorin en design graphique et travaillant pour la compagnie Tanit – Les laboratoires MZL, nous a consacré de son temps en offrant aux élèves un « cours particulier » où elle a présenté les composantes de son travail ainsi que ses études, soit la formation qu’elle a suivie pour y arriver. La question mobilisatrice du projet a été introduite au moment de sa présentation : « Qu’est-ce que le design graphique selon vous? ». Suivie des sous-questions menant au projet : « À quoi sert-il? », « Quels objets de votre quotidien nécessitent le travail d’un designer graphique selon vous? », « Un groupe de musique en a-t-il besoin? ».
La présentation de Marie-Soleil Morin a ensuite été suivie de considérations théoriques sur le design graphique, sur la typographie ainsi que sur les plans d’une image. Finalement, le cours a été conclu avec la réalisation de deux exercices portant sur la typographie et les plans dans le but de préparer les élèves au projet en tant que tel. Ils avaient à leur disposition tous les matériaux alloués pour la création de la pochette de vinyle et devaient créer une image en trois plans sur une feuille de 8,5 x 11 pouces. Par la suite, les adolescents étaient conviés à inventer le nom d’un groupe de musique et à créer l’étiquette en forme de rond située au centre du disque en vinyle, en utilisant deux typographies différentes pour le texte devant y apparaître. L’ensemble du cours, incluant l’intervention de la designer professionnelle, a été filmé puis diffusé aux trois autres groupes afin que les élèves vivent le même point de départ pour le projet.
La situation d’apprentissage et d’évaluation a ensuite été proprement présentée à la première moitié du cours suivant. Une discussion sur l’origine des vinyles a eu lieu avec les élèves et des artistes de la typographie, tels que Christopher Wool, Alex Trochut, Craig Ward, Stefan Sagmeister et Wim Crouwel, leur ont été présentés pour enrichir le tout. Les élèves ont par la suite eu trois cours dédiés aux croquis et aux démonstrations de médiums et de supports. Ils avaient alors le choix entre différents cartons selon les médiums choisis. Les cinq cours suivants ont été consacrés à la réalisation de la pochette. Le projet s’est terminé par un demi-cours consacré à l’appréciation esthétique de leur propre travail (compétence disciplinaire 3, PFEQ), à la coévaluation et à l’affichage des projets dans le couloir des arts de la polyvalente Sainte-Thérèse. Tout au long du projet, la présentation de la designer graphique, la théorie partagée, les étapes de réalisation du projet et les images d’inspiration ont été rendues accessibles aux élèves par la plateforme Google Classroom.
Résultats
Globalement, les résultats finaux sont très satisfaisants, les projets sont diversifiés, personnels et originaux. Beaucoup de médiums et de techniques ont été explorés par les élèves. Certains ont même peint de vrais vinyles, me montrant ainsi la qualité de leur engagement dans ce projet. J’ai pu y voir des élèves allumés, ouverts d’esprit et produisant une création artistique liée au design graphique à partir de leurs intérêts. Le fait d’avoir tissé des liens étroits avec leur culture informelle semble les avoir amenés à s’appliquer et à être davantage motivés dans la réalisation de chaque étape.
La contribution d’une designer graphique, pour commencer concrètement le projet, a été l’élément qui a su particulièrement piquer l’intérêt des jeunes. Si j’avais à refaire ce projet, je crois fortement que cette visite serait nécessaire de reconduire cette activité qui s’est avérée très enrichissante pour les élèves. Car même conduite dans un contexte de cours d’arts plastiques obligatoire, une telle visite est susceptible de favoriser l’engagement et d’accrocher même les élèves récalcitrants à cette matière. Cependant, le fait que ce projet comporte plusieurs étapes, dont l’enchaînement logique et structuré est nécessaire pour sa bonne réalisation, peut représenter un défi. Les documents didactiques clairs, élaborés pour soutenir ce projet, et où les apprentissages sont « découpés », ont été d’une grande aide. De plus, la diffusion de ceux-ci, par l’entremise de la plateforme Google Classroom, a été un élément clé dans la réussite de cette situation d’apprentissage et d’évaluation. Sur le plan des choses à changer, il serait pertinent d’ajouter, aux critères d’évaluation, la présence de la langue française. La culture des jeunes étant en partie américanisée, elle est très axée sur la présence de la langue anglaise. En effet, j’ai remarqué qu’une grande majorité des titres figurant sur les pochettes étaient entièrement en anglais, ayant personnellement oublié ce précieux critère.
Grâce à la réalisation de ce projet, les élèves connaissent maintenant l’apport d’un designer graphique dans leur quotidien. Ils savent, de plus, comment utiliser une plus grande quantité de médiums artistiques et d’outils différents. Ils ont aussi découvert comment transmettre un message, en recourant au texte et à l’image, et bien choisir la typographie à utiliser selon le public cible, en tenant compte du genre musical du groupe inventé.
Apport pour les élèves, le milieu et ma pratique éducative
La musique populaire étant présente dans le quotidien des élèves en tout temps, même au local d’arts plastiques, elle constitue alors un centre d’intérêt important pour les jeunes, faisant partie de leur culture. Ce projet a donc permis à beaucoup d’entre eux d’exprimer ce qui leur tient à cœur. De plus, le style « vintage » étant à la mode actuellement chez les jeunes, cela a participé à l’engouement pour les vinyles et a créé une plus grande ouverture de la part des élèves. Comme mentionné plus haut, certains élèves ont même peint, dessiné ou collé par-dessus de vrais vinyles achetés ou empruntés à leur entourage.
