Dans cet essai basé sur mon expérience personnelle, j’ai souhaité identifier les variables jouant un rôle dans le phénomène de mon inspiration. L’émergence d’une idée intrigue. L’illumination qui monte à l’esprit spontanément dans des moments de grâce reste des moments magiques. Je m’intéresse à l’inconscient, cette faculté qui emmagasine toutes mes expériences vécues. Je souhaite comprendre ces moments de distraction qui laissent passer des parcelles d’intuition. D’où viennent ces pressentiments ? Comment prennent-ils forme ? Peut-on stimuler leur apparition ? Le côté vaporeux de l’imagination m’interpelle. Une impression vague, formidable de prime abord, doit affronter notre côté raisonnable et se mesurer à notre expertise. Les émotions d’insécurité qui suivent deviennent déstabilisantes. L’intuition doit également braver la matière. Saura-t-elle briller par la technique
Cette contribution interroge le besoin fondamental de la création qui nous habite en subissant les tourments qui l’accompagnent. Comment l’intuition ainsi que la confiance en soi et en nos représentations orientent-elles nos raisonnements ? Comment nos doutes et nos autres préoccupations de la vie quotidienne viennent-ils taquiner cette émergence ? Comment ces soucis nuisent-ils, retardent-ils, limitent-ils ou alimentent-ils ces moments de grâce ? Je pars de mon vécu en tant qu’artiste, mais également en tant qu’enseignante pour mettre des mots sur les différentes émotions qui m’habitent et sur les liens unissant ces expériences singulières. J’enseigne à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM depuis 2000, et je cumule des expériences d’artiste invitée dans le milieu scolaire et d’enseignante spécialiste en arts plastiques à l’élémentaire. J’ai donc créé différents projets personnels autant que des projets scolaires. À partir de ces divers champs d’expertise, je me demande : comment ces différentes expériences s’influencent-elles l’une et l’autre ? Comment ces multiples chapeaux, jumelés aux hasards de la vie et aux études supérieures, modèlent-ils ma pratique de création actuelle ?
Ma pratique artistique alterne entre des épisodes intenses de production entrecoupés de moments consacrés aux impondérables de la vie et aux périodes de formation aux cycles supérieurs universitaires. Chaque cycle productif donne naissance à une ou plusieurs séries d’œuvres originales ainsi qu’à une multitude de projets pédagogiques répondant aux préoccupations de l’immédiat. Les intentions se succèdent. Malgré leur grande diversité, une similitude les relie souvent. Comment l’évolution s’effectue-t-elle ? Chaque série est-elle reliée aux événements vécus à ce moment-là ? Y a-t-il une mémoire collective qui influence leur émergence ? La poursuite des études favorise-t-elle l’appropriation d’événements historiques ayant marqué les époques ? Les références collectives marquent-elles l’imaginaire individuel ?
