L’anamorphose

PAR Aimé Zayed
Réflexion
L’anamorphose
par : Aimé Zayed
1 novembre 2012

Après avoir répertorié quelques essais traitant de l’émergence de l’anamorphose jusqu’à la Renaissance, allons-y avec une acrobatie temporelle et sautons tout de go au vingtième siècle.

Le vingtième siècle donne naissance à une multitude de tendances artistiques. C’est l’effervescence de la créativité, l’âge d’or du renouveau artistique, la rupture avec le passé devient la condition sine qua non de succès artistique.

Figure 1.  Enigme II, Victor Vasarely

En effet, les couleurs ont des propriétés toutes particulières : les couleurs chaudes ont tendance à avancer dans l’espace, et inversement, les couleurs froides ont tendance à reculer dans l’espace. Cela tend à créer des illusions d’optique qui font croire à une mobilité à un mouvement de va-et-vient des éléments de l’œuvre. Sont-ce des anamorphoses? Pas au vrai sens de ce mot puisque peu importe la position du spectateur, l’image reste la même. Le concept anamorphotique apparaît dans un autre registre, celui du paradoxe visuel qui se joue entre volumes et creux.À l’instar de plusieurs artistes, Vasarely opte pour une proposition picturale singulière qui associe la géométrie à l’illusion optique. Ses œuvres ont une puissance d’expression inhérente : il joue avec les lois de la perspective et sème la confusion dans l’esprit du spectateur. Sur une surface plane, il fait naître un espace tridimensionnel : l’œil est pris au piège des dédales mystérieux et pénètre des tunnels éphémères. Le spectateur est entraîné dans un jeu cinétique, il est hypnotisé par des proéminences sans cesse en transformation, une fois concaves, une fois convexes. Vasarely ordonne, permute, emboîte, réitère et agence des formes géométriques, parfois simples et parfois compliquées, de différentes couleurs et crée ainsi des effets visuels presque subliminaux, découlant de la relation des formes les unes avec les autres.

Passons maintenant à deux autres artistes, l’un français et l’autre italien.

Les œuvres de Georges Rousse et de Felice Varini relèvent à la fois de la peinture, de l’architecture, du graphisme et de la photo. Ils peignent, dans des lieux désaffectés ou des galeries d’art, des formes géométriques qui s’introduisent virtuellement dans l’espace par effet d’optique : « Soudain nous nous retrouvons égarés dans le dédale primitif de la vision brute, dépouillée de ses habitudes et de ses repères. Nous sommes renvoyés à l’à peu près de la construction du monde par les sens, propulsés dans le désordre des associations libres et hasardeuses, du côté du rêve et de la projection. Et dans le quiproquo fondateur de notre existence spatiale. Les façades, les murs, les plafonds, les tuyaux qui les parcouraient sagement, les lignes ordonnées et rassurantes de la perspective et de l’architecture, le paysage se révèlent pour ce qu’ils sont : un amas informe et aléatoire, rencontres sédimentées du temps cosmique et du temps humain[1]. »

Si le processus de création et de réalisation est le même pour les deux artistes, ce n’est pas le cas de ce qu’ils considèrent être l’œuvre finale. Tandis que Georges Rousse n’intervient que dans des bâtiments destinés à la démolition, et donc inaccessibles au public, Felice Varini, lui, préfère les lieux publics, où le spectateur peut chercher lui-même ce qu’il appelle le point de vue privilégié : « À partir du moment où je définis un point de vue, il y en a dix mille qui apparaissent, qui sont propres à chaque visiteur, à la perception de chacun sur le site même. Certains ne découvrent jamais le point de vue privilégié. Et je ne leur dis pas “mettez-vous là, vous allez voir un cercle, une ligne brisée…”. Montrer un cercle n’est pas le but[2]. » Pour Georges Rousse, la démarche est différente puisque c’est la photographie de l’œuvre qui permet de matérialiser sa démarche : « Mon unique projet est de transformer le lieu, de tout mettre en œuvre pour cet instant de la prise de vue qui est un moment extrême dans la relation intime de l’espace à la peinture, à la photographie et à moi-même. » « La photo, c’est la mémoire de ce lieu puis la mémoire de l’action dans ce lieu[3]. »

Le travail de Georges Rousse est hybride et inclassable, car il convoque simultanément la photographie, le dessin, la peinture, la sculpture et l’architecture. L’œuvre de l’artiste se décline alors à partir du désir de renouvellement de notre perception et de notre compréhension du monde. Ce sont les stratégies perspectivistes et anamorphiques utilisées qui nous aident à remettre en question nos certitudes et nos habitudes perceptuelles.

