Leçon du communautaire
La Maison Kekpart est un établissement difficile à définir. Maison de jeunes, centre culturel, salle de spectacle, maison de production, centre de formation en arts médiatiques, tous ces services sont réunis sous un même toit au sein d’un établissement multidimensionnel qui conserve toujours sa mission première, celle de servir les jeunes et de participer activement à la construction de la communauté. Mais ce qui distingue surtout cet établissement, ce sont les programmes d’enseignement de la création en arts médiatiques qui y sont offerts. Dans cet article, nous chercherons à comprendre comment les pratiques pédagogiques des arts numériques issues d’un centre communautaire tel que Kekpart diffèrent de celles de nos écoles? Quel rôle est attribué aux nouvelles technologies de communication et aux réseaux sociaux plus particulièrement? Comment sont élaborés les objectifs de formation autour de ces moyens? Bref, qu’avons-nous à apprendre de l’approche du communautaire en matière d’éducation artistique numérique?
La rechercheC’est dans le cadre de l’étude Citizens of Tomorrow que nous avons approché la Maison Kekpart. Cette recherche pancanadienne, initiée par Kit Grauer, Ching-Chiu Lin et Juan Carlos Castro de l’Université de Colombie-Britannique, a pour objectif de comprendre comment les initiatives d’éducation artistique indépendantes, comme dans le cas des musées et des centres communautaires, participent aux processus d’éducation et d’intégration sociale des jeunes marginalisés des milieux urbains du pays. Quel est l’impact de ces programmes sur les adolescents et comment participent-ils à la création de nouvelles politiques oeuvrant au développement d’une meilleure démocratie sociale au Canada? Cette étude représente une contribution pertinente pour le domaine des arts, tant en théorie qu’en pratique, car le développement de programmes communautaires formels et informels de formation en arts et en technologies médiatiques n’est pas très documenté ni au Québec ni au Canada. Selon plusieurs chercheurs (Dysart-Gale, 2010; Franke, 2010; Kennelly, 2009; Wang, 2010), engager les jeunesses marginalisées du pays afin de renforcer leur capacité à devenir des membres actifs et participants de la société canadienne est un enjeu pressant pour les politiciens, pour les chercheurs, ainsi que pour les éducateurs et les intervenants du terrain.
L’établissementDans un milieu comme la grande Rive-Sud de Montréal où les besoins sociaux sont criants, la demande est forte et les défis sont nombreux. Pauvreté, échec scolaire, exclusion sociale, consommation et criminalité représentent le lot quotidien des intervenants qui oeuvrent auprès des jeunes. C’est dans ce contexte que les fondateurs de la Maison élaborent, depuis trois décennies, un modèle progressiste de centre communautaire. Terminé le stéréotype du local mal éclairé flanqué d’une table de billard et de vieux divans recyclés dans lesquels flânent quelques ados désabusés. Le visiteur qui entre à Kekpart est frappé d’emblée par l’aspect des lieux. On se croirait plutôt dans les locaux privés d’une maison de production. Studios d’enregistrement dernier cri, laboratoires d’imagerie numérique, studios photo, salle de spectacle, etc. Ici, le jeune entre en stage professionnel et il prend part à tout le processus de réalisation de véritables productions en communication médiatique comme des campagnes de sensibilisation, de la documentation promotionnelle ou des couvertures d’événement. Si les moyens sont aussi abondants, c’est parce que les administrateurs de la Maison ont su conjuguer financement public et partenariats privés. Ce sont leurs contributeurs (des entreprises du milieu) qui deviennent plus tard les clients des productions de la Maison. Le fait d’utiliser du matériel professionnel permet aux formateurs d’enseigner les véritables techniques du métier aux adolescents qui se sentent responsabilisés du fait qu’on leur confie de tels équipements.
Le programmeCe qui distingue le curriculum de cet établissement du modèle scolaire est que l’apprentissage en matière de création médiatique s’effectue à travers la réalisation de projets véritablement ancrés dans un continuum social et communautaire local et régional outrepassant largement le cadre de la classe. Le tout est intégré et c’est le modèle du stage professionnel qui prime. Les jeunes ne sont pas en simulation de réalisations, ils ne font pas “comme si”. Ils participent plutôt à d’authentiques productions qui verront le jour et qui seront diffusées dans les réseaux culturels. Toutefois, il est important de souligner que ces projets ne sont pas exclusivement dictés par la commande. Les formateurs agissent un peu comme des coordonnateurs de productions et le volet créatif est confié aux jeunes. Les réalisations sont ainsi fortement teintées de leurs contributions, surtout sur le plan conceptuel.
Médias sociauxUn autre élément distinguant clairement l’approche éducative de cet établissement de celle des secteurs scolaires est la manière dont les réseaux sociaux sont approchés. Aucune tergiversation à savoir si l’utilisation des applications les plus populaires pose un problème éthique ou si elle est approuvée par une politique d’utilisation des TICS. L’ensemble des réseaux sociaux est investi par les formateurs, les administrateurs et tous les membres actifs de la communauté. Ces derniers assurent une forte présence tant dans l’univers virtuel des jeunes que dans le réel (Boyd, 2014). Ils se connectent aux jeunes, promeuvent le programme et les productions tout en diffusant leur propre matériel. La communauté et le sentiment d’appartenance se développent grâce au va-et-vient entre le réel et le virtuel. La stratégie est ouverte et les objectifs des intervenants et éducateurs sont émulés dans la sphère virtuelle.