Ce texte comprend huit sections. Je commence en décrivant le processus méthodologique suivi dans cette approche visant à repérer les variables jouant un rôle dans la phase de l’inspiration de mon processus créateur. Les subdivisions soulignent les éléments jugés essentiels à mon inspiration. D’entrée de jeu, j’observe que la vie courante demeure la base de l’imaginaire. J’explicite dans cette seconde section du texte les raisons pour lesquelles le fait de développer sa sensibilité, en vivant chaque moment dans une présence authentique, demeure un principe vital au développement d’une singularité. Éveiller sa poésie en profitant des moments tendres du quotidien nous place dans une ambiance nécessaire à l’émergence intuitive. En troisième lieu je traite du rôle de la formation et du milieu universitaire pour aiguillonner l’inspiration de l’artiste. D’une part, la vie universitaire stimule grandement la pensée; les défis continuels provoquent l’inattendu et bousculent les habitudes. Par la suite, je me penche sur le potentiel associé à la diversification des actions et sphères d’activités. En effet, la diversité de mes occupations favorise la distanciation : le fait de passer de la création à l’enseignement déplace l’intérêt et permet un ressourcement sur le plan esthétique. Comme cinquième point de cet essai, j’aborde le sujet des irritants liés à la pratique sous l’angle du potentiel d’illumination inattendu qu’ils recèlent. Étonnamment, les irritants liés à des projets antérieurs peuvent devenir sources d’inspiration pour le futur. La recherche de solution par l’inconscient, et ce, même après la fin de l’événement, renouvelle ma façon de voir
Dans la sixième section du présent essai, je fais état des sources d’inspiration fécondes relatives aux notions d’échanges, de dialogue et de collaboration, car le fait de partager avec d’autres les premières impressions créatrices m’aide à ancrer l’image et à la faire évoluer. La persévérance, envisagée pour son potentiel à garder allumée la flamme de l’inspiration sera par la suite exprimée. Car pour ma part, la persévérance s’avère une qualité indispensable pour dépasser l’ambiguïté associée à l’étincelle naissante de la prochaine création. En effet, sans cette aptitude, l’idée passe sans s’attarder. La persévérance me donne la force d’aller au-delà de l’insécurité incessante de la création et de passer à l’action. Avant de conclure, je me pencherai sur le potentiel des connexions neuronales pour activer la phase d’inspiration. Je comprends que nous possédons en nous une multitude d’informations qui interfèrent entre elles inconsciemment. Ces liaisons inattendues favorisent un fourmillement de pensées. Ces illuminations spontanées peuvent sembler gratuites. Pourtant, elles résultent d’une accumulation de connaissances et d’expériences : tout ce mouvement de l’esprit reste fascinant. En conclusion, je dégage des conditions stimulantes me permettant d’entretenir cette forme de connaissance qu‘est l’intuition et que j’apprécie particulièrement. Le seul fait d’écrire ce texte active ma pensée créatrice.
Démarche méthodologique
Je note mes réalisations les plus importantes, les organise intuitivement dans un tableau, en mentionnant pour chacune son titre, ses conditions de réalisation, le développement de la notion de mise en œuvre et son origine pressentie. Je mentionne également ce que je retiens de ce projet. J’évoque mes frustrations résiduelles, autant celles occasionnées par la distance entre le concept de base et la réalisation finale que les irritants des conditions du milieu. Je me rends compte qu’avec cette multiplicité de pratiques, certaines expériences professionnelles demeurent difficilement retraçables. Les projets présentés au public dans le cadre d’une exposition, d’une vidéo ou autre, me reviennent plus facilement en mémoire. En relevant les différentes expériences, je remarque que certaines propositions prennent naissance dans des activités moins concluantes et remises aux oubliettes.
Comprendre l’origine de l’idée qui surgit, l’action de la conscience des sentiments et de la raison qui la bouleverse est le principal objectif de ce texte. Plusieurs réalisations marquent ma démarche de création, qu’il s’agisse de projets pédagogiques ou personnels. Ces conditions de création variées fournissent un cadre à chaque projet tout en influençant grandement le développement de ma pratique.
Pour y voir plus clair, dans l’univers fascinant de l’émergence des idées, j’ai effectué diverses lectures sur le sujet. À travers les premières, je constate ce caractère d’instabilité lié à la création vécue par l’ensemble des artistes. L’intuition de l’artiste prend racine dans son imaginaire et son inconscient. L’impression première flotte dans le doute et les remises en question, rendant ainsi la volonté de l’artiste très vulnérable aux refus et à la concurrence du milieu. C’est pourquoi il a besoin d’une bonne dose de détermination pour arriver à ses fins : l’acharnement doit faire partie de son quotidien.
Comme suite à un premier jet d’écriture, le retour aux notes de lecture fut très révélateur pour enrichir mon répertoire de modalités créatrices d’inspiration. Un aller-retour entre les lectures et l’écriture laisse remonter à la conscience les influences pour chaque projet répertorié. En effet, ce texte me permet de regarder dans le rétroviseur, d’établir les bases de mon évolution créatrice avec ses bons coups et ses échecs, afin de demeurer ouverte et attentive au devenir.
