Anne Deslauriers
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Malgré les nombreuses possibilités pédagogiques en éducation artistique, les pratiques éducatives qui ont cours au Québec en arts plastiques au secondaire priorisent la plupart du temps le faire et le savoir-faire de l’art, ainsi que la maîtrise du langage plastique. À l’intersection des savoirs qui en découlent, la formation des élèves se trouve ponctuée par le rythme des différentes activités d’apprentissage et d’évaluation proposées par les enseignants où des résultats conséquents sont attendus. À n’en point douter, les enseignants spécialistes en arts plastiques répondent aux exigences de leur programme disciplinaire en toute compétence. Toutefois, le modèle qui prévaut n’accorde que très peu de valeur à la pratique réflexive en classe d’arts plastiques au secondaire, une dimension fondamentale de l’engagement. En l’occurrence, la prise en compte de certains sujets, comme les questions socioécologiques en classe d’arts plastiques, est souvent traitée en surface ou simplement évitée.
Ce texte pose un regard sur l’engagement de l’enseignant et de ses élèves en arts plastiques au secondaire en considérant la pratique réflexive comme partie intégrante de celui-ci. Dans un premier temps, quelques éléments de définition de la notion d’engagement chez l’enseignant et l’élève sont explorés. Dans un deuxième temps, un aspect problématique de l’engagement est décliné en huit points, soit l’intégration difficile d’une pratique réflexive en classe d’art. Dans un troisième temps, la pratique réflexive est présentée comme partie intégrante de l’engagement et enfin, dans un quatrième temps, une conception de l’éducation artistique engagée grâce à la pratique réflexive en classe d’arts plastiques au secondaire est mise en lumière.
Revenons à la notion d’engagement en commençant par explorer quelques éléments de définition généraux. Voyons ensuite ce qu’elle signifie chez l’enseignant d’art et ses élèves.
1) La notion d’engagement
De manière générale, le mot engagement découle du verbe s’engager qui signifie « se lier par une promesse, une convention » (Gérardin et al., 2002, p. 585). Ndoreraho (2014) stipule que l’engagement s’apparente à un pari, à une espérance, à une promesse sur l’avenir comme « une action de mise en gage de soi » (p. 43), ne pouvant être restreinte qu’aux actes visibles. Ainsi, « la garantie de la réalisation de ce que la personne affirme vouloir réaliser est soi-même » (Gérardin et al., 2002, p. 43) De même, plusieurs sens peuvent être donnés au concept d’engagement. Il s’agit d’un concept polysémique (Conseil supérieur de l’éducation, 2008, p. 5) auquel peuvent être associées de multiples actions : « s’engager politiquement, s’engager auprès d’une personne, s’engager dans une profession, s’engager pour défendre une cause ou des valeurs qui nous tiennent à cœur, etc. » (Baehler, 2015, p. 5). « L’idée d’engagement est fondamentalement une idée plurielle », affirme Lange (2015, p. 6). En mentionnant la conception de l’engagement chez Jonas (1992), l’auteur évoque que « l’idée d’engagement peut être reliée à celle de créativité conçue comme un rapport au monde : celui de sa transformation ». Marleau (2009) renchérit en avançant que plusieurs « s’engagent dans un agir cohérent et critique pour contribuer à transformer la réalité qui pose problème » (p. 279).
Précisons que la réflexivité sous-tend l’engagement, lequel se traduit par une action consciente et déterminée. Dans le contexte scolaire, l’engagement peut rassembler un ensemble d’actions qui requièrent un haut niveau d’implication, à la fois pour l’enseignant et pour l’élève. Poursuivons la réflexion.
- L’engagement chez l’enseignant en arts plastiques
Observons que les disciplines artistiques sont engagées dans l’aventure éducative (Kerlan et Langar, 2015) et que l’enseignant spécialiste en est un des principaux responsables. Tel que dit plus haut, l’engagement renvoie à des réalités multiples, et il peut être lié à la question de l’identité, comme l’engagement écocitoyen, professionnel, artistique, intellectuel et affectif (Sauvé et van Steenberghe, 2015). Ceci étant dit, qu’est-ce qui le motive? Quelle en est la source?