Les multiples réalisations du projet étant affichées dans le couloir des arts plastiques de la polyvalente, emplacement à la vue des quelque 2000 élèves de l’école, cela a permis à mes élèves de recevoir une certaine reconnaissance pour leurs efforts tout en les rendant fiers d’eux-mêmes. Le projet a aussi attiré l’attention d’élèves non inscrits au programme de « Design » et leur a peut-être donné le goût de choisir éventuellement cette option. J’ai également eu la chance d’entendre d’intéressantes discussions entre les élèves et le personnel de l’école au sujet du projet 33 tours à jour. Les réalisations découlant de ce projet ont en quelque sorte pu établir une connexion entre différentes générations grâce au retour en popularité de ces objets « vintage ».
Ma pratique éducative a également été impactée positivement par ce projet de recherche pédagogique. J’ai pu y voir des créations d’élèves personnelles et très différentes les unes des autres. Ayant d’ailleurs fait l’essai de deux autres situations d’apprentissage et d’évaluation avec ces groupes, j’ai remarqué une différence marquante entre les réalisations du projet de vinyle et ceux des autres projets. Toujours dans le cadre de mon stage IV, j’ai fait l’essai d’un projet de mandalas pyrogravés sur plaquettes de bois circulaires, ainsi qu’un projet de dessin d’observation de rubans manipulés. Chaque fin de projet a été ponctuée par une appréciation écrite de la part des élèves. Le projet de pyrogravure et de dessin d’observation étant des activités plus techniques, les critiques récurrentes des élèves étaient axées sur la difficulté des procédés utilisés et sur le manque de liberté de création. Même s’ils ont tout de même majoritairement apprécié ces derniers projets, celui portant sur le disque vinyle sort vainqueur de ce travail d’appréciation final. En effet, les élèves semblent avoir aimé l’aspect libre du projet. J’en suis alors venue à la conclusion que plus il y a de place à la créativité dans un projet, plus l’élève s’y engagera. Par conséquent, je vise à ce que mes situations d’apprentissage et d’évaluation futures soient moins techniques et plus enclines à faire appel à la créativité des élèves.
Note
Références
CULTURE DES JEUNES ET ARTS PLASTIQUES À L’ÉCOLE :
Sur plusieurs points, les arts plastiques sont les mal-aimés du système scolaire du Québec; encore aujourd’hui, la plupart des gens sous-estiment la pertinence des arts dans les écoles. Fort de ce constat, j’estime que c’est en tant qu’étudiant en enseignement des arts que me revient le devoir de défendre le domaine artistique dans le développement des jeunes. Précisons d’emblée que mon parcours antérieur m’a amené à considérer le monde de l’image selon un point particulier, qui me semble malheureusement négligé chez beaucoup d’éducateurs spécialisés dans les arts. En effet, avant de m’engager vers l’éducation, j’ai terminé des études en graphisme, ce qui m’a sensibilisé à un autre aspect de la culture visuelle : la culture médiatique. De plus, je tiens à souligner que l’un des publics cibles les plus interpellés par la culture populaire et les médias capitalistes sont les jeunes, particulièrement les adolescents. Dans le texte qui suit, je tente de brosser le portrait de la culture de consommation actuelle au travers des images qu’elle génère, avant de m’intéresser à ce qui caractérise la jeunesse actuelle pour montrer ce qui en fait un public cible idéal pour les industries. Pour terminer, j’expose en quoi les enseignants spécialisés en arts plastiques peuvent aider leurs élèves à acquérir des compétences d’analyses critiques afin de protéger leur intégrité et leur identité individuelles face aux influences médiatiques.
Le capitalisme comme générateur de désir
En premier lieu, il faut comprendre ce qui définit la société capitaliste dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Auparavant, dans un système que j’appellerais capitalisme classique, les bénéfices proviennent de la production : une compagnie donnée identifie un besoin, puis y répond en créant un produit servant à le combler. Or, selon Paul Duncum (2007), le système dans lequel nous nous trouvons actuellement serait mieux qualifié par un terme tiré d’un autre auteur, je parle ici du « designer capitalism » de Jan Jagodzinsky. Alors que le capitalisme classique est basé sur un besoin justifiant la production, dans ce capitalisme actuel, il s’agit plutôt de l’inverse. Ce système est basé sur une sorte de « production du désir » au travers de l’image de marque et sur une esthétique attrayante; ce n’est donc plus seulement un produit, mais une attitude, un mode de vie, bref, un rêve que l’on cherche à vendre. Les publicités tentent, en quelque sorte, de nous faire miroiter la personne que nous voudrions être : plus libre, plus heureuse… Pour autant que l’on se procure le produit qui accomplit ce rêve, en ferait une réalité. Le capitalisme d’entreprise inonde l’espace visuel de produits montrant corps idéalisés, visions du luxe ou expériences inoubliables, le tout dans le but de capter notre intérêt de manière à transformer nos désirs en besoins. Par conséquent, on comprend bien que ces images sont manipulées afin de vendre, et qu’elles ne sont évidemment pas là afin de présenter une réalité telle qu’elle est, ou quelque chose qui serait fait « dans notre bien ». Penser ainsi serait un manque flagrant de compréhension en ce qui a trait au but de la plupart des entreprises, soit de faire des profits avant tout. Toutefois, bien que nous puissions avoir cette compréhension implicite, « les images, qu’elles soient positives ou mauvaises, pour autant qu’elles soient répétées suffisamment, nous deviennent naturelles et s’intègrent à notre subconscient » (Vedantam, 2005, cité dans Briggs, 2007, p. 41, traduction libre). On comprend dès lors que le véritable pouvoir des images médiatiques repose sur leur omniprésence; elles « forcent » leur chemin dans la culture populaire. Si l’on ne s’interroge pas sur ces représentations et stratégies de persuasion, les chances sont fortes qu’elles nous apparaissent normales, attrayantes, même à notre insu. C’est pourquoi une multitude d’entreprises déploient des efforts considérables afin de rejoindre un public cible particulier et, dans ce texte, il s’agit des adolescents.