La vie : source fondamentale de notre singularité
Les cycles de la vie à l’écart de la production artistique s’avèrent nécessaires pour le renouvellement des références sensibles. «L’art ne peut être circonscrit, dompté, défini, il est en osmose complète avec le mouvement permanent du réel» (Berthet, 2005, p. 180). Le parcours créatif survient par vague entre nos différentes occupations quotidiennes. La production artistique naît d’un présent vécu intensément. Les aléas de la vie – naissances, maladies, occupations professionnelles, rencontres, moment de détente, rires, rêves, etc. – nous placent dans un état de sensibilité accrue. L’inertie transitoire entre les diverses périodes marque la fin d’une série et l’ouverture vers une autre : «un laisser être […] un laisser venir… saisir tout en lâchant prise» (Delcourt, 2013, p. 108). Delcourt parle de frontières poreuses entre les diverses expériences. Les instants de retrait demeurent nécessaires au changement laissant place au quotidien, à l’écriture et au retour sur soi. Prendre une distance avec ce qui vient d’être fait. Ces phases parfois banales ou parfois subversives deviennent salutaires pour la création en permettant un arrêt de l’attention, une ouverture à l’imprévu et à l’étonnement. Loin d’un fleuve tranquille, la pratique artistique va et vient entre besoins de la vie, temps de tumulte et d’occupation et temps de création
La vie se structure entre nos divers engagements. Souvent, l’illumination nous apparaît dans un moment d’inattention pendant la journée. Il est alors souhaitable de laisser mûrir cette émergence en s’occupant du quotidien avant de passer à l’atelier. Pour un artiste, les frontières perméables entre la création et la vie courante font en sorte qu’il laisse le projet en cours l’habiter complètement. Cette attitude d’engagement, quasi obsessionnelle, contribue à l’évolution du concept à travers le vécu même à distance de l’atelier. La malléabilité de l’idée première à travers son vécu personnel renforce sa singularité.
Bernier (2005) voit dans l’imagination un mouvement lié aux sensations. Pour elle, cette forme de connaissance joue un rôle dans la formation des désirs en permettant un détachement avec le présent. L’imagination regroupe l’analogie, l’image et le symbole. Chaque individu possède sa propre compréhension du monde. Les différentes expériences, sensations et perceptions individualisent les émotions vers un imaginaire diversifié et unique.
Pour sa part, Lemonchois (2003) avance que la formation de la sensibilité et l’apprentissage du discernement deviennent nécessaires au développement de la pensée (p. 25). L’auteure nous rappelle que la sensibilité dépasse le visuel, mais embrasse tous les sens, autant l’odorat que l’ouïe ou le toucher. D’après elle, la poésie découle d’un vécu. Elle ajoute que la création émerge de l’intérieur de l’être, ce que nous appelons l’âme. «La pratique créatrice est un retour sur soi pour trouver son authenticité» (Lemonchois, 2003, p. 123). Il faut d’abord vivre avant de consacrer sa pensée à la création.
Le mélange de ce que nous vivons, voyons et éprouvons enrichit et colore notre production artistique. La poésie et le discernement évoluent au fil des saisons. La maturation de la pensée se fait en développant notre jugement critique. Cette rétroaction par rapport à l’art en général et à notre propre cheminement en particulier permet notre évolution. Ce retour sur soi en considérant notre identité préserve cette authenticité qui nous distingue.
Il existe un continuum, comme un refrain, des éléments qui reviennent d’une série à l’autre. Depuis l’œuvre Trottoir de traces, la volonté d’interagir avec les spectateurs demeure en moi. La matière me sert de communicateur. Dialoguer avec les visiteurs sans les voir, à travers la matière et les traces qu’ils laissent continuent de m’émouvoir. Le motif de la grille, toujours présent dans ma production, divise, multiplie les possibles, ouvre à l’expérimentation et à l’échange. Suzanne Lemerise, lors d’une discussion de corridor, soulignait que nous pouvions reconnaître les enseignants spécialistes en arts plastiques à travers les réalisations de leurs élèves. Chez les artistes, cette continuité se nomme une démarche de création.