L’engagement peut être motivé par l’amour, comme une force qui pousse à poser certaines actions en éducation (Freire, 1983). L’engagement peut ainsi être dynamisé par ce qu’il y a de plus profond chez un individu. En ce sens, « l’engagement dans l’action implique également les aspects affectifs de la personne […] » (Sauvé, 1997, p. 156). Par ailleurs, « l’idée d’engagement est étroitement liée à celles d’authenticité, d’intégralité, de cohérence et le plus souvent, de responsabilité » (Sauvé et van Steenberghe, 2015, p. 2). En l’occurrence, puisque la réflexivité sous-tend l’engagement, l’enseignant, animé par sa réflexion, par ses sentiments, ses motivations intrinsèques et son sens des responsabilités sera porté à s’engager.
L’engagement exige aussi la conscience de ses actes. Comme le soutient Kemp (1973), « nous ne sommes véritablement engagés que dans la mesure où nous sommes conscients de la situation » (p. 29). D’ailleurs, de notre point de vue, ce n’est qu’à travers un processus réflexif conscient que l’on peut modifier l’enseignement. Mais, qu’en est-il de la notion d’engagement chez l’élève en art?
- L’engagement chez l’élève en classe d’arts plastiques
De façon générale, l’engagement fait référence à la responsabilité de l’élève dans la réussite de ses études. Il correspond à son investissement personnel dans la réalisation de celles-ci (CSE, 2008). Se basant sur plusieurs études[1], Bader et al. (2017) proposent une définition multidimensionnelle de l’engagement scolaire. Les auteurs mentionnent la présence de trois composantes : comportementale, émotionnelle et cognitive à travers quatre dimensions. La première cible « les comportements de l’élève conformes aux règles écrites et non écrites de la classe, telles que les efforts fournis, la participation ou l’attention portée à la tâche à réaliser » (Bader et al., 2017, p. 88). La deuxième « correspond à une réponse émotive caractérisée par un sentiment d’engagement de l’élève dans l’école et dans un ensemble d’activités en fonction de la valeur qu’il leur accorde […] » (Bader et al., 2017, p. 88). La troisième, « de nature cognitive, s’observerait quant à elle lorsque l’élève investit l’énergie requise pour comprendre des idées complexes, acquérir des habiletés difficiles à maîtriser et dépasser les exigences minimales ». Les auteurs parlent d’une quatrième dimension qui se manifeste par un « un sentiment de pouvoir agir (agency) » (Bader et al., 2017, p. 88).
L’engagement chez l’élève repose donc sur sa participation intellectuelle active. D’abord, lorsqu’une proposition de création liée à une question socioécologique est établie en classe d’art, l’élève est appelé à la modifier, à la réfléchir, afin de pouvoir la traiter et l’intégrer de manière personnelle. Ensuite, les différentes activités qui accompagnent les étapes de son processus de création, comme les recherches d’informations, les discussions, les cercles littéraires, les débats d’idées, favoriseront l’engagement réflexif et critique. Tel que vu, l’engagement concerne à la fois l’enseignant d’art et ses élèves. Admettons cependant que, de part et d’autre, l’engagement est souvent compromis. Examinons le problème.
2) Un aspect problématique de l’engagement : la difficile intégration d’une pratique réflexive en classe d’arts plastiques au secondaire
Comment expliciter le mince apport de la réflexion en classe d’arts plastiques au secondaire? Pour répondre à cette question, le problème de l’engagement est ici observé dans une perspective d’ensemble. Les raisons sont ensuite exposées à partir de quelques constats issus des résultats de notre recherche doctorale[2], ayant mené à une analyse plus spécifique, directement liée à l’intégration difficile de la pratique réflexive.