La culture juvénile
En effet, l’adolescence est définie par le développement de l’identité de l’enfant en voie de devenir adulte. L’enfant s’éloigne des valeurs imposées par ses parents afin de s’individualiser, gagnant peu à peu l’autonomie nécessaire à la vie d’adulte. Or, ce parcours n’est pas sans embûches, car au cours de cette période, l’enfant délaisse une vision de l’identité préconstruite par des figures « d’autorité » afin de trouver la sienne. Ce processus, où la vision de soi est malléable, voire confuse, implique un état transitoire déstabilisant (Caisse, 2010, p. 21-22). Pendant cette période, le jeune cherche à se projeter sur son environnement, et cette phase transitoire le rend vulnérable. Michel Caisse (2010) note avec finesse que « l’adolescent en recherche d’identité sera plus vulnérable aux suggestions identitaires et il lui paraîtra plus confortable d’adopter les modèles présentés comme gagnants que de s’engager dans une incertaine quête d’authenticité » (p. 22). C’est sur ce point, cette fragilité, que comptent les médias pour acquérir de nouveaux consommateurs potentiels. Ici entre en jeu le marketing du cool de Naomie Klein (2001), où elle nous explique la recherche constante qu’effectuent les responsables de l’image de marque pour récupérer tout mouvement de contre-culture, d’avant-garde ou alternatif des jeunes en quête d’émancipation afin de l’assimiler, d’en faire une version « commercialisable », c’est-à-dire sans aucune trace de contestation ou d’individualisation concrète. Klein cite d’ailleurs, en tant qu’exemple, la commandite des « Skate-boarders et surfeurs des neiges alternos [qui] ont tous des contrats de sponsoring avec les tennis Vans » (Klein, 2001, p. 94). Duncum (2002), en définissant la culture des jeunes de la façon suivante, permet d’éclairer le phénomène de « chasseurs de cool » décrit précédemment. Selon l’auteur, la culture juvénile repose sur : « l’interconnectivité d’attributs raciaux, ethniques, religieux, sexuels, physiques et mentaux médiatisés au travers des symboles du capitalisme corporatif » (Duncum, 2002, cité dans Briggs, 2007, p. 41). Les industries étudient donc les goûts des jeunes, leurs intérêts, leur nature, leur culture afin d’en tirer les symboles qui résonnent avec eux afin de les charmer.
Les jeunes et la culture numérique
Évidemment, il serait difficile de traiter de la jeunesse contemporaine sans mentionner au passage l’essor fulgurant des technologies de l’information et de la communication (les TIC) durant les dernières décennies. Aujourd’hui, la plupart des gens portent sur eux un téléphone intelligent, une tablette, ou possèdent du moins un ordinateur à la maison. Cette effervescence du numérique ne s’est pas faite sans marquer les générations ayant vu le jour parallèlement à celles-ci. En effet, ces jeunes, nés aux alentours des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, ont développé plus d’affinités avec ces technologies que leurs aînés, car ils y ont été formés dès leur plus jeune âge. La spécialiste en éducation des arts Moniques Richard (2006) tient à souligner le potentiel de ces générations qu’elle nomme, selon le terme de Rushkoff (1999), les « screenagers » (p. 33). La chercheuse mentionne que ces jeunes sont actifs sur les médias sociaux, et ont même déjà acquis des pratiques où « ils s’approprient les procédés utilisés à la fois par la culture artistique et la culture populaire et inventent leurs propres procédés » (Richard, 2006, p. 33). Connectés aux sociétés du monde entier, ainsi qu’à un nombre incommensurable de ressources accessibles par un clic de doigt ces adolescents semblent plus informés et conscients de problématiques contemporaines, comme l’environnement et la justice sociale, que ne le sont beaucoup d’adultes. L’espace virtuel est donc le lieu privilégié pour les jeunes où acquérir des connaissances ainsi que pour côtoyer leurs pairs; pour eux, la culture passe beaucoup par Internet. Cependant, si les éducateurs semblent avoir longtemps négligé l’importance des TIC, les médias, eux, en connaissent la puissance. Le Web est donc, plus que tout autre espace public, envahi par des images de masse qui tentent d’influencer les jeunes dans leur individualité vers un mode de consommation passif.