Pour Bertrand (2009), créer est une question de survie (p. 13). Il perçoit dans les œuvres un fondement de l’être essentiellement gratuit et profondément inutile (p. 20). Dans le même sens, Kridis (2010) voit dans la volonté de créer, un désir d’exister et de se connecter au plus profond de soi-même en incluant l’autre (p. 81). Pour cet auteur, faire de l’art, c’est faire la sauvegarde de soi dans l’inscription d’une trace (p. 150).
Le rôle de la formation universitaire
Ayant bénéficié continuellement d’une formation universitaire jusqu’à l’obtention du diplôme de doctorat en 2011, ma démarche fut encouragée, toute ma vie, par des influences institutionnelles. L’environnement universitaire reste très captivant à plusieurs points de vue. Dans un contexte universitaire, l’évolution d’une pratique artistique s’en trouve accélérée. Se faire accompagner et conseiller par des artistes d’expérience, être entourée de jeunes adultes passionnés autant que nous, se placer dans un contexte discipliné et stimulant demeure très formateur.
Souvent, lors d’un cours en création, le professeur présente plusieurs artistes et auteurs inconnus jusqu’à ce jour, développant par le fait même notre appétit de connaissances. L’horaire serré et les dates de remise nous placent dans une urgence stimulante. Constater l’initiative de nos pairs incite à l’audace et au dépassement. La création en groupe multiplie les échanges. Les présentations et les discussions se déroulent dans un climat d’enthousiasme fébrile. Confronter notre pratique à celle de nos camarades insuffle une curiosité fertile.
Plusieurs séries prennent sources dans un mélange de lectures et de discussions de groupe. Ces stimulations intellectuelles jumelées aux visites d’expositions et à des colloques à caractère philosophique ou esthétique demeurent passionnantes. Le fait de devoir répondre à des objectifs pédagogiques et à de nouveaux défis tonifie les concepts déjà développés et aiguillonne les vieilles habitudes techniques. Cette métacognition donne l’occasion de faire le point sur ma création en cours et d’aller vers une nouvelle production.
Les défis lancés par les professeurs me poussent à tenter des propositions inédites; plusieurs cours ébranlent mes convictions vers le renouvellement de ma pratique. Par exemple, suite à une confrontation déstabilisante de la part d’un professeur et plusieurs semaines de paralysie créative, je développais mon premier concept d’œuvre participative. Une façon de faire qui m’habite toujours.
La création poétique ne s’enseigne pas selon Lemonchois (2003, p. 152). Par contre, elle s’encourage. Gosselin (2014) parle plutôt d’accompagnement. Il note que les professeurs accordent une grande importance à l’accompagnement de la démarche des étudiants. D’après lui, c’est lors de l’évaluation formative que les enseignants peuvent constater les lacunes des ressources personnelles des étudiants et les inciter à les combler (p. 37). Modeler le discernement et le raisonnement aide les artistes à mettre en mots une démarche de création convaincante.
La diversification de ses actions : une force en devenir
Quand nous nous fragilisons face au côté hermétique du milieu de l’art, il semble très avantageux d’enseigner à temps partiel. Autant les tentatives dans le monde de la création demeurent ardues, complexes et exigeantes, autant les appels de fonds en éducation deviennent accessibles. Au niveau de l’école primaire, mes requêtes auprès de l’École montréalaise, de la commission scolaire ou celles auprès de la ville de Montréal se révèlent positives. À l’université, mes demandes de mise à jour des connaissances et de perfectionnement court débouchent sur l’octroi du financement nécessaire pour diffuser ma recherche, visiter des expositions internationales ou exposer mon travail de création. Ayant repris confiance dans mon potentiel de mobilisation, je peux retourner au monde exigeant de la création. Je puise alors mon énergie grâce à des approches liées à un domaine où les subventions restent plus accessibles.
