Percevoir, c’est se rendre quelque chose de présent à l’aide du corps
Je termine dans quelques semaines mon baccalauréat en enseignement des arts à l’université Concordia. Tout au long de mes études, je suis restée impliquée dans le milieu de la danse contemporaine duquel je suis issue. Depuis 1997 j’y travaille à titre de chorégraphe, danseuse, conseillère artistique, enseignante et médiatrice culturelle. Au cours de ma dernière année d’étude, j’ai ressenti le besoin de concevoir un projet qui rallierait mes compétences en danse développées entre autres l’expérimentation et l’improvisation ainsi que mes compétences en arts plastiques afin de produire une vision pédagogique personnelle.
J’ai alors créé le projet Sensing and Doing (sensorialité et action) qui explore, par l’entremise des technologies mobiles, les liens existants entre corporéité (embodiement), territoire et création. J’ai eu la chance de travailler avec 8 étudiants de secondaire 4 de l’école montréalaise F.A.C.E. pour mettre à l’essai certaines activités et méthodes de travail incluses dans cette SAE. Nous nous sommes rencontrés à quatre reprises pour un total de 7 heures. Durant chaque bloc de travail, nous avons abordé des thématiques différentes telles le passage entre pensée linéaire et non linéaire, la sensorialité comme moteur de la pensée créative et la réalisation d’une installation miniature pour site spécifique. Le lien entre chaque activité s’est tissé autour de la question “Comment notre environnement nous façonne et comment nous le façonnons en retour”.
Expérience guidéePour notre deuxième rencontre, j’ai préparé une expérience guidée de type ‘marche sonore’ qui a été révélatrice car elle touche à un aspect fondamental que je désire transmettre : le corps non dissocié de la cognition dans l’acquisition des savoirs. Munis de leurs téléphones portables et d’écouteurs, les étudiants ont suivi une série de consignes préenregistrées. La première partie de l’expérience guidée s’est déroulée en classe. Au départ, chacun a orienté sa chaise afin de n’avoir personne dans son champ visuel pour pouvoir plonger dans l’expérience de manière personnelle. Les consignes guidaient les étudiants à travers une exploration des perceptions internes de leur corps, notamment du système respiratoire et de ses répercussions sur les mouvements et sensations intéroceptives. Cette première étape révélait le corps comme territoire en soi.
Ensuite, tout en restant en contact avec leurs sensations internes, les étudiants étaient incités à élargir leur champ d’observation à la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Ils devaient inclure les stimulus captés par le système de perception extéroceptif comme les couleurs, les textures, les sons, la température, les odeurs, les distances…Le corps devenait ainsi un territoire au sein d’un autre territoire.
Puis, les élèves ont été orientés dans une déambulation dans l’école avant de se diriger à l’extérieur. Au cours des variations offertes par les différents environnements traversés, les étudiants pouvaient examiner la manière dont ces informations captées par les sens les renseignaient sur l’identité de chaque lieu. La déambulation prit fin dans une petite cour intérieure où dans l’esprit de l’ethnographie sensorielle, chacun devait y recueillir une collection d’images afin de répertorier de manière intuitive le lieu à l’aide de leurs appareils portable. Les images captées par les étudiants ont servi de base au projet d’installation miniature réalisé ultérieurement.
En guidant les étudiants à être attentifs aux nuances plus délicates situées dans le corps, je voulais offrir l’occasion tout d’abord de se centrer et de laisser se dissoudre la notion de jugement, restrictive parfois dans un contexte de création.[1] Dès les premières minutes d’écoute de l’expérience guidée, quelque chose s’est déposé dans leurs corps et l’agitation présente au départ s’est rapidement estompée pour faire place à une disponibilité. Lorsque le temps est venu de se déplacer pour la déambulation, chacun est resté complètement absorbé par sa propre expérience malgré le fait qu’ils étaient contraints de marcher ensemble. Lors d’un retour effectué sur l’expérience vécue, les étudiants ne semblaient pas complètement conscients du changement qualitatif de leur expérience. Mais dans ma perspective de praticienne en danse, la transformation était évidente. C’est dans cet esprit que j’espère puiser dans mon expérience en danse pour ramener le corps comme terrain central à partir d’où l’on peut se mettre en relation avec son environnement dans toutes ses déclinaisons.