La culture juvénile dans la classe d’arts plastiques
Enfin, quel rôle doit jouer l’enseignant spécialisé en arts visuels par rapport à la culture des jeunes? Comme le souligne Juddith Briggs (2007), la place de ceux-ci est centrale : « en tant qu’éducateurs des arts, nous avons été formés autant à générer qu’à analyser les images, à les placer dans leur contexte historique et à décoder leurs messages » (p. 40, traduction libre). Qui donc serait mieux placé pour enseigner aux jeunes à prendre du recul par rapport aux intentions cachées derrière les images qu’ils consomment? Il subsiste cependant une condition à remplir avant que cet apprentissage soit possible : les pédagogues spécialisés en arts doivent adopter une approche pédagogique post-moderne et intégrer les codes de la culture populaire et des images médiatiques à leur enseignement. Il s’agit ici d’un point que Duncum défend ardemment. Selon lui, la vision moderniste de l’éducation des arts, en notant que cette dernière « sépare les beaux-arts de la culture populaire, voyant le premier comme quasi spirituel, et le deuxième comme une simple base » est néfaste et réductrice (Duncum, 2007, p. 286, traduction libre). Or, les beaux-arts, la culture populaire, et même la culture de consommation, peuvent très bien coexister; on pourrait donner en exemple les artistes Andy Warhol ou Barbara Kruger, utilisant les codes de la publicité dans leurs œuvres, ou Cindy Sherman, se mettant en scène dans des représentations d’archétypes féminins tirées du cinéma hollywoodien. Trop longtemps, l’éducation des arts est restée ancrée dans les préceptes de l’art moderniste de la 1re moitié du 20e siècle, alors que le milieu des arts, dans sa recherche d’un renouvellement constant, reste en phase avec son époque. Donc, si les artistes contemporains s’intéressent à la culture actuelle, pourquoi cela est-il si peu incorporé au curriculum enseigné par les éducateurs de l’art?
Au cours de mes recherches sur le sujet, j’ai relevé quelques façons d’introduire la culture des jeunes, particulièrement la culture médiatique, dans les cours d’arts plastiques. Mais avant d’aller plus loin, il est important de bien mettre en place et de préciser l’attitude idéale de l’enseignant désirant aborder ce sujet avec sa classe. En premier lieu, il serait mal avisé de prendre une approche moralisatrice; mieux vaudrait apporter la question de la culture des jeunes dans un esprit de dialogue avec les élèves. C’est encore une fois Paul Duncum (2008) qui souligne à ce sujet « qu’il serait naïf de croire que les élèves adopteraient une conscience critique simplement par le fait que l’enseignant l’encourage » (p. 248, traduction libre). Il explique que lorsqu’un professeur fait la critique d’une imagerie appréciée par les jeunes, ceux-ci seront plus « réticents aux interventions de l’enseignant », c’est pourquoi l’approche du dialogue est ici préférable. Dans un tel contexte, l’enseignant doit accepter le fait que ses élèves, plus familiers envers leur propre culture populaire, pourraient en savoir plus qu’il n’y paraisse (le fait d’aborder cette culture de façon moralisante pourrait donc être perçu comme une approche ignorante et condescendante). Dans la plupart des textes relevés lors de ma recherche, on mentionne que c’est la discussion en classe autour d’imageries médiatiques de masse, déclenchées par des questions neutres posées par l’éducateur, qui constitue une approche efficace. C’est en effet en amenant les élèves à réfléchir à différents aspects des images que l’enseignant encourage la pensée critique chez les jeunes, sans compter qu’il s’agit alors d’une excellente occasion d’en apprendre plus sur eux et leur relation avec les médias.
Cas des poupées Bratz et proposition de création liée aux célébrités
Deux instances particulières peuvent servir comme exemples d’une telle discussion de groupe autour d’éléments de la culture de consommation. Dans le premier, présenté par Duncum, celui-ci nous propose une analyse nuancée concernant les poupées Bratz, réalisée avec les élèves d’une classe de préadolescents. L’auteur admet d’ailleurs que ces poupées d’allures provocantes servent en quelque sorte aux jeunes filles à adopter une identité plus mature et émancipée en « amenant les préadolescentes à projeter une rébellion adolescente en devenir » (Duncum, 2007, p. 289, traduction libre). Duncum insiste toutefois sur le fait que si cette projection est considérée comme naturelle et normale, elle sert avant tout de prétexte à la consommation; l’individu ne devenant libre qu’à travers les produits qu’il choisit d’acheter. C’est donc dans une perspective valorisant la nuance d’esprit que devrait s’effectuer la conversation avec les jeunes. Duncum (2007) propose d’employer des questions telles que : « Qu’est-ce que la poupée représente pour vous? Est-ce que vous reconnaissez des gens ressemblant à ces poupées? » ou encore « Pourquoi pensez-vous que leur fabricant les a créées ainsi? » (p. 291, traduction libre). On peut remarquer que les réponses potentielles à ces questions, en plus d’apporter des indices sur la personnalité des élèves, permettent d’ouvrir vers un début d’analyse réflexive chez eux en les amenant à réfléchir à leurs propres représentations sur le sujet.