Comme spécialiste en arts plastiques au primaire, les projets pédagogiques les plus évocateurs que j’ai mis en œuvre demeurent ceux développés dans le cadre du programme Arrimage de l’École montréalaise. La structure du programme favorise grandement le développement de propositions stimulantes. La rencontre préliminaire avec la responsable du musée d’art contemporain, qui nous présente la thématique nourrie de plusieurs exemples d’œuvres d’artistes, active le processus de création. Le contexte muséal avec les techniciens professionnels ainsi que le budget pour des matériaux spécialisés suscitent une mise en espace et des réalisations signifiantes. Dans le même sens, la pérennité des différentes vidéos, réalisées en milieu scolaire avec la collaboration des autres disciplines artistiques de l’école, marque la mémoire. Ces pratiques gardent une importance dans mon cheminement, raison pour laquelle j’en conclus qu’un projet doit dépasser l’étape de la réalisation pour parvenir à une diffusion publique.
Je crois sincèrement que le fait de multiplier les opportunités de diffusion des projets pédagogiques augmenterait la qualité de la démarche de création vécue par les enseignants et les élèves. Visiter des expositions, discuter du concept avec les élèves et avec d’autres professionnels du milieu. Créer des réalisations en anticipant leurs reconnaissances par les pairs dans une exposition publique demeure très motivant et gratifiant pour l’ensemble des acteurs. Yves Amyot, directeur de création au centre Turbine1 a réussi cet exploit en organisant en 2019 l’exposition Ranger dé.ranger à la galerie d’art Foreman2 de Sherbrooke.
Enseigner la création à l’université se révèle aussi stimulant que d’y étudier. La préparation de mes cours me garde attentive à toutes les pratiques artistiques actuelles. En réunissant des exemples pour les différents ateliers, je découvre des approches innovantes. Voir l’audace de quelques étudiants et les conseiller m’incite à risquer à mon tour. Ces stimulations entretiennent la pensée créatrice et contribuent à nourrir l’imaginaire.
Bayles et Orland (2007) confirment qu’un des rôles de l’artiste se retrouve dans le partage de son savoir et de sa passion dans l’enseignement (p. 50). Pour ces auteurs, l’atelier est le lieu du foisonnement des idées. Le fait de communiquer la matière aux étudiants nécessite que nous articulions plusieurs concepts associés au milieu de l’art. Cette attitude de recherche, d’expérimentation et de vulgarisation incite l’artiste-enseignant à s’approprier plusieurs notions très utiles à sa création personnelle. Dans cette démarche, il renouvelle son énergie au contact des jeunes riches de potentiel, ce qui l’aide à rester pleinement vivant (p. 50).
Quand les irritants de la pratique deviennent moments d’illumination
Les irritants des projets peuvent devenir une source d’inspiration très fertile. Le désenchantement marque la mémoire, l’inconscient et le besoin de dépassement laisse émerger face à des problèmes antérieurs de nouvelles propositions de solutions. Dresser l’inventaire de mes accomplissements passés fait remonter un sentiment de fierté au regard de certaines manœuvres, tandis que d’autres m’apparaissent plus faibles sur le plan de la maîtrise ou de l’audace. Si les réalisations les plus originales demeurent souvent les plus inspirantes, un sentiment de liberté peut se retrouver réduit s’il doit répondre aux exigences d’un accrochage restreint ou à une démarche inscrite dans un espace exigu.
Koestler (1965) nous parle de périodes d’incubation composée de moments de frustrations, de tensions, d’essais, de fausses inspirations, suivies de périodes d’anarchie féconde (p. 207). La mémoire des anciens projets et des échecs rencontre les nouveaux défis. D’après Koestler (1965), le croisement et l’interférence de ces données produisent une transformation; les anciens codes sont abandonnés, laissant apparaître une nouvelle synthèse plus appropriée (p. 236). L’auteur insiste sur le fait que la pensée habite l’inconscient par le visuel, l’auditif ou la cinétique; l’activité créatrice implique une régression temporaire favorisant des connexions entre ces différentes synthèses de pensée jusqu’alors distinctes. L’activité créatrice achemine l’être vers une solution novatrice.
