La théorie du développement esthétique en “U”
Vers l’âge de 12 ans, j’ai cessé de dessiner. Lors d’un cours à l’université, j’ai appris qu’il s’agit là d’un phénomène assez courant. Étant aujourd’hui sur la voie de devenir un enseignant en arts plastiques, je me suis posé davantage de questions à ce sujet. Lors de ma recherche, j’ai découvert les travaux de chercheurs qui m’ont permis d’y voir plus clair. Pourquoi les jeunes ont-ils tendance à délaisser le dessin à la fin de leurs études primaires ?
Introduction
C’est lors de mon passage au cégep en graphisme que je me suis mis à regretter d’avoir arrêté de dessiner au début de mon adolescence. Avant cela, jamais je ne m’étais posé de question sur ce soudain abandon. Selon mes pairs, j’étais même plutôt talentueux. Cela ne m’a pas empêché de tout arrêter. Bien que je n’aie jamais cessé d’avoir un esprit créatif et une passion pour les arts visuels, âgé d’environ 12 ans, j’ai mis fin à toute forme de pratique artistique qui évoquait crayon et papier. À cette époque, je me suis tourné vers les arts numériques pour faire exclusivement du montage photo et vidéo. Dix années plus tard, je me retrouve dans un programme collégial qui m’encourage à reprendre l’habitude de créer à l’aide de matériaux classiques de dessin tels que le crayon, le fusain et la peinture pour ne nommer que ceux-ci. Que s’est-il passé ? Pourquoi ai-je arrêté de dessiner si subitement ? C’est lors d’un cours à l’université que j’apprends par mon professeur Jean Marois que cela est assez courant chez les jeunes de cet âge. Ma démarche et mon questionnement sur le sujet m’ont dirigé vers la théorie du développement artistique en forme de U élaborée par Howard Gardner, psychologue de l’éducation. Selon lui, les enfants en bas âge font preuve d’une certaine prouesse artistique qui s’apparente à celle des artistes adultes (Gardner, 1980). Lorsque les enfants deviennent plus vieux, vers le milieu de l’enfance (8-11 ans), ces aptitudes se mettent en état de « dormance ». Elles s’éveilleront seulement pendant l’adolescence, si l’individu poursuit un intérêt et une pratique artistique. Dans cet article, je cherche à comprendre pourquoi les enfants de 5 ans seraient dotés d’un talent particulier qui s’effacerait lorsqu’ils grandissent, et si ce phénomène serait la cause de l’abandon du dessin chez les jeunes de 11 ans.
L’étude de Jessica Davis
En 1997, Davis a conduit l’étude « Drawing’s demise: U-shaped development in graphic symbolization », qui pourrait se traduire par « La disparition du dessin : développement en U dans la symbolisation graphique ». L’étude confirme la théorie de Gardner concernant ce type de développement esthétique. Les 140 participants de cette étude, tous américains, ont été séparés en sept groupes :
Les participants devaient réaliser trois dessins exprimant les émotions suivantes : joie, colère et tristesse. Deux évaluateurs, artistes de profession, ont ensuite dû les juger en suivant un protocole d’analyse assez rigide établi par Davis. Les dessins étaient notés sur un total de 12 points en prenant en considération le substrat (1) symbolique, la composition et l’expression. Il est important de noter que cette étude peut être lue de différentes façons. Tout d’abord, le développement en U est observable si l’on compare les résultats des groupes 1, 5 et 7. C’est-à-dire que les adolescents et les adultes de cette courbe en forme de U sont considérés comme des artistes, comme le montre la figure 1.
Figure 1. Développement en forme de U selon l’étude de Davis (1997)
Les dessins des enfants de 8 et 11 ans ont les moins bons résultats sur cette courbe, alors que ceux des enfants de 5 ans ont des résultats équivalents à ceux des artistes adolescents. Le développement en U dévoile un déclin des aptitudes artistiques dans ce groupe d’âge (8-11 ans). Cela pourrait-il être un élément clé pour expliquer le phénomène de l’abandon du dessin chez les préadolescents ?
Ensuite, si on fait fi des groupes 5 et 7, groupes ayant une pratique artistique, et que nous nous concentrons sur les groupes 1, 2, 3, 4 et 6, on parle alors d’un développement en L (figure 2).
Figure 2. Développement en forme de L selon l’étude de Davis (1997)
Il est intéressant d’observer la courbe en L puisque son « message » est sensiblement différent de celui de la courbe en U. Si notre attention était portée sur le déclin des résultats des enfants de 8-11 ans dans le développement en U, notre attention est dorénavant portée sur les enfants de 5 ans dans le développement en L. Pourquoi les enfants de 5 ans obtiennent-ils de meilleurs résultats que la majorité des groupes de cette étude ? Ils sont effectivement mieux notés que les enfants de 8 et 11 ans, et également au-dessus des adolescents et adultes non artistes. Ces résultats ont mené des chercheurs en enseignement des arts à remettre en question l’étude de Davis (1997). Pourquoi y avait-il seulement deux évaluateurs pour porter un jugement sur les dessins ? Les participants venaient tous du même endroit aux États-Unis. Cela a-t-il pu avoir un impact ? Se pourrait-il que les enfants de 5 ans aient été surévalués ?