Dans un deuxième exemple, peut-être plus concret encore, Judith Briggs, professeure assistante à l’Université de l’Illinois, nous propose une expérience qui s’inscrit dans la même veine que celle de Duncum, avec, en plus, l’ajout d’un travail de création réalisé par ses élèves. Dans sa proposition de création intitulée Celebrity Photo Assigment (Briggs, 2007, p. 42), elle ouvre une discussion de classe en montrant des images de modèles et de célébrités tirées de magazines. Briggs questionne ensuite les élèves à propos du message derrière ces représentations, ce que l’on tente de « vendre », avant de demander aux élèves de s’exprimer sur la manière dont ce message est présenté dans l’image. C’est à la suite de cet exercice que commence l’atelier pratique. À partir d’appareils photo, les jeunes ont eu pour consigne de photographier l’un de leurs compagnons de classe de façon à « créer un portrait mettant l’emphase sur des traits physiques ou aspects de sa personnalité, pouvant être réels ou fictifs » (Briggs, 2007, p. 42, traduction libre). Il était d’ailleurs suggéré, et non imposé, d’intégrer un objet comme produit à promouvoir. Les photographies ont alors été remises à l’enseignante, accompagnées d’un court texte expliquant quels procédés avaient été adoptés afin de véhiculer leur message. Bien que l’expérience ne fût que partiellement réussie (Briggs note que les élèves étaient peut-être trop jeunes pour enclencher une analyse en profondeur), elle constate que les élèves ont néanmoins réussi à démontrer un début d’analyse de l’image en surface ainsi qu’une compréhension de l’aspect « manipulable du médium [photographique] » (Briggs, 2007, p. 43-44, traduction libre). Dans tous les cas, l’expérience nous semble un pas en avant vers l’atteinte d’un curriculum formant les jeunes à l’approche critique liée aux images médiatiques de façon efficace.
L’enseignante en art Nathalie Claude et le CRÉA_Lab
À mon avis, l’un des meilleurs exemples de démarches actuelles d’intégration de la culture médiatique pour les jeunes se trouve dans le travail de l’enseignante en art Nathalie Claude et le CRÉA_Lab. Dans cet atelier d’expérimentation artistique qu’elle a mis sur pied à l’école secondaire de Montréal, Nathalie Claude propose des activités de création à ses classes. Les projets qui y sont développés sont pertinents dans le fait que les jeunes y ont l’occasion d’explorer plusieurs médiums comme la vidéo ou la création numérique. De plus, ce « laboratoire » créé par la spécialiste en arts permet aux jeunes de s’exprimer sur des sujets contemporains tels que l’environnement, l’identité ou la justice sociale. Ce projet ambitieux, s’inscrivant dans une démarche d’éducation postmoderniste, permet aux élèves de s’intéresser à des enjeux des plus actuels. L’une des expériences de Nathalie Claude mettant le mieux en relief le désir de celle-ci de confronter ses élèves à une vision critique des représentations médiatiques est liée à son projet « rumeur ». Dans cet exercice créatif, l’enseignante a modifié la page couverture d’un exemplaire du magazine Paris Match et y a intégré un article la montrant comme une « milliardaire célèbre en France » (Faucher, 2011, p. 10). L’enseignante en art a laissé ensuite la publication à un endroit visible de la salle où se rassemblent les élèves le matin, de manière à ce que l’un d’entre eux la trouve et se charge par la suite de « partager la rumeur » qui circulera alors de façon exponentielle une fois disséminée sur les médias sociaux. Lors du retour en groupe-classe, l’enseignante a dévoilé le subterfuge à ses élèves, et recueilli leurs réactions écrites de façon anonyme. Si elle insiste sur le risque possible d’une telle démarche sur la relation de confiance élèves-enseignante, elle souligne tout de même le changement perceptible de plusieurs d’entre eux, qui alors ont commencé à « supprimer des amis inutiles sur leur profil Facebook; certains [ayant] confirmé qu’ils vérifiaient toujours leurs informations [avant de les diffuser] » (Faucher, 2011, p. 11). Il semble donc, à condition de faire preuve de tact, que cette démarche de subterfuge serait l’une des façons les plus efficaces pour mettre les élèves face à leur potentielle vulnérabilité envers la manipulation médiatique, ainsi qu’à la désinformation.
Conclusion
Il est du rôle fondamental de l’école de préparer les jeunes à devenir des citoyens actifs de la société. N’est-il pas donc inconcevable que le contenu des cours d’arts plastiques, autant ceux offerts au primaire qu’au secondaire, puisse négliger un aspect aussi important de la culture des élèves? Les privant ainsi d’outils leur permettant de naviguer à travers l’océan d’images dont les inondent les plateformes médiatiques, et ce, de manière éclairée. Il s’agit d’autant plus du devoir de l’enseignant de guider l’élève en plein processus de questionnement sur sa propre identité; d’en faire un citoyen en pleine possession de ses moyens et non un simple consommateur. Pour ce faire, il est primordial de favoriser l’acquisition de connaissances et le développement de compétences d’analyse critique des images, afin de former des individus libres, basant leurs décisions sur une réflexion personnelle, approfondie et bien informée. L’enseignement des arts n’a-t-il pas trop longtemps négligé la culture populaire au profit d’une forme d’imagerie déconnectée de l’expérience des jeunes? Les arts sont pourtant censés être mis en contexte au sein d’une culture et non pas mis au-dessus de celle-ci. Comme le disait Duncum (2007), citant Hoggart : « À moins de savoir comment fonctionnent ces choses en tant qu’art… ce que vous aurez à dire à propos d’elles ne marquera pas en profondeur » (p. 286, traduction libre). Autrement dit, ce n’est qu’en prenant en compte le poids de l’imagerie médiatique dans la culture contemporaine que ses effets néfastes peuvent être pleinement compris.