L’implication des technologies mobiles comme catalyseur de l’expérience sensible.L’utilisation des technologies mobiles a permis d’investir un espace autre que la classe comme lieu de recherche et de création et a mis de l’avant la possibilité d’imaginer et de rêver de nouvelles relations entre salle de classe traditionnelle et lieu d’apprentissage alternatifs. Le fait de se déplacer à l’extérieur du local d’arts plastiques et d’interagir avec l’environnement urbain a été une source de stimulation immense pour les étudiants. Le nouveau contexte d’apprentissage les a aidés à se positionner instantanément dans l’écosystème qu’est celui de la ville avec ses ramifications tant sociales, politiques et urbanistiques, chose plus abstraite dans la salle de classe.
Ensuite, je voulais aller au-delà de la simple mise en action du corps en amenant l’étudiant à percevoir les informations générées par celui-ci et à être en mesure de les utiliser dans l’activation de sa pensée créatrice. L’étudiant a pu prendre conscience de sa relation sensible avec l’environnement immédiat à travers la corporéité stimulée par la ‘marche sonore’. Par la suite, il a pu utiliser ce ressenti pour aborder la question centrale de l’interrelation corps/lieu dans la création de son installation in situ. Lorsqu’on appréhende le monde en puisant dans l’intelligence du corps dans sa globalité on a accès à des savoirs plus profonds en plus de stimuler la motivation intrinsèque [2]. C’est dans ce sens que l’apprentissage ancré dans la corporéité est une approche intéressante à considérer et ce bien au-delà de l’enseignement des arts.
Finalement, un glissement s’est fait au cours du projet entre expérience individuelle et expérience collective. Ce corps collectif comme l’appelle Castro (2015) concrétisé par les médias sociaux a soutenu le concept de pédagogie décentralisée favorisant une dispersion des pouvoirs et des savoirs parmi les participants. Malheureusement, la courte durée du projet n’a pas permis le déploiement de cet aspect dans son plein potentiel, mais ce serait un terrain fort important à investiguer. Ce dernier révèle à l’enseignant l’architecture des relations entre pairs, ce qui lui permet d’être plus à même de répondre et soutenir les cheminements individuels de même que le cheminement collectif[3]. Les qualités de malléabilité et d’improvisation sont indéniablement des atouts importants lorsqu’on est dans ce type de démarche. Mais surtout, en tant qu’enseignant, il faut avoir envie de se positionner dans un rapport de coparticipants[4] et de reconnaître la force et la richesse des savoirs collectifs.
Enfin, cette expérimentation, même de courte durée, aura été fort instructive dans le développement de ma démarche d’enseignement des arts visuels. Je vois qu’il est tout à fait possible et surtout enrichissant d’initier des projets de nature plus exploratoire dans le curriculum sans toutefois tout bouleverser. Il m’apparait souhaitable de réinvestir le corps dans sa mobilité et sa sensorialité dans le but de favoriser le déploiement de la pensée créatrice. Inclure la corporéité dans l’enseignement des arts visuels se résume à mettre le corps en action jumelé avec les idées d’attention et d’intention. Pour ce faire il faut sans conteste ralentir et prendre le temps de percevoir les nuances plus subtiles présentes en nous-mêmes et dans l’environnement. L’utilisation des technologies mobiles s’avère propice à ce réengagement du corps en raison de leur potentiel d’activation et même d’extension des sens dans une démarche sans cesse en quête de nouvelles perspectives sur le milieu dans lequel nous nous inscrivons.
*Les enseignants désirant développer une approche ancrée dans la copropriété peuvent regarder du côté des techniques somatiques très utilisées dans la formation des danseurs pour y trouver des exercices simples et facilement transférables dans le contexte d’une démarche créative en arts plastiques.
BibliographieCastro, J.C. (2015) Visualizing the Collective Learner through Decentralized Networks.
International Journal of Education & the Arts 16 (4), Retrieved [2/06/2016] from http://www.ijea.org/v16n4/.
Castro, J.C. (2012). Learning and Teaching Art Through Social Media in Art Education. A Journal of Issues and Research. 53(2), 152-169
Garner, B.K. (2013). The Power of Noticing. Educational Leadership 70(5), 48-52
Nguyen, D & Larson, J. B. Don’t Forget the Body : Exploring the Curricular Possibilities of Embodied Pedagogy, Innovative Higher Education. 40(4), 331-344. Retrieved [2/06/2016] from https://www.academia.edu/6617799/Dont_Forget_About_the_Body_Exploring_the_Curricular_Possibilities_of_Embodied_Pedagogy
[1] The Power of Noticing,
[2] 2015 Nguyen et Larson
[3]2015, Carlos Castro, Juan,
[4] 2012, Carlos castro, Juan
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