L’étude de David Pariser et Axel van den Berg
Ces questionnements ont été partiellement répondus par l’étude de Pariser et van den Berg (1997) dans laquelle ils formulent des doutes provisoires à propos de la thèse du développement esthétique en U, et ce, en abordant l’enjeu sous l’angle du regard (ou de l’esprit) du spectateur. Selon ces chercheurs, le développement en U, que l’étude de Davis (1997) soutient avoir prouvé, est en réalité un artéfact culturel de l’Occident. Cela signifierait que si l’on prend des participants provenant d’une culture différente, les résultats de l’étude changeraient. Ils ont donc reproduit la même expérience, mais les dessinateurs provenaient tous de la communauté chinoise de Montréal. Le mandat était le même : faire trois dessins exprimant chacun la joie, la colère et la tristesse. Les images ont été évaluées en utilisant le même protocole que celui de l’étude de Davis (1997), soit en faisant appel à deux évaluateurs artistes américains et à deux autres qui étaient d’origine chinoise.
Les notes attribuées par les évaluateurs américains sont très similaires à celles de l’étude précédente, mais celles des évaluateurs montréalais d’origine chinoise sont complètement différentes (figure 3). En effet, il n’y a pas de « creux » dans les compétences artistiques chez les jeunes de 8 et 11 ans avec les évaluateurs d’origine chinoise. Au contraire, les dessins de ce groupe d’âge ont de meilleurs résultats que ceux des jeunes de 5 ans, ainsi que ceux des adolescents et des adultes non artistes.
Figure 3. Résultat de l’étude de Pariser et van den Berg (1997) en utilisant le protocole de Davis (1997)
Selon les évaluateurs d’origine chinoise, l’enfant s’améliore donc lorsqu’il passe de l’âge de 5 à 8 ans. Quelle étude devrions-nous croire alors ? Y a-t-il bien une prouesse artistique chez les enfants de 5 ans ? Est-ce que la méthode d’évaluation établie par l’étude de Davis (1997) est valide ? Pour vérifier davantage si la différence provient du protocole d’analyse, Pariser et van den Berg (1997) ont demandé aux évaluateurs américains et chinois montréalais de refaire l’exercice, mais cette fois-ci en modifiant complètement les paramètres d’annotation des dessins. Chaque évaluateur devait faire trois piles de dessins, compilant les moins bons, ceux moyennement réussis et les meilleurs. Cette fois-ci, ils ne se basaient pas sur de strictes directives d’analyse, mais plutôt sur leur préférence personnelle. Le graphique des résultats est choquant puisqu’il est très similaire au précédent (Figure 4).
Figure 4. Résultat de l’étude de Pariser et van den Berg (1997) en utilisant la méthode d’évaluation de trois piles basée sur les préférences personnelles des évaluateurs
Comment expliquer cette différence ?
Tout porte à croire que la culture d’un individu influence les préférences artistiques de celui-ci. Les évaluateurs américains utiliseraient un modèle lié à la critique d’art basé sur l’eurocentrisme (Anderson, 1995). C’est-à-dire que les évaluateurs artistes professionnels auraient une vision très occidentale du monde de l’art, et ce, aux dépens des autres cultures. Pour ces motifs, afin de bien analyser le développement esthétique des jeunes, il serait préférable de trouver une approche interculturelle de la critique d’art. Si un tel défi n’est pas surmontable, nous devrions alors conduire l’étude de Davis (1997) à travers le monde entier et ensuite compiler les résultats qui auraient été influencés par diverses cultures. Cette prouesse artistique observée dans les dessins des enfants de 5 ans provient assurément de la vision moderniste de l’art chez les artistes américains; elle a été imaginée ou influencée par leurs préférences. Une étude de Farley et Ahn (1973) démontre qu’il existe de grandes différences de préférences esthétiques à travers différentes cultures. Ce sont des courants tels que l’expressionnisme et le rejet du réalisme dans l’art qui ont amené les évaluateurs de cette étude à mettre les dessins des enfants de 5 ans sur un piédestal.