Références
PÉDAGOGIE INTERCULTURELLE ET APPRÉCIATION ESTHÉTIQUE :
Le contexte scolaire montréalais est caractérisé par une grande diversité. Autant le personnel enseignant que les élèves reflètent le caractère cosmopolite de la ville. En tant qu’enseignants spécialistes en arts plastiques, une de nos responsabilités est d’agir en tant que médiateurs d’éléments de culture (Ministère de l’éducation du Québec [MEQ], 2020). Cet aspect de notre discipline se traduit souvent par la transmission aux élèves d’un corpus d’œuvres choisi par l’enseignant. Or les tenants de l’enseignement interculturel verraient là une opportunité d’enrichir le dialogue de la classe des perspectives, des savoirs et des bagages culturels variés de nos élèves. De plus, de nouvelles pratiques en art actuel reflétant une diversité de cultures et d’enjeux de société émergent. Rien, donc, ne saurait nous empêcher de nous en inspirer pour réaliser des activités d’appréciation. C’est une telle approche que nous nous efforçons de défendre dans ce texte au regard d’études de terrain et de programmes ministériels. Pour ce faire, nous définissons d’abord certains concepts clés, puis nous faisons un constat de l’application de la compétence 3 (apprécier des œuvres d’art), les différentes manières de la concevoir pour finalement proposer un modèle interculturel de l’appréciation d’œuvres.
Définitions et présentation du sujet
Tout d’abord, mentionnons que je suis inscrit dans un programme de formation à l’enseignement des arts visuels et médiatiques à l’UQAM depuis 2020. Il y a de cela quelques mois, j’ai commencé à enseigner à des élèves du primaire en classes d’accueil dans le cadre d’un contrat à temps partiel. Dans ma classe, j’ai des élèves qui viennent d’Amérique du Sud, d’Asie, du Moyen-Orient et d’Europe. Tous ont un niveau de compréhension différent du français et ont connu des parcours scolaires différents. Lors d’une rencontre avec les conseillères pédagogiques de la commission scolaire, ces dernières m’ont conseillé de partir des connaissances des élèves liées à leur langue maternelle pour les amener vers l’apprentissage du français afin de favoriser leur engagement. Cette méthode m’intéresse puisqu’elle change la dynamique verticale enseignant-élève qui règne d’habitude en contexte scolaire. Dans ma classe, j’ai pu, par exemple, réaliser une activité où, à l’aide de dessins avec une légende en français, un élève venait traduire en persan cette légende. Enrichi de cette expérience, je cherchais une équivalence dans mon parcours universitaire en enseignement des arts. Surtout, ma zone de préoccupation se trouve dans la création de liens entre le « monde extérieur » et la classe d’art. C’est-à-dire, comment donner un sens aux apprentissages prescrits par le programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) tel que le langage plastique?
Au courant de mes recherches, j’ai trouvé dans la Revue canadienne d’éducation artistique un résumé de recherche intitulé « Formation continue des enseignantes spécialisées en arts plastiques pour faire de l’école un espace inclusif, ouvert à l’autre et au monde ». Cette recherche porte sur la création d’un programme de formation continue qui visait à familiariser les enseignantes spécialistes en arts plastiques aux pratiques pédagogiques interculturelles. La Commission scolaire de Montréal (CSDM) définit « l’interculturel » comme étant caractérisé par la valorisation de « relations d’échange et de réciprocité dans un esprit égalitaire, entre des personnes et des groupes de diverses origines culturelles dans un contexte de vie démocratique » (CSDM, 2006, p. 4). Dans la classe d’art, cela peut ressembler à une approche qui favorise les échanges entre les élèves et qui valorise leur vécu pour créer un enrichissement mutuel des savoirs. Or, cela s’oppose à la vision qui peut actuellement dominer dans le milieu scolaire, selon laquelle l’enseignant est le seul gardien du savoir et il transmet de façon unilatérale des éléments de la culture savante aux élèves. D’après ce qui précède, on peut comprendre l’enseignement interculturel comme le successeur de l’enseignement multiculturel qui émergea de critiques formulées à l’endroit de l’enseignement moderniste. En effet, l’enseignement multiculturel visait déjà à dépasser les limites disciplinaires des arts plastiques pour élargir le champ de la classe d’art vers les enjeux qui animent la société. Ces façons de voir l’enseignement soulignent l’influence que peut avoir l’art contemporain sur la société, l’enseignement et inversement, l’influence de ces sphères sur les pratiques artistiques actuelles. Effectivement, aujourd’hui, les pratiques en art actuel sont caractérisées par : le dépassement des limites scolaires de l’art, une ouverture des œuvres aux interprétations multiples, le questionnement du rapport à l’histoire à travers l’utilisation d’archives, la citation ou la réappropriation, la transformation du rôle du spectateur à travers l’interaction ou les pratiques d’installation, l’intérêt pour le politique et le rapprochement avec les cultures populaires, de masse ou anthropologiques. Bref, le paysage de l’art actuel exprime davantage qu’autrefois la diversité des préoccupations et des identités dans la société.