Dans cet esprit, Deschamps (1987) développe le concept de l’expérience du chaos renvoyant à la confrontation d’une vision originelle. Il est alors question du saisissement de la nature humaine avec les abîmes insondables du non formulé entraînant l’inconscient collectif vers une émergence hétérogène (p. 225). Pour sa part, Besnier (2005) décrit l’inspiration comme une crise génératrice de transformation qui s‘apparente à la simple curiosité comme première émotion. Par la suite, celle-ci plonge l’homme dans une intense obsession, et ce, jusqu’à l’agacement continuel (p. 35).
Pour Robert Lepage, cité dans Charest (1995, p. 85), l’erreur est nécessaire. D’après lui, notre capacité à faire face à l’erreur, surtout à renoncer à nos convictions, est nécessaire. Pour le dramaturge, quitter ses certitudes et franchir les frontières de l’inconnu place les conditions incontournables de la création. Le doute et le chaos joueraient le même rôle. Pour Lepage, la douleur de l’inconfort, d’une routine brisée, s’avère bienfaitrice pour l’imaginaire (p. 108). De son côté, Deland (2004) ajoute que la source de toute création se situe au cœur du vide (p. 12). D’après elle, l’auteur doit sentir un vide pour créer (p. 13) et mentionne qu’il existe une tension créative entre le vide à remplir et l’attrait de la forme parfaite à réaliser (p. 17). Elle avance que la création soulage le poète du sentiment de vide en le rapprochant de son rêve de la plénitude (p. 25).
En ce qui a trait au travail en série, ce type de travail survient de façon enivrante : les images se bousculent, soulevées par l’enthousiasme et le plaisir de l’expression plastique. Les projets se multiplient et évoluent vers une maturation du concept. Cet élan se fait bousculer par peu de choses, qu’il soit question de difficultés techniques, des refus ou de mauvais commentaires de la part d’une personne à qui on accorde une crédibilité. Les insécurités, la peur de se répéter ou d’échouer, ou simplement les impératifs de la vie quotidienne peuvent eux aussi déranger le délicat mouvement de l’inspiration. Surviennent des moments de retrait, des périodes de renonciation suite à des refus ou autres contraintes. Je me souviens de quelques essais en création ayant demandé des rencontres; diverses tentatives, qui suscitaient de l’espoir, pour finalement se terminer en queue de poisson. On a alors l’impression de recevoir une douche froide qui pousse à dévier l’attention vers d’autres occupations. Laisser passer cet état de découragement, vivre d’autres succès dans une autre sphère de la vie permet de conserver l’équilibre.
Plusieurs projets ne me reviennent pas en mémoire naturellement. Par contre, lorsque j’énumère l’origine de certaines pratiques, je remarque que ces différentes expériences favorisent des réalisations plus abouties. Il est encourageant de voir que l’énergie déployée pour écrire une demande de bourse fastidieuse, ou autre formulation demeurée sur la tablette, peut être réappropriée dans l’écriture d’une intention qui trouvera sa gloire dans une diffusion digne de ce nom. Souvent, les émergences et les expérimentations surviennent prématurément. Le processus a besoin de s’affirmer pour être mené à terme. «Je maintiens que l’échec est un droit et que si on le craint, on ne peut rien faire. Dans l’art, il faut savoir traverser l’échec, c’est toujours après qu’il se produit quelque chose.» (Miquel Barcelo cité dans Dupeyrat et Harel-Vivier (2013, p. 45). Ces moments charnières ponctuent différentes séries. Un arrêt provoqué par différents événements ou une rétroaction stimule l’innovation et l’évolution d’une pratique.