D’un point de vue général, le problème de l’engagement est d’ordre systémique et se décline en trois volets : a) une prescription ministérielle détachée du terrain réel de la pratique; b) un système de valeurs institutionnelles traditionnelles; c) une formation en enseignement des arts plastiques lacunaire.
Du point de vue de la pratique en enseignement des arts, l’intégration d’une pratique réflexive est difficile. Trois constats sont ici présentés pour en expliciter les raisons : d) le sentiment d’inconfort relié à la pratique réflexive; e) la dévalorisation de la pratique réflexive; f) le manque de temps pour la pratique réflexive. Commençons par explorer le problème systémique et les trois volets annoncés.
- Un problème d’ordre systémique relié à l’engagement en classe d’arts plastiques
Aux États-Unis et au Canada, plusieurs chercheurs qui s’intéressent à l’éducation artistique engagée remarquent que « la plupart des contenus de programmes demeurent anecdotiques » (Bertling, 2015, p. 4, traduction libre). L’éducation non engagée a pour conséquences d’exclure le développement profond de la réflexion. Incidemment, les questions socioécologiques ne sont pas approfondies. À cet égard, le Québec ne fait pas exception. Pourtant, le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) dispose des ingrédients essentiels pour suggérer une éducation artistique engagée. Soulignons au passage que les visées[3], les domaines généraux de formation (DGF)[4], les compétences transversales (CT)[5] et le domaine des arts ouvrent la voie pour des occasions d’éducation engagées. Nous y reviendrons.
Or, il semble que chaque dimension du programme pouvant mobiliser les enseignants d’art et leurs élèves en classe d’art se raccorde difficilement. Par conséquent, la pratique réflexive est insuffisamment exploitée et, trop souvent, échoue à relever le défi de l’engagement. Pour quelles raisons le curriculum pose-t-il problème? Explorons quelques pistes de réponse possibles.
a) Une prescription ministérielle détachée du terrain réel de la pratique
Ce premier point concerne le programme en vigueur et le fait que l’école doit s’assurer de son application. Prises en compte dans un tout, ses différentes dimensions créent un passage indubitable vers l’engagement, puisqu’elles nécessitent d’être réfléchies pour être comprises, transférables dans l’enseignement des arts, puis coordonnées. Or, les enseignants d’art appréhendent le PFEQ par fragments, isolant trop souvent leur programme disciplinaire (le Domaine des arts) de tout le reste.
Dans la réalité, il semble que les liens possibles entre les visées de formation, les DGF, les CT et le domaine des arts soient confus. L’approche d’exploration structurelle du PFEQ nuit à une vue d’ensemble du curriculum. Par conséquent, leur emploi lucide et judicieux en lien avec le Domaine des arts est rare. Lorsque, malgré tout, les enseignants parviennent à lier ces dimensions, le risque de se heurter aux valeurs qui vont à l’encontre d’une telle conception de l’éducation artistique demeure – c’est-à-dire une conception où l’on considère davantage le faire, le savoir-faire et la maîtrise du langage plastique – ce qui nuit au développement de la pratique réflexive. De telle façon, l’éducation artistique demeure une alternative quelque peu marginale qui s’enchevêtre dans un projet où il est difficile de s’engager.
Cette première raison explicite une certaine déconsidération de l’engagement qui a été associée à une lecture fragmentée du PFEQ. Intéressons-nous maintenant aux valeurs véhiculées par les écoles en général qui se réfèrent à ce programme.
b) Un système de valeurs institutionnelles conservateur
Ce deuxième point du problème systémique concerne les valeurs véhiculées par l’école. Comme tous les enseignants, les enseignants d’art sont invités à déployer leurs efforts en vue de la réussite scolaire : atteinte d’objectifs d’apprentissage, maîtrise des savoirs où résultats et obtention d’une reconnaissance d’acquis sont attendus. Les préoccupations de l’école s’inscrivent dans une perspective administrative même si, pour un nombre important d’enseignants, la réussite scolaire recouvre implicitement « une conception utilitariste de l’éducation qui, elle, serait à rejeter » (Levasseur, 2012, p. 78).