En pratique (la compétence 3)
Selon le PFEQ, la compétence 3 dans le domaine des arts plastiques concerne l’appréciation d’œuvres d’art, d’objets culturels, d’images personnelles et d’images médiatiques (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007). Cette appréciation se fait selon quatre grands critères : la capacité d’analyse, de porter un jugement (critique ou esthétique), d’interpréter et de rendre compte de son expérience de création (MELS, 2007). Les chercheurs Trudel, Oliveira, Mathieu et Fleury, dans leur création d’un programme de formation continue sur l’éducation interculturelle, ont visé le développement de la compétence 3. En effet, l’appréciation d’œuvres d’art actuel, par la diversité de ses sujets et de ses origines, ouvre la porte à un dialogue interculturel. Or, ils ont constaté que la compétence 3 est plutôt abordée de façon passive dans les salles de classe, c’est-à-dire que l’enseignante montre des œuvres aux élèves sans les faire participer pleinement à l’interprétation (Trudel et al., 2017). Ceci peut être dû à plusieurs facteurs. D’une part, il existerait une mauvaise adéquation entre le modèle d’appréciation prescrit par le PFEQ et l’art actuel. Difficile en effet de centrer l’appréciation d’une œuvre comme Labour in a Single Shot (voir fig.1 ci-dessous) autour du langage plastique, sans aborder des sujets tels que la mondialisation des marchés, l’impérialisme ou la question du rôle de l’auteur. De plus, le manque de place accordée aux liens existants entre art et société et à l’exploration des tendances en art actuel, dans la formation des enseignants spécialistes en arts, a pour résultat que plusieurs d’entre eux se sentent mal équipés quand vient le temps d’aborder ces sujets et préfèrent ne pas le faire (Trudel et al., 2018).
Antje Ehmann et Harun Farocki, Labour in a Single Shot (vidéo, plateforme Web), projet initié en 2011. Capture d’écran récupérée de : https://www.labour-in-a-single-shot.net/en/films/
Une lutte entre deux paradigmes
Il y a une véritable lutte entre deux paradigmes qui se joue dans l’enseignement des arts. D’une part, les héritiers de l’enseignement moderniste voient la création comme étant prioritaire sur la théorie ou le dialogue. Cette tendance trouve son expression dans des projets visant le développement individuel de l’élève, l’apprentissage du langage plastique, l’appréciation d’œuvres à partir de leurs aspects formels et le rejet de la culture populaire ou de masse. Dans le cadre d’activités d’appréciation, ce paradigme se traduit par une analyse formaliste des œuvres, concentrée sur les éléments du langage plastique (Feldman, 1970). Toutefois, cette méthode est peu adaptée aux œuvres d’art actuel dont les préoccupations vont au-delà du formalisme.
D’autre part, les tenants d’une approche postmoderne mettent l’accent sur un équilibre entre échanges sur l’art et création pour engager davantage les élèves dans leur démarche d’appréciation des œuvres. Cette tendance trouve son expression dans des projets qui exploitent les domaines généraux de formation (DGF) pour donner un sens aux apprentissages de base, une plus grande place accordée au dialogue pour valoriser l’expérience de l’élève et permettre à l’enseignant de mieux connaître ses groupes. Bien entendu, peu d’enseignants sont purement modernistes ou postmodernistes. Ce chevauchement de différents styles d’enseignement est plutôt dû à l’entre-deux dans lequel se trouve le PFEQ. En effet, le programme lui-même est teinté de son héritage moderniste, mais les récentes réformes, dont l’ajout des domaines généraux de formation et l’approche par compétences, sont le produit d’une approche pédagogique postmoderne. Ainsi, la question à se poser en tant qu’enseignant est : comment maximiser l’engagement de nos élèves avec notre discipline et tirer profit au maximum de nos cours pour développer leur créativité et leur pensée critique? En effet, on ne forme pas des artistes professionnels au secondaire ou au primaire. Un enseignement basé uniquement sur l’acquisition du langage plastique semble caduc et ne serait pas en phase avec les préoccupations des enfants qui apprennent à socialiser ou des adolescents qui cherchent aussi leur place dans le monde. C’est là que l’éducation interculturelle prend tout son sens.