Metz est la représentation photographique d’une peinture de Georges Rousse, installée par l’artiste dans un entrepôt en 1993. Cette œuvre offre à la vue un damier de quatre-vingts carrés multicolores, qui ne sont pas des carrés et ne forment pas un véritable damier, car la plupart des aplats de couleur sont peints à des profondeurs différentes, sous des inclinaisons particulières.

Figures 2 et 3. Metz, Georges Rousse

L’artiste s’amuse à masquer la succession des plans ainsi que la diversité de leurs directions afin d’échelonner les formes dans l’espace et de leur conférer une nouvelle orientation. Pour atteindre ces deux principes d’organisation spatiale, Rousse utilise deux mécanismes de l’ambigu :

D’une part, l’alignement équivoque unifie les directions pour donner l’illusion d’une continuité d’orientation des contours. Ainsi, alors que chaque surface suit la direction de son support architectural, nous croyons à la frontalité des carrés. D’autre part, le contact équivoque relie les fragments de carrés dispersés sur les murs. En dépit de l’éloignement, ce contact laisse croire à la contiguïté des surfaces aboutissant à l’image d’une juxtaposition de formes quadrangulaires. Mais que peut bien vouloir nous dire ce damier, dont l’image illusoire vient flotter en avant du lieu où il a été peint ?

En fait, Rousse s’ingénie à démonter notre connaissance perspectiviste. À la Renaissance, les artistes voulaient représenter l’espace tridimensionnel sur une surface plane grâce à la perspective euclidienne; Rousse fait exactement le contraire : il présente, grâce à l’anamorphose, une surface plane fictive dans un espace tridimensionnel.

La peinture de Felice Varini est, elle aussi, une exploration de l’espace architectural. Ses interventions transforment l’acte de voir en une expérience kinesthésique alliant déplacement spatial et ajustement oculaire.

Dans des espaces fermés ou encore sur des paysages urbains, Varini inscrit des formes peintes qui se révèlent à partir d’un point de vue que nous, spectateurs, sommes contraints de trouver. Mais si nous nous écartons de ces coordonnées invisibles, l’ordonnance des choses se disloque à nouveau pour nous donner à voir l’éclatement des formes dans l’espace.

« Le point de vue va fonctionner comme un point de lecture, c’est-à-dire comme un point de départ possible à l’approche de la peinture et de l’espace. La forme peinte est cohérente quand le spectateur se trouve au point de vue. Lorsque celui-ci sort du point de vue, le travail rencontre l’espace qui engendre une infinité de points de vue sur la forme. Ce n’est donc pas à travers ce point de vue premier que je vois le travail effectué ; celui-ci se tient dans l’ensemble des points de vue que le spectateur peut avoir sur lui.

Figures 4 et 5. Felice Varini, Trapèze dans l’ellipse, 2008, Galerie Demisch-Danant, New York USA

Si j’établis un rapport particulier avec des caractéristiques architecturales qui influent sur la forme de l’installation, mon travail garde toutefois son indépendance quelles que soient les architectures que je rencontre. Je pars d’une situation réelle pour construire ma peinture. Cette réalité n’est jamais altérée, effacée ou modifiée, elle m’intéresse et elle m’attire dans toute sa complexité. Ma pratique est de travailler “ici et maintenant”[4] ».

En conclusion

L’anamorphose, ce phénomène optique qui se joue sur les distorsions perspectivistes, n’a pas fini de nous révéler ses multiples facettes. Verrons-nous bientôt apparaître des anamorphoses virtuelles ? La télévision 3D est peut-être une amorce dans ce sens…

Dans le prochain numéro, nous aborderons les implications pédagogiques et les situations d’apprentissage propres à être élaborées avec ce processus.

Bibliographie

Müller, Lars, Fabiola Lòpez-Duràn, Felice Varini : Points de vue, livre numérique Google.

Picazo, Gloria, Georges Rousse : matérialiser la lumière, catalogue de l’exposition Georges Rousse à la Galerie Carles Tache, 2003-2004.

Varini, Felice, Catalogue de l’exposition Felice Varini à la galerie Xippas, Paris, 2008.

Varini, Felice, http://www.varini.org/03dem/dem01.html, août 2012.

[1] Müller Lars, Fabiola Lòpez-Duràn, Felice Varini : Points de vue, livre numérique Google.

[2] Varini Felice, http://www.varini.org/03dem/dem01.html, août 2012.

[3] Picazo Gloria, Georges Rousse : matérialiser la lumière, catalogue de l’exposition Georges Rousse à la Galerie Carles Tache, 2003-2004.

[4] Varini Felice, Catalogue de l’exposition Felice Varini à la galerie Xippas, Paris, 2008.

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