L’une des conséquences de cette surenchère de la vision utilitariste est de faire de la réussite scolaire l’ultime objectif. Dans ce dessein, réfléchir à certaines questions socioécologiques en s’engageant, par exemple, dans une pratique réflexive, diverge des critères observables et mesurables d’une grille d’évaluation conventionnelle qui, elle, correspond mieux à la cible prioritaire. Villemagne (2017) croit que « d’un point de vue éducationnel et de manière globale, un changement de paradigme s’impose » (p. 163). Pour sa part, Kerlan (2004) croit que « l’idée d’un enrôlement de l’éducation artistique dans une “pédagogie de la réussite” est devenue une sorte d’évidence au demeurant fort peu interrogée » (p. 21). La question mérite d’être posée : pourquoi ne pas remplacer le paradigme de la réussite scolaire par celui de la réussite éducative? Ce concept de réussite plus vaste pourrait en effet prendre en compte, par exemple, le développement réflexif de l’élève en classe d’art.
En attendant, les enseignants d’art sont entraînés, année après année, à faire diminuer le nombre d’échecs dans leurs groupes. En réunion avec la direction, des graphiques de comparaison sont souvent utilisés. Ces présentations occupent la quasi-totalité du temps des rencontres. Présentées aux équipes d’enseignants, des colonnes affichent les taux d’échec et de réussite. Dans cette circonstance, quelle importance accordons-nous à la compréhension du programme dans sa globalité ou à la réussite éducative des élèves? Bien peu. Et, quelle importance accordons-nous à la réflexivité, à l’éducation, dans une perspective socioécologique engagée? Aucune. Afin de poursuivre la lecture de ce problème systémique, regardons de plus près les possibles manques dans la formation des futurs enseignants spécialistes en arts plastiques.
c) Une formation en enseignement des arts plastiques lacunaire
Ce troisième point s’intéresse à la formation des enseignants en arts plastiques. Telle que vécue dans les universités québécoises, la formation des étudiants inscrits au baccalauréat en enseignement des arts plastiques met l’accent, entre autres choses, sur le développement de treize compétences professionnelles (Ministère de l’Éducation du Québec, 2020), dont la compétence 13, qui justement, rappelle l’importance de la pratique réflexive. Dans le cadre de leur formation, les étudiants sont souvent appelés à produire des articles réflexifs liés à certaines compétences et expériences pédagogiques, comme l’initiation à la pratique réflexive (Schön, 1994). De la même façon, ils apprennent à décortiquer sommairement le PFEQ, mais l’accent est généralement mis sur le programme disciplinaire, soit le Domaine des arts.
Au terme de leur formation, les étudiants connaissent leur programme et savent qu’existent des visées, des domaines généraux de formation et des compétences transversales, sans toutefois comprendre comment composer en classe d’art avec toutes ces composantes. Les valeurs institutionnelles, la prescription ministérielle et la formation des maîtres semblent contribuer à maintenir l’éducation artistique dans un modèle morcelé.
Pour récapituler, nous observons que la difficile intégration d’une pratique réflexive en classe d’arts plastiques au secondaire nuit à l’engagement. Le problème s’explique par une prescription ministérielle détachée de la pratique, par des valeurs institutionnelles traditionnelles et une formation en enseignement des arts plastiques qui comporte certaines lacunes. Néanmoins, l’intégration d’une pratique réflexive en art pose problème à d’autres niveaux, notamment pour ceux qui doivent la nourrir. Poursuivons l’exploration du problème sous un autre angle d’analyse.
d) Le sentiment d’inconfort relié à la pratique réflexive
La difficulté d’introduire une pratique réflexive en arts plastiques est reliée aux multiples dérangements qu’engendre son inclusion, d’abord pour l’enseignant, ensuite pour ses élèves. En tant qu’activité de l’esprit, elle peut aisément être associée aux rêves et à l’illusion et cela peut gêner certains individus, puisqu’« à la base, la réflexion est une activité personnelle et volontaire. On réfléchit pour soi-même, dans l’intimité de nos pensées », explicite Desjardins (2013, p. 33).