Le partage et la collaboration : des sources d’inspiration fécondes
Les discussions favorisent la prise de conscience de lien entre des expériences antérieures et les besoins immédiats. Les projets collectifs laissent émerger des propositions novatrices très inspirantes. Certaines attitudes reviennent et entrent dans une démarche transcendantale par la suite. Elles se retrouvent réinvesties dans des propositions individuelles. Par la création d’un vaste dessin en cocréation avec Claude Majeau3, la découverte de ce papier grand format m’inspire plusieurs possibilités par la suite. Les contraintes de ce matériau qui froisse, se déchire et gondole, me conduit à vouloir dessiner directement sur le mur. L’interdiction de le faire m’amène au vinyle repositionnable comme solution.
Dans ma carrière professionnelle, plusieurs projets de création prennent la forme d’une collaboration avec d’autres personnes : j’ai identifié trois de ces formes. Dans la première, les exercices faits en cocréation où le dialogue s’étalait tout le long du processus : l’œuvre ainsi réalisée se présente en coauteurs. Dans le deuxième cas de figure, les projets pédagogiques s’effectuent en collaboration avec des enseignants d’autres disciplines et dans ce contexte précis, je reste souvent responsable du projet tout en faisant appel aux enseignants spécialistes de l’école ou à des artistes invités. Enfin, le troisième type de travail collaboratif mobilise des créations personnelles en dialogue avec un groupe. Chaque créateur réalise alors une œuvre personnelle en s’inspirant d’une thématique commune ayant été l’objet de discussions à plusieurs reprises. Tous ces échanges autour de la création enrichissent grandement l’inspiration. D’un côté, les notions proposées par des collègues font remonter d’autres images; de l’autre, le fait de narrer mon intention m’aide à faire évoluer l’émergence. Lemonchois (2003) affirme que la réflexion demeure nécessaire à l’apprentissage du discernement. Cette compétence reste à la base de l’évolution artistique.
En arts visuels, nous travaillons souvent seuls. Pourtant, partager notre processus demeure très stimulant. Les artistes en formation qui partagent un atelier, ou qui font partie d’un groupe ou d’une association peuvent garder contact avec leurs pairs et échanger sur leurs préoccupations tout en s’encourageant mutuellement dans leurs démarches. En arts visuels, tisser un réseau de connaissances demeure déterminant.
La persévérance pour garder allumée la flamme de l’inspiration
Une nouvelle idée provoque l’embrasement, une euphorie spontanée et de l’insomnie grisante jusqu’à ce que l’incertitude et le doute viennent contaminer la démarche. Anzieu (1981) affirme que l’inspiration peut mettre l’artiste dans un état second (p. 20). Il arrive souvent que le souffle créateur arrive à l’improviste, que ce soit dans la douche ou pendant la phase du sommeil. Pour Koestle (1965), le moment le plus propice et fertile pour la création se situe entre les moments de sommeil et d’éveil, là où la matrice de la pensée opère déjà dans une souplesse onirique (p. 192). La pensée initiée par une opportunité se présente avec son contexte et ses contraintes, lesquelles sont variées : un plan de cours à construire, un projet pédagogique à bâtir, une exposition à organiser prochainement ou simplement un dossier d’artiste à préparer. Pour donner suite à cette émergence, nous devons croire à son potentiel.
En création, la persévérance et la patience restent des qualités essentielles. Les auteurs Bayles et Orland (2007) insistent sur la distinction entre les artistes et les ex-artistes vivant les mêmes peurs, inquiétudes et autres embûches pouvant jalonner une carrière basée sur l’incertitude. Ils soulignent que les grands artistes utilisent leurs doutes à bon escient, ne se laissent pas abattre par les refus, mais analysent leur dossier, développent leur technique et remettent cent fois leur ouvrage sur le métier (p. 23). Ils ajoutent que l’artiste confronte l’épreuve à chaque étape du processus artistique (p. 22). Pour sa part, Kridis (2010) parle de fermeté, de persévérance et de contrôle; il importe de «tenir bon, résister, vouloir à tout prix, aller jusqu’au bout, ne pas lâcher, ne pas revenir sur une décision» (p. 112). Il s’agit de garder confiance en prenant appui sur les quelques réponses positives de la part du milieu de la création. Même les refus accompagnés d’une petite note positive restent encourageants. Personnellement, le fait de relire des pensées teintées de persévérance et d’espoir m’aide à garder la foi4.
