Quand un papillon pleure dans une classe d’art

PAR Jérémi Thibault
Art +, Vision : Étudiante
Quand un papillon pleure dans une classe d’art
par : Jérémi Thibault
25 juin 2025

C’était un cours d’art multimédia au cégep, un vendredi matin comme les autres. Nous allions expérimenter la vidéo poésie. Jusque-là, la poésie ne m’attirait pas. Je m’ennuyais, absorbé par mon téléphone, quand une vidéo a surgi des hautparleurs du projecteur. Une voix féminine récitait un poème vibrant, accompagné d’une mélodie douce et assez rythmée. Le texte parlait d’un amour franc, maladroit, déçu. Mon cœur s’est mis à battre plus fort. Ce fut un choc esthétique. Je venais de découvrir la puissance d’une poésie contemporaine, issue d’un mariage entre la littérature, la vidéo et l’art visuel. Je venais de vivre la vidéo poésie pour la première fois.

Ma professeure, Jacinthe, a vu l’étincelle dans mes yeux. Elle m’a confirmé que c’était l’œuvre Aimer, d’Hélène Matte, illustrée par Nuria Menchaca en 2012. Le devis de ce mois-ci: créer un vidéo poème autobiographique. Inspiré, je suis allé m’installer devant l’ordinateur d’un cubicule de montage. J’ouvris le logiciel Word : le désastre, la page blanche m’a figé, jusqu’à ce qu’une vidéo sur la métamorphose du papillon apparaisse alors que je fainéantais sur YouTube. Eurêka! Ce symbole me parlait.

J’ai commencé à écrire, puis une collègue m’a lancé en riant : « C’est bien gai ça ! » et c’est là que j’ai compris que mon vrai sujet était ailleurs. Mon comingout, ma sortie du placard. Ce que j’ai vécu, ce que j’ai été. Les strophes se sont mises à couler, douloureuses, sincères. Je me suis mis à pleurer. J’ai mis mes tripes sur la table. Ce poème, Quand le papillon pleure, fut une véritable libération.

Aujourd’hui, avec mon regard d’enseignant en arts en formation, je mesure à quel point cet instant a été déterminant. Il montre la puissance de l’art pour éveiller une passion, pour offrir un espace de transformation personnelle. C’est aussi un rappel : parfois, il suffit d’une œuvre, d’un moment bien choisi, pour allumer une flamme. Notre rôle comme enseignants, c’est d’ouvrir ces portes.

Avec le recul, cette rencontre esthétique avec la vidé poésie, puis cette expérience de création ont bouleversé quelque chose en moi. En y repensant, je réalise à quel point elles m’ont permis de me rencontrer. Je me rends compte que ce que j’ai vécu n’est pas unique : c’est en fait une porte que les arts peuvent ouvrir pour bien des jeunes. Avec cette expérience en mémoire, gravée en filigrane, je réfléchis dans ce texte à mon rôle de futur enseignant en arts plastiques. J’en profite pour croiser ma réflexion, à ma poésie, à ma sensibilité.

 

Les arts comme levier de construction identitaire.

 

Je pense que l’art, plus particulièrement la création artistique personnelle, joue un rôle fondamental dans le développement de l’identité, surtout à l’adolescence. En tant que futur enseignant, je réalise, après cette expérience mémorable, à quel point les activités créatives et esthétiques peuvent devenir un terrain d’exploration de soi, une manière de mettre en forme des expériences qui peuvent être confuses, douloureuses ou inavouées. Créer un vidéo poème sur ma propre histoire m’a permis de revisiter mon vécu, de lui donner un sens, et surtout, de me le réapproprier. Le simple fait d’assumer mon comingout à travers une métaphore poétique a été intensément libérateur. C’est en ce sens que les arts ne sont pas qu’un exutoire, une porte de sortie vers un monde imaginaire, mais qu’ils peuvent devenir un bon moyen de construction identitaire. Ils permettent aux jeunes de se dire autrement, de se raconter par fragments, par images, par photographies, par peinture, par sons, etc. Offrir un espace pour cela en classe, c’est d’offrir une légitimité à l’expression de soi. Et c’est en donnant cette légitimité que l’école peut devenir un lieu de croissance, pas seulement intellectuelle, mais profondément humaine. Comme le souligne De Koninck (2008); « les arts […] éveillent l’imagination, la créativité […] nourrissent l’intelligence et, en touchant l’affectivité, […] éveillent à l’autre aussi bien qu’à soi-même ». Dans le cas de cette expérience artistique, l’approche plutôt narrative de ce devis m’a permis d’explorer mon identité par l’art. Jaimes et Bordeleau-Payer (2022) stipulent d’ailleurs que les approches narratives offrent aux jeunes un cadre pour explorer et reconstruire leur identité dans un monde en constante évolution.

J’y réfléchis encore et je me dis qu’il faut que cette porte soit franchissable. L’expression personnelle, dans mon cas et certainement dans le cas de plusieurs, n’émerge pas dans n’importe quel cadre. Selon ma perception des choses, pour que les élèves puissent plonger en eux-mêmes, ils ont besoin de sentir qu’ils en ont la permission, et surtout, la sécurité.