Pour l’enseignant, l’expérience de la réflexion plus soutenue peut aussi engendrer de l’inconfort. La réflexion demande de s’engager, elle « implique une volonté d’apprendre méthodiquement de l’expérience », soutient Perrenoud (1999, p. 154). Rozier (2010) renchérit en soutenant que « penser, apprendre, transformer le monde est indissociable et ce qui les réunit se nomme expérience » (p. 28). Mais, encore faut-il que ces nouveaux axes soient voulus et que le désir d’apprendre soit bien présent.
Par ailleurs, réfléchir sur soi occasionne parfois une forme d’autocensure, tel un jugement personnel à caractère introspectif venant court-circuiter le travail du plasticien (Danétis, 1997) ou encore, dans le cas d’un journal réflexif, engendrer un rapport négatif à l’écriture (Desjardins, 2013). En contrepartie, plusieurs bienfaits sont associés à la pratique réflexive. En effet, celle-ci permet de prévoir, d’organiser, de s’engager, par exemple pour une cause sociale ou environnementale, dans le but de contribuer à certains changements (Pinier, 2010-2011).
Comment réagissent les élèves au regard de la pratique réflexive mobilisée en arts plastiques? La plupart des élèves du secondaire n’ont pas l’habitude de participer à des activités réflexives pendant leurs cours d’art, même si le processus de création doit inclure une part de réflexion. Claret (2014) craint d’ailleurs que l’on fabrique des générations de machines efficaces, à l’opposition de citoyens capables de réfléchir pour eux-mêmes. En outre, la pratique réflexive peut susciter l’engagement dans l’expérience de création. Malgré cela, cette pratique demeure impopulaire. Le prochain point que nous abordons concerne la dévalorisation de la pratique réflexive.
e) La dévalorisation de la pratique réflexive
Concernant les enseignants en arts plastiques, le manque d’intérêt envers la pratique réflexive s’explique par le peu de valeur qu’on lui accorde. La démarche intellectuelle du spécialiste n’intéresse pas beaucoup le monde de l’éducation ni celui de la société en général. Pourtant, le construit réflexif donne sens et profondeur aux propositions de création élaborées par un enseignant en art et peut faire la différence entre un projet vide ou un projet marquant pour l’élève. Ainsi, « la demande de l’école à l’égard des arts n’est pas celle d’une formation intellectuelle et cognitive, mais le plus souvent une demande de divertissement et de contribution à la vie de l’école » (Simard et Pierre-Vaillancourt, 2002, p. 180). Ce qui impressionne, la plupart du temps, ce sont les projets qui décorent les lieux, les banderoles au service d’un évènement, les projets qui sont beaux et bien évidemment, les prix remportés qui font rayonner l’école. Pour ce genre de choses, effectivement, il y a reconnaissance.
Dans les faits, aucune structure n’est mise en place par le ministère ni par les écoles pour favoriser l’expansion de la dimension réflexive. Face à cette situation déplorable, Morin estime (2015) que « nous sommes dans une époque où nous sommes obligés de réfléchir, mais malheureusement, toutes les mécaniques sont en place pour empêcher les gens de réfléchir » (p. 39). D’ailleurs, aucune école régulière ne reconnaît de temps à ses enseignants pour leur démarche réflexive, et ce, même si le PFEQ en souligne l’importance. Face à cette situation, on ne peut que déplorer que le milieu qui prétend former les individus à penser attribue si peu de valeur à la réflexivité (Bader et al., 2017).