Si cette influence peut expliquer le cas du groupe 1 de l’étude, alors comment pourrions-nous démystifier la situation des groupes 2 et 3 ? Le but de cet article était d’essayer de mieux comprendre le déclin de l’envie de dessiner chez les enfants de 11 ans. La réponse se trouve possiblement dans cette idée du réalisme. À cet âge, l’enfant tente d’illustrer le monde de la manière la plus fidèle. Il est à la recherche de l’esthétique photoréaliste (Duncum, 1986). Hélas, cette qualité semble plutôt balayée du revers de la main par les évaluateurs, critiques d’art ou enseignants en art ayant une formation artistique moderniste. En revanche, peut-être que les évaluateurs d’origine chinoise ont été capables, non seulement de discerner cet effort de représenter le monde de manière réaliste lorsqu’ils évaluaient la progression du développement esthétique chez ce groupe d’âge, mais également de percevoir cet effort comme étant positif.
Conclusion
Ce « déclin », celui de l’abandon du dessin chez les préadolescents, serait donc, selon moi, lié à la volonté de représenter les choses de manière réaliste et à la difficulté d’y parvenir. Arriver à un type de dessin ultraréaliste prend beaucoup de pratique et de patience. Il ne serait pas étonnant qu’un jeune abandonne le dessin parce qu’il est découragé par l’état de ses propres aptitudes face à ses attentes grandissantes d’illustrer le monde fidèlement. Si j’avais à donner un conseil aux enseignants en arts plastiques pour tenter de réduire l’abandon du dessin chez leurs élèves, ce serait d’encourager une variété de qualités esthétiques à travers leurs cours. Revenons à Howard Gardner, psychologue à l’origine de la théorie de l’intelligence multiple (Gardner, 2006), qui croit à la variété en éducation puisqu’il existe selon lui huit types d’intelligence. Gardner a cependant oublié la variété au niveau culturel, au regard des préférences esthétiques des individus, lorsqu’il a théorisé le développement en forme de U. Visiblement, cette théorie est un mythe si les dessins sont analysés autrement (Duncum, 1986). Je me suis moi-même retrouvé à vivre cette démotivation lors de mon cours universitaire de peinture donné par Jean Marois où j’essayais, au meilleur de mes capacités, de peindre un paysage réaliste. Je vivais une frustration et un blocage face à mes nombreux échecs; je n’arrivais pas à peindre comme j’en avais envie. Ce professeur a su capter et comprendre mon blocage et il m’a fait changer de piste complètement. Il m’a encouragé à faire de l’art abstrait et, tout d’un coup, j’ai pu me remettre à peindre avec plaisir et sans frustration. Il ne s’agit ici que d’un exemple, mais je crois que cette situation exprime bien l’importance d’être capable de regarder l’art à travers plusieurs lunettes ou différentes perspectives. Ainsi, peut-être que nous pourrons sauver quelques jeunes lorsqu’ils seront à deux doigts d’abandonner le dessin en les encourageant à regarder différemment leur progression.
Notes
Les substrats ou moyens représentationnels (representational vehicles) renvoient aux objets qui sont représentés par le dessin et peuvent être considérés comme une sorte d’extension de ces objets. Dans la mesure où les substrats non représentationnels ne se réfèrent qu’à eux-mêmes et aux propriétés qu’ils incarnent, ils peuvent être considérés comme des inventions à part entière. (Davis, 1997, p. 155, traduction libre)
Références
Anderson, T. (1995). Toward a cross-cultural approach to art criticism. Studies in Art Education, 36(4), 198-209. https://doi.org/10.2307/1320934
Davis, J. (1997). Drawing’s demise: U-shaped development in graphic symbolization. Studies in Art Education, 38(3), 132-157. https://doi.org/10.2307/1320290
Duncum, P. (1986). Breaking down the alleged “U” curve of artistic development. Visual Arts Research, 12(1), 43-54.
Gardner, H. (1980). Artful scribbles: The significance of children’s drawings. Basic Books.
Gardner, H. (2006). The development and education of the mind: The selected works of Howard Gardner. Routledge.
Farley, F. H. et Ahn, S.-H. (1973). Experimental aesthetics: Visual aesthetic preference in five cultures. Studies in Art Education, 15(1), 44-48. https://doi.org/10.2307/1320057
Pariser, D. et van den Berg, A. (1997). The mind of the beholder: Some provisional doubts about the U-curved aesthetic development thesis. Studies in Art Education, 38(3), 158-178. https://doi.org/10.2307/1320291
Wang, W. et Ishizaki, K. (2002). Aesthetic Development in Cross-cultural Contexts: A Study of Art Appreciation in Japan, Taiwan, and the United-States, Studies in Art Education, 43:4, p. 373-392.
Citer cet article :
Séguin De Garie, J. (2022). La théorie du développement esthétique en “U” : comment aider les élèves à conserver leur motivation en dessin? Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques) nº 81, janvier.
URL: http://revuevision.ca/la-theorie-du-developpement-esthetique-en-u/
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