Une dépendance à l’énergie que procure l’extase de la création pousse l’artiste à poursuivre frénétiquement la recherche de cette étincelle. Nous voulons revivre la fébrilité d’une réponse favorable, d’un lieu de diffusion intéressant ou d’une bourse obtenue. Cet état euphorique est similaire à l’excitation d’un enfant à la veille de Noël ou encore à celle de l’artiste céramiste, excité de découvrir ses nouvelles pièces, juste avant l’ouverture du four. Deland (2004) compare l’artiste à un enfant qui joue et qui aime changer les règles (p. 19). Dans ce sens, Guérin (2007) reconnaît que l’artiste se rapproche du monde de l’enfance (p. 20). Il ajoute que l’aspect «le primitif» de l’artiste – l’enfance, la magie et l’art – fait partie des fonctions associées à l’irréel où le principe de plaisir s’emploie à raccourcir le trajet entre le désir et son exaucement» (p. 20). Pour Deland (2004), l’artiste ressent un désir d’œuvre lequel est le moteur de l’exercice créateur. Selon cette auteure, le travail créateur se résume en trois mots : «je cherche, je désire, je crée» renvoyant ainsi au noyau dur «vide, désir, forme», à l’action qui nous permet de renouveler notre rapport au monde (p. 15-16). D’après moi, l’aspect fondamental de la démarche de l’artiste relève de cet accès à l’imaginaire, pour ne pas dire à la magie et au pouvoir de renouveler ses propres symboles face à l’existence. La persévérance associée à la fraîcheur et à la fougue de l’artiste commande ses démarches dans un milieu hermétique.
Des connexions neuronales génératrices d’inspiration
En rassemblant la plupart de mes réalisations dans un tableau, je remarque les liens unissant les différents projets que j’ai menés. L’expérience, le concept et le contrôle de la technique axés sur l’inspiration jouent un rôle de projections : un possible réinvestissement pour le futur. Par contre, je constate que l’idée ne se limite pas aux expériences antérieures, elle prend aussi naissance dans mes autres préoccupations de la vie; la complexité humaine dans ses multiples sphères justifie la singularité d’une pratique artistique.
Brown (1984) envisage la phase de l’inspiration comme une expérience mystique où l’esprit regroupe une extraordinaire synthèse d’éléments provenant de l’essence du vécu (p. 344). D’après Brown (1984), ce phénomène de réagencement de relations unit objets et événements de l’univers sensible pour les acheminer ensuite vers l’émergence d’idées complexes, abstraites et quintessentielles (p. 349). Pour y parvenir, d’après Brown (1984), nous avons besoin d’une modification de la conscience dissociée des émotions et des sensations pour laisser émerger une révélation orientée vers l’expérience d’un moment d’extase (p. 350). L’auteure nous révèle que la magie de cette intrusion soudaine illustre bien la puissance et la complexité des activités intellectuelles et ajoute que cette énergie passe inaperçue à la conscience (p. 350). Dans le cadre d’une étude sur le subconscient et les rêves, l’auteur Georges Romey (2005) affirme que «la fonction d’illumination résulte d’une action de synthèse de l’influx nerveux, qui établit des liaisons neuronales entre des données connues de l’individu.» (p. 61) L’auteur ajoute que l’inconscient facilite des rencontres entre des expériences différentes grâce à la fonction symbolique. Koestle (1965) dans l’ouvrage Le cri d’Archimède parle d’un processus de croisements et d’interférences : les anciens codes sont exposés, transformés et abandonnés dans un jeu composite qu’il appelle l’anarchie créatrice (p. 215 et p. 236). De cette manière, dans un moment de relâchement intellectuel, des liens se confondent pour répondre à