f) Le manque de temps pour nourrir la pratique réflexive
Les enseignants en arts plastiques au secondaire éprouvent de la difficulté à vivre leur pratique réflexive en raison de leur horaire trop chargé. À ce sujet, rappelons combien la tâche des spécialistes au secondaire peut être exigeante. Ceux ayant plusieurs groupes à l’horaire (jusqu’à 12-13) sont toujours plongés dans l’action. Ceux-ci ne sont pas intéressés à réfléchir sur leur pratique, car le temps pour le faire n’existe tout simplement pas. Dans le contexte essoufflant de leur travail, il devient presque impossible, par exemple, de participer rigoureusement à l’écriture d’un journal réflexif, d’analyser des ateliers de discussion, de réaliser des études de cas, des entretiens, de conduire une recherche-action ou autre forme d’activités réflexives (Hatton et Smith, 1995).
En d’autres termes, dans une logique de formation qui prétend se soucier de préparer les jeunes à prendre en main leur avenir, l’horaire de l’enseignant devrait laisser place à la réflexion. Comment justifier cela? À part la question monétaire relative à la logique administrative, rien n’excuse que les enseignants ne puissent avoir un temps pour nourrir leur pratique réflexive.
3) La pratique réflexive comme partie intégrante de l’engagement
Nourrir une dimension pratique réflexive amène enseignant et élèves à s’engager à l’égard de sujets soulevés en classe d’art, tels que les questions socioécologiques. Celles-ci sont susceptibles de susciter pleinement leurs intérêts et de les toucher dans leur être tout entier. L’enseignant réflexif qui conçoit des propositions de création en lien « avec les problématiques contemporaines auxquelles l’élève doit faire face » (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, chap. 8, p. 4) incite par le fait même ses élèves à interroger les enjeux soulevés en classe d’art. Cette démarche est en quelque sorte le moteur de l’implication, en l’occurrence, celui de l’engagement. Elle mobilise à la fois l’action et la création.
Depuis trois décennies, notent Richard et Lemerise (1998), plusieurs enseignants d’art s’engagent dans une démarche réflexive, questionnent et réfléchissent en cours d’action. Leurs réflexions portent incidemment sur la portée de leurs actions et sur le sens à donner à celles-ci. Selon Holborn (1992), « le processus de la démarche réflexive inclut un examen critique de ses expériences dans le but d’en tirer de nouveaux niveaux de compréhension capables de guider nos actions futures » (p. 87). De plus, lorsque l’enseignant développe sa métacognition, il incite les élèves à développer la leur (Gagnon-Bourget, 2004). Il est essentiel de les amener à comprendre qu’« apprendre les arts plastiques n’est pas une activité d’accumulation compulsive des savoirs, mais comme une activité réflexive permettant de s’envisager au monde » (Ardouin, 1997, p. 29). En effet, « se cultiver à l’École est la capacité à réfléchir, à être dans un rapport à la culture artistique tel qu’il permettra à l’élève de réaliser son humanité… » (Ardouin, 1997, p. 42).
4) Une éducation artistique engagée grâce à la pratique réflexive
L’éducation artistique peut concevoir l’art comme un médium d’engagement social. Sauvé (2015) observe combien « l’art est puissant ». L’auteure en parle comme d’« un projet de reliance, de connexion, de saisie du monde et de reconstruction de celui-ci par la voie créative, esthétique, symbolique » (Sauvé, 2015, p. 196). Dans ces circonstances, peut-on qualifier l’art qui se fait à l’école comme étant de l’art engagé? D’ailleurs, qu’est-ce que l’art engagé? En quoi consiste-t-il?
Présent au Québec depuis plusieurs décennies, l’art engagé a permis de mettre de l’avant la responsabilité de l’artiste. À un moment donné de l’histoire de l’art et du développement des pratiques artistiques des dernières décennies, il est devenu important de dire les choses : « […] dire le monde est la première étape pour le changer », explique Fortin (2011, p. 58). Dans la même séquence, certains artistes se sont affirmés, ont contesté, pris position personnellement, collectivement, publiquement, politiquement; des artistes ont décidé de défendre leurs valeurs, leurs idées ainsi que les principes motivant leur pratique.
