LE « TRIALOGUE CULTUREL »
Dans notre société hypermédiatisée, il est de notoriété publique que nous nageons tous, que nous le voulions ou non, dans un océan culturel mondialisé, à la limite de l’homogénéité, ce que nous pourrions nommer familièrement ou ironiquement la culture Netflix. En effet, partout sur la planète, nous consommons la même musique, les mêmes films, les mêmes séries, fréquentons les mêmes médias sociaux… Bien que tous ces repères culturels ont chacun leur valeur, il en résulte malheureusement un appauvrissement de notre propre culture québécoise.
Combien de fois nous, enseignants en arts plastiques, réalisons des projets d’art en nous inspirant d’artistes célèbres provenant d’ailleurs, souvent de l’occident, sans faire de lien avec les artistes québécois ? Ainsi, nous partageons sur les réseaux sociaux d’admirables projets portants sur Monet, Kandinsky ou Warhol. Je ne conteste pas cette approche, je le fais souvent moi-même, car je trouve essentiel de faire connaître les plus grands artistes du monde l’art et de puiser dans la « culture internationale » savante.
Par contre, suite à de nombreuses réflexions, j’envisage désormais une approche qui me semble plus riche et que je nomme le « trialogue[1] culturel » afin de mettre en valeur l’art québécois et nous permettre de véritablement jouer notre rôle de passeur culturel. Cette approche offre aussi la possibilité d’inclure la culture propre aux jeunes de manière plus signifiante. À ce sujet, le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) (MELS, 2006) avance d’ailleurs que
[…] la culture étant une réalité vivante à laquelle chaque génération apporte sa contribution, l’école prendra appui sur la culture propre aux jeunes pour les amener à s’ouvrir à d’autres dimensions des multiples manifestations de l’activité humaine et à actualiser leur créativité dans tous les domaines. (p. 7)
La culture et ces multiples facettesLa dimension culturelle reste au cœur du Renouveau pédagogique au Québec et a été définie dans le document L’intégration de la dimension culturelle à l’école (MEQ, 2003). On y retrouve deux types de culture : la culture générale et la culture immédiate. « La culture immédiate correspond à l’univers familier de l’élève » (MEQ, 2003, p. 10), lié à son espace médiatique et familial. Selon certaines chercheures en enseignement des arts, cette culture immédiate de l’élève est également associée à la culture des jeunes et à la culture populaire (Richard, 2005, 2012; Faucher, 2013, 2018). De plus, selon Richard (2006), au sein de leur culture propre, incluant l’écologie médiatique qu’ils vivent au quotidien, les jeunes accèdent facilement à une culture mondialisée (Richard, 2006).
La culture générale, quant à elle, « permet à l’élève d’accéder à l’héritage culturel d’ici et d’ailleurs, donc à des réalités du passé. Elle se rapporte aussi aux multiples manifestations actuelles de la culture à travers le monde » (MEQ, 2003, p. 10). La culture générale fait donc référence aux connaissances dites « classiques » et se rapporte davantage à la culture savante. Précisons que lorsque je parle de « culture québécoise », je me réfère surtout aux œuvres et aux pratiques artistiques d’artistes québécois, donc à la culture savante d’ici.
Les documents officiels traitent aussi souvent de l’intégration de la dimension culturelle en recourant aux concepts de culture première et de culture seconde (Gauthier, 2001)[2]. La première correspond au réseau de significations familières vécu au quotidien par les acteurs d’une communauté (ex. on grandit en osmose avec une langue maternelle), alors que la culture seconde – l’ensemble des œuvres produites par l’humanité pour se comprendre elle-même – nécessite un effort pour y accéder et l’intégrer. Sous cet angle, on saisit que la culture des jeunes ou culture immédiate (MEQ, 2003) s’apparente à la culture première et que la culture seconde est similaire au concept de culture générale.
L’approche du « trialogue culturel »L’approche culturelle du « trialogue » que j’ai développée consiste à faire dialoguer les repères culturels d’au moins trois types de cultures : culture des jeunes, culture internationale et culture québécoise. Ces différents repères culturels relèvent à la fois des cultures immédiate et générale (ou première et seconde) et proviennent de différentes origines, d’où le néologisme « trialogue ». Voici une infographie qui en résume l’esprit.