La leçonSi l’approche des formateurs de Kekpart apparait si dynamique et vivante, c’est que ces derniers ont saisi l’importance de l’utilisation des médias sociaux pour comprendre et intégrer les pratiques culturelles des jeunes à leur curriculum. Pour reprendre les termes de Amyot, ils pratiquent une véritable pédagogie du réseau (Amyot, 2003). Pour eux, l’essentiel est de stimuler l’activité de groupe, car ce sont des interactions sociales et technologiques qu’émergent les apprentissages. Dans de telles classes, les jeunes se réunissent au sein de groupes d’intérêt et ce qui les lie, ce sont les différentes compétences qu’ils apportent. Ils apprennent pour ensuite s’enseigner les uns les autres (Castro, 2012; Jenkins, 2009). Ils ont chacun des buts et des visées bien personnelles, mais ce sont surtout le partage et l’échange de compétences qui les réunissent.
Nos observations nous ont aussi permis de constater que pour les jeunes, l’art est avant tout création de soi (Bourriaud, 2009). Chaque geste du quotidien contribue à la création d’une esthétique personnelle, d’un art identitaire. Le réseau social est la fenêtre à travers laquelle ce type d’art est partagé. Cela, les formateurs de Kekpart l’ont bien compris. En arts médiatiques, ce que les jeunes mettent en scène, c’est eux-mêmes. Ce précepte se trouve à la source de la culture numérique adolescente et génère de nouveaux types de productions. Les formateurs modèlent donc les productions sur les pratiques des jeunes qui forment leur groupe: ce sont les intérêts naturellement en place qui détermineront la trajectoire des activités de création. Ils adoptent les pratiques sociales des adolescents pour les transformer en pratiques professionnelles de promotion et de diffusion.
Il devient alors difficile de parler de curriculum au sens classique. La nature de l’activité d’apprentissage est le produit de la commande du milieu, des compétences des formateurs ainsi que des intérêts des jeunes. Les administrateurs et les formateurs prennent le risque d’ouvrir leur jeu et de partager leur autorité avec le groupe. Une telle approche concorde avec ce que Efland (2002) a habilement décrit comme la pédagogie de la transformation. Le plus fascinant avec cette approche pédagogique est que les résultats qu’elle engendre transcendent largement les frontières de l’établissement. Le projet éducatif englobe l’espace social et la communauté environnante. Il y prend part et il l’incarne. Il ne peut être détaché des contraintes, des défis et des objectifs de son milieu, car les mêmes enjeux y sont reflétés. Les productions sont partie prenante d’un continuum social plus large qui transforme les enseignements au même titre que les productions de classe transforment le milieu. Les activités de ce programme se comprennent alors comme une conversation collaborative, comme une interrelation réciproque complexe entre les apprenants et les enseignants (Davis, 2008).
Le programme d’enseignement de la Maison Kekpart représente un exemple réussi d’intégration des arts médiatiques à une mission sociale culturelle locale plus large. Nos observations ont révélé que les arts numériques ne peuvent être abordés d’un point de vue strictement formel comme c’est encore souvent le cas dans nombre d’écoles du pays. Les nouvelles technologies de communication ne représentent pas seulement un moyen supplémentaire pour créer l’art, elles le transforment en redéfinissant les termes de son partage. Enseigner les arts médiatiques signifie entreprendre des démarches de coconstruction sociale de savoirs et de compétences nouvelles qui sont intégrées à un projet sociétal plus large. Là est précisément la leçon du communautaire au scolaire.
Notes de l’auteurNous tenons à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour son soutien financier à la recherche Citoyens de demain: Étude de l’impact de la pratique des arts médiatiques communautaires sur les jeunes marginalisés en milieu urbain. (Kit Grauer, chercheur principal).
Nous tenons aussi à remercier le CRSH pour la bourse Joseph-Armand Bombardier accordée à Martin Lalonde en soutien de ses travaux de recherches doctorales.
BibliographieAmyot, Y. (2003). Le marcheur-pédagogue: amorce d’une pédagogie rhizomatique. Paris: L’Harmattan.
Bourriaud, N. (2009). Formes de vie l’art moderne et l’invention de soi. [Paris]: Denoël.
Boyd, D. (2014). It’s complicated: The social lives of networked teens. London: Yale University Press.
Castro, J. (2012). Learning and teaching art through social media. Studies in Art Education, 52(2), 153 – 170.
Davis, B. (2008). Engaging minds: changing teaching in complex times (New ed.). New York: Routledge.
Dysart-Gale, D. (2010). Social justice and social determinants of health: Lesbian, gay, bisexual, transgendered, intersexed, and queer youth in Canada. Journal of Child and Adolescent Psychiatric Nursing, 23(1), 23-28.
Efland, A. (2002). Three Visions for the Future of Art Education. The Ohio State University.
Franke, S. (2010). Current realities and emerging issues facing youth in Canada: An analytical framework for public policy research, development and evaluation. Human Resources and Skills Development Canada. Récupéré de http://www.policyresearch.gc.ca/2010-0017-eng.pdf
Jenkins, H. (2009). Confronting the challenges of participatory culture: Media education for the 21st century. The MIT Press.
Kennelly, J. (2009). Learning to protest: Youth activist cultures in contemporary urban Canada. Review of Education, Pedagogy, and Cultural Studies, 31(4), 293-315.
Wang, E. (2010). The Beat of Boyle Street: Empowering Aboriginal youth through music making. New Directions for Youth Development, 125 (spring), 61-70.
Crédits photos: Maison Kekpart
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