On pourrait avancer que l’enseignant d’art engagé ne craint pas l’art engagé. Il s’en inspire et éprouve le besoin de vivre cette forme d’art avec les jeunes. Il explore différents lieux de création, improbables parfois, qu’il s’agisse d’espaces publics intérieurs ou extérieurs, en recourant à des formes d’expression artistiques innovantes telles que la création collective, l’improvisation, les installations multimédias, la performance, les spectacles, etc. L’enseignant d’art engagé est animé par certaines valeurs, par l’amour de l’humanité, de l’environnement, voire celui du monde et a le désir profond d’intervenir pour le transformer (Freire, 1974; Morin, 1996).
L’enseignant d’art engagé vit son enseignement comme une création (Deslauriers, 2011). Il connaît les démarches de certains artistes engagés et partage ses connaissances avec les élèves. Inwood (2010) observe combien « Joseph Beuys, Mierle Laderman-Ukeles, Alan Sonfist, Lynne Hull, Newton Harrison et Helen Mayer Harrison, Dominique Mazeaud, et Mel Chin, pour ne citer que ces artistes, ont démontré leur profond engagement à améliorer nos relations avec l’environnement » (p. 33, traduction libre) et avec la société. Il peut être très inspirant de s’attarder à leur travail. Bien qu’il serait inapproprié d’affirmer que l’art des élèves du secondaire est aussi développé que l’art d’artistes engagés plus matures, l’élève peut, à certains égards, s’en approcher, s’en inspirer, apprendre de lui, se situer quelque part dans le prolongement d’un courant associé à l’art engagé.
Des projets engagés peuvent prendre forme dans l’atelier et hors de l’atelier. Le sens qu’on leur attribue peut mener à un projet de sauvegarde du monde (Bourg et Whiteside, 2010). Pour cela, l’art à l’école doit impliquer et soutenir la construction d’un rapport au monde (Richardson et al., 2016). Cette responsabilité vis-à-vis du monde n’est pas étrangère au développement d’une écocitoyenneté responsable qui se doit, selon le PFEQ (2001, 2007), d’être cultivée à l’école. Elle n’est pas non plus étrangère à la question de la responsabilité de l’enseignant (Inwood, 2010; Maziere, 2018; Trudel, 2006).
Conclusion
Porter le flambeau de l’engagement consiste à plonger entièrement dans l’aventure créatrice ainsi qu’à approfondir la réflexion avec les élèves. Il s’agit d’une tâche complexe qui nécessite de mettre en place certaines conditions. Dans le cas présent, le Programme de formation de l’école québécoise doit d’abord être relu et interprété d’une manière différente, c’est-à-dire dans sa globalité. Ensuite, il devient possible d’accueillir la pratique réflexive et de donner vie à des projets de création pédagogiques engagés.
Notes:
[1] Les auteurs font référence aux travaux de Zimmer (2012), de Fredricks (2011), d’Appleton et al. (2008).
[2] Notre thèse de doctorat s’intitule Modélisation d’une pratique en enseignement des arts plastiques au secondaire : artographie et anasynthèse.
[3] Les visées de formation sont : la construction d’une vision du monde, la structuration de l’identité et le développement du pouvoir d’action.
[4] Les cinq domaines généraux de formation sont : santé et bien-être; orientation et entrepreneuriat; environnement et consommation; médias; vivre-ensemble et citoyenneté.
[5] Les neuf compétences transversales, réparties en quatre ordres, sont : exploiter l’information; résoudre des problèmes; exercer son jugement critique; mettre en œuvre sa pensée créatrice (ordre intellectuel); se donner des méthodes de travail efficaces; exploiter les technologies de l’information et de la communication (ordre méthodologique); actualiser son potentiel; coopérer (ordre personnel et social); communiquer de façon appropriée (ordre de la communication).
Références :
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Citer cet article :
Deslauriers, A. (2022). La pratique réflexive: Une dimension fondamentale de l’enseignement. Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques ) nº 82, juin.
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