L’importance d’une approche critique
Lorsque l’on approche l’éducation interculturelle et multiculturelle, il est facile de s’en tenir au sens strict des mots et de croire qu’il s’agit simplement de parsemer son enseignement d’œuvres venant du monde entier. Cependant, il est facile de présenter une culture de façon superficielle, en ne se concentrant que sur ses expressions les plus évidentes et leurs caractéristiques formelles (Hamblen, 1990). On tombe alors dans l’écueil du folklorisme et plutôt que de se rapprocher du vécu et du parcours de nos élèves, on présente une version stéréotypée de leur culture. C’est davantage mettre l’accent sur le développement d’une compréhension critique de la culture et de son rôle dans la société qui est préconisé par l’enseignement interculturel. Autrefois, la pensée moderniste préconisait l’étude d’une culture et sa portée qu’on disait universelle; l’acquisition de cette culture était associée à un certain prestige social et à une vie économique aisée (Hamblen, 1990). Ce n’est pas que l’acquisition d’une culture en dehors de ce canon eut été interdite, mais on lui accordait moins d’importance, car elle ne facilitait pas la mobilité sociale. L’instruction culturelle est ainsi perçue comme l’apprentissage d’un corpus d’œuvres et d’auteurs déterminés par une série d’experts. Toutefois, dans une perspective interculturelle, l’accent est plutôt mis sur le développement d’une attitude critique envers les concepts et valeurs dits « universels » ainsi que les systèmes de production, d’échange et de valorisation de la culture en place. Dans le contexte du cours d’art, il s’agirait « de faire de la classe un espace critique qui encourage la compréhension culturelle et qui met en lumière la relation étroite entre culture, apprentissages et art » (Trudel et al., p. 51). De là la pertinence de faire une place aux œuvres et aux pratiques culturelles de partout dans le monde. Cette approche a pour but de remettre en question les systèmes de croyances propres à la culture acquise et apprise par nos élèves, de mettre en relation l’art reconnu par les institutions et celui qu’il ne l’est pas, de maximiser l’engagement de nos élèves en leur offrant l’opportunité de s’exprimer sur des sujets avec lesquels ils sont familiers et ainsi créer des savoirs de façon collective. Maintenant, à quoi pourrait ressembler une façon concrète de faire des activités d’appréciation en adoptant cette approche?
Un modèle pour l’enseignement interculturel
Il faut d’abord attribuer un rôle à chacun des acteurs de la classe. Dans le PFEQ, le rôle de l’enseignant est défini tour à tour comme un guide, un expert, un animateur et un médiateur d’éléments de culture (MEQ, 2020). Au regard du type d’activité d’appréciation que nous préconisons, l’expression « médiateur d’éléments de culture » nous apparaît comme étant plus approprié que l’expression de « passeur culturel » qui l’a précédé (MEQ, 2003). Effectivement, l’enseignant ne transmet pas la culture aux élèves, il agit plutôt comme pont entre l’œuvre interprétée et le dialogue de la classe. Il nourrit l’échange des élèves d’informations contextuelles sur l’œuvre, son créateur, ses conditions de création, son rapport à l’histoire et établit des liens avec le vécu et les connaissances des élèves. Quant aux élèves, ils engagent un dialogue sur l’œuvre avec leurs camarades pour éclaircir leurs différentes perspectives et enrichir leur compréhension de l’œuvre (Trudel et al., 2018). L’objectif de cette distribution des rôles est de sortir l’art de son vase clos en amenant les élèves à tisser des liens entre les œuvres qui leur sont présentées et leur expérience en société. Cette technique d’appréciation nous permet de comprendre la culture comme une création humaine et donc en portant une attention aux rapports sociaux et aux courants idéologiques qui la sous-tendent. Idéalement, cela se fait en partant de l’expérience personnelle des élèves, l’idée étant de les outiller avec une méthodologie de réflexion pour affronter un paysage culturel dont les messages et leurs intentions sont parfois difficiles à décoder, voire conçus pour manipuler le spectateur (pensons aux publicités).
Tom Anderson, dans son article Toward a cross-cultural approach to art criticism (1995), propose un modèle d’appréciation des œuvres (voir fig.2 ci-dessous) centré autour de la question : à quoi sert l’œuvre qui se trouve devant nous? Selon lui, l’art n’est jamais produit sans raison, ainsi lorsqu’on se pose la question de son utilité, on accède à tous les autres aspects de l’œuvre (Anderson, 1995).
Cette méthode semble très en phase avec une approche interculturelle puisqu’elle permet aux élèves de tisser une variété de liens entre l’œuvre et son créateur, son contexte de création et différents objets du même type. Ces liens font des rapprochements avec l’expérience personnelle des élèves et permettent aussi à l’enseignant d’apprendre à mieux les connaître. Celui-ci sera donc en meilleure position par la suite pour leur présenter des produits culturels qui résonneront davantage avec leurs préoccupations et leur parcours de vie ou qui pourront les inviter à s’interroger sur les systèmes de valeur derrière les produits culturels qu’ils consomment.
Conclusion
Il est important de garder en tête que l’on ne forme pas des artistes professionnels au primaire ou au secondaire. La classe d’art devrait être davantage comprise comme un lieu de familiarisation avec la production culturelle et l’interprétation d’œuvres, à la vie démocratique. Bien qu’un des rôles de l’enseignant spécialiste en arts plastiques soit d’agir en tant qu’expert dans sa discipline, il est de notre avis que le savoir se construit de façon sociale. Ainsi, faire reposer le cours uniquement sur les connaissances acquises par l’enseignant semble une perte de potentiel. Surtout, la classe d’art est un lieu très propice pour développer la curiosité des élèves à un âge où leurs habitudes culturelles sont encore très malléables. L’éducation interculturelle consiste précisément à les initier à une grande diversité de produits culturels, à les encourager à produire des réflexions et un dialogue autour de celles-ci en espérant que cela informe leur vision du monde et les engage activement dans un processus d’appréciation et de création. C’est aussi un plaidoyer pour accorder du temps à la formation continue des enseignants spécialistes pour que ceux-ci restent à l’affût des développements en art et en pédagogie. Ainsi, nous serons mieux disposés à cibler des pratiques propices à intéresser nos élèves et à créer une dynamique de classe valorisante et démocratique pour chacun d’entre eux.
Références