 

La liberté expressive et l’espace sécurisant

 

Je ressens que le cadre proposé lors de ce devis était l’un des éléments clés de cette expérience mémorable de création. Effectivement, le cadre proposé par ma professeure, soit écrire un poème personnel et en faire une vidéo était à la fois structurant et libre. Il m’a permis d’explorer un sujet profond, intime, et de le transformer en œuvre. Cette liberté créative et artistique m’a fait du bien. Elle m’a permis de visiter mon identité avec vulnérabilité et confiance. Avec le recul, je comprends qu’un tel cadre pédagogique repose sur une condition essentielle : la sécurité affective. Quand les élèves se sentent écoutés, respectés, et non jugés, ils peuvent oser se dévoiler à travers la création. Selon Guillemette et Duhamel (2020), la créativité en contexte scolaire émerge lorsqu’on « instaure un climat de confiance, de respect et de non-jugement, propice à l’exploration personnelle ». En ce sens, offrir des projets artistiques ouverts, porteurs de sens et émotionnellement sécurisants, c’est aussi reconnaitre que la classe d’art n’est pas seulement un lieu didactique, mais qu’il peut devenir un lieu de confort, de partage et de découverte.

À bien y réfléchir, penser au cadre, même dans les meilleures conditions, ne suffit pas toujours pour débloquer la créativité chez les élèves. Je crois que les enseignants peuvent voir certaines choses qui se trament chez leurs élèves, afin d’accueillir, d’accompagner ce qui nait timidement chez eux. Il s’agit parfois d’éléments précieux pour enclencher le processus de création de l’élève en classe.

 

Reconnaitre l’étincelle créative

 

Jacinthe, ma professeure, a su percevoir que quelque chose s’était allumé en moi. Elle m’a accompagné avec respect, sans forcer, simplement en me nommant l’œuvre et en soutenant mon enthousiasme. Cela m’a donné confiance. Je ne me sentais plus comme un élève apathique, mais plutôt, comme un élève inspiré dont l’élan avait été légitimé.

Ce moment m’a appris que le rôle de l’enseignant n’est pas toujours d’enseigner activement. Il s’agit parfois d’observer avec attention, de poser des gestes simples, mais signifiants : encourager, valider, nommer ce qui vibre chez l’élève. C’est ce que Greene (1995) appelle releasing the imagination – libérer ce qui est déjà là, en sommeil, chez l’élève. L’enseignant devient alors facilitateur de sens, révélateur de potentiel. Être attentif à ces étincelles, c’est semer des graines de confiance durables, de faire germer cette plante qu’est la créativité, d’insuffler l’élan artistique et attiser les braises. Je pourrais parler longuement de métaphores de création, mais je crois qu’il est assez clair que nous devons être porteurs de savoir, de sens et être révélateur d’identité.

 

En conclusion

 

Cette expérience artistique, aussi intime qu’intense, m’a révélé quelque chose d’essentiel : l’enseignant fait bien plus qu’enseigner les arts, il accompagne ses élèves dans la découverte de soi. Le choc esthétique, la liberté de créer, le regard bienveillant d’un enseignant, ce sont autant des déclencheurs d’un processus identitaire profond. En tant que futur enseignant, je retiens que chaque élève porte en lui une flamme souvent fragile, parfois prête à s’éteindre, parfois sur le point de jaillir. Notre rôle n’est pas de souffler sur cette flamme au hasard, mais de créer les conditions pour qu’elle s’allume d’elle-même, au bon moment. En offrant un cadre sécurisant, en valorisant l’expression personnelle, en sachant reconnaitre ces étincelles, nous faisons bien plus. Et parfois, un simple vidéo poème suffit à changer une trajectoire. Je me rends compte finalement que ces apprentissages font énormément grandir ma passion pour l’enseignement et je pense que quiconque se rend compte de ces trois points est voué à découvrir l’essence de cette belle profession qu’est l’enseignement des arts. Je vous laisse sur cette capture d’image de ce poème que j’ai créé pour ce devis et qui m’est cher, en espérant qu’il vous allume la flamme de la poésie, comme Hélène Matte a allumé en moi.

 

Bibliographie 

 

Matteau, Michèle, Trousse du passeur culturel la contribution des arts et de la culture à la construction identitaire, Québec, Association canadienne d’éducation de langue française, 2009, 1 ressource en ligne, Collections de BAnQ.

Bordeleau-Payer, M.-L. et A. Jaimes (2021). Présentation du dossier thématique « Jeunes et récit de vie : l’identité narrative à l’épreuve du monde contemporain ». Revue Jeunes et Société, 6 (2), 2-8. http://rjs.inrs.ca/index.php/rjs/article/view/256/165

Guillemette, F. & Duhamel, L. (2020). Favoriser la créativité en classe : entre liberté et encadrement. Éducation et Francophonie, vol. 48, n° 1. Disponible sur Érudit

Greene, M. (1995). Releasing the imagination : essays on education, the arts, and social change. Jossey-Bass.

Poème d’hélène matte illustré par Nuria Menchaca : https://vimeo.com/showcase/3939254/video/165816412

 

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