Cette approche du « trialogue culturel » a été exploitée au nouveau mandat du Service national du RÉCIT, domaine des ARTS, où je travaille depuis 1999. Ce mandat se résume à créer un cours en ligne pour les élèves de 4e secondaire à la maison afin qu’ils aient accès à une formation de qualité, et ce, malgré la distance (il est à noter que ce cours en ligne en est à sa phase expérimentale et sera diffusé une fois le projet complété). De façon concrète, cette approche du « trialogue culturel » demande de choisir trois repères culturels abordant le même concept, ou la même thématique, comme un sujet de conversation invitant au « trialogue ». Voici quelques exemples de projets fictifs permettant de mieux saisir comment peut s’articuler ce trialogue.
EXEMPLE 1
EXEMPLE 2
Il est à noter qu’il demeure toujours un flou entre ce qui est un repère culturel international et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est un repère de culture générale et de culture immédiate. Pour ma part, il est capital de comprendre qu’il s’agit de nuances évolutives et que rien n’est catégorisé de façon cristallisée. Il s’agit surtout de varier les types de repères culturels avec davantage de fluidité et de richesse.
Il est possible de présenter les trois repères simultanément ou de manière successive. Personnellement, je suggère de débuter par la culture des jeunes afin d’en faire une porte d’entrée stimulante et signifiante tel que promu dans le PFEQ (MELS, 2006, p. 7). En reconnaissant l’importance de la culture des jeunes auprès de ces derniers, nous leur accordons une place dans le monde de la création. Ils deviennent parties prenantes, acteurs, artistes, auteurs dans cet univers créatif qui peut sembler inaccessible ou élitiste. Ils ne sont plus de simples spectateurs passifs.
Par la suite, je propose de présenter le repère culturel international pour conclure avec celui issu de la culture québécoise. Le fait de terminer avec ce repère québécois, actuel ou historique, sert à ancrer de façon durable ces nouvelles connaissances dans l’esprit des jeunes. Idéalement, nos élèves devraient reconnaître, apprécier, s’identifier à cette culture qui est la leur. Ainsi, dans un avenir rapproché, ces mêmes élèves deviendront, je le souhaite, des citoyens curieux, critiques, conscients et sensibles à l’art québécois.
Andrée-Caroline Boucher
Conseillère pédagogique au Service national du RÉCIT, domaine des arts.
Doctorante en études et pratique des arts à l’Université du Québec à Montréal
Chargée de cours en Didactique des arts à l’Université du Québec en Outaouais
Références
Faucher, C. (2018). Informal Youth Cultural Practices: blurring the distinction between high and low. Dans L. Hetrick (dir.) Teaching art: (re)imagining identity (p. 95-109). Champaign, IL: Les Presses de l’Université de l’Illinois.
Faucher, C. (2014). Pratiques culturelles d’élèves de la 3e secondaire dans le cyberespace : jonctions avec la classe d’art (thèse de doctorat). Université du Québec à Montréal, Canada.
Gauthier, C. (2001). Former des pédagogues cultivés. Vie pédagogique, 118, 23-25.
Gouvernement du Québec (2006). Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, premier cycle. Québec : Ministère de l’Éducation du Loisir et du Sport.
Gouvernement du Québec. (2003). L’intégration de la dimension culturelle à l’école. Québec: Ministère de l’Éducation.
Richard, M. (2012). L’enseignement des arts et les dispositifs multimodaux dans les pratiques culturelles des jeunes. Dans M. Lebrun, N. Lacelle et J.-F. Boutin (dir.), La littératie médiatique multimodale: de nouvelles approches en lecture-écriture à l’école et hors de l’école (p. 203-215). Québec, Canada: Presses de l’Université du Québec.
Richard, M. (2006). Les défis d’une culture mondialisée. L’éducation artistique à l’école québécoise. Revue internationale d’éducation. Sèvres. 42, septembre, 31-43.
Richard, M. (2005). Culture populaire et enseignement des arts. Jeux et reflets d’identité. Sainte-Foy, Canada : Presses de l’Université du Québec.
[1] Néologisme que j’ai créé afin de nommer un dialogue entre trois parties.
[2] S’appuyant sur les écrits de Fernand Dumont, Clermont Gauthier (2001) définit ainsi la culture première : elle renvoie « à l’ensemble des caractéristiques du mode de vie d’une société ou d’une communauté d’acteurs, au réseau de significations familières dans lequel ils sont enracinés et qu’ils partagent au quotidien » (2001, p. 24). La culture seconde, pour sa part, envisage la culture comme une « distanciation » face à la culture première. La culture seconde correspond « à l’ensemble des œuvres produites par l’humanité pour se comprendre elle-même ». Elle est notamment nourrie par les disciplines scientifiques, littéraires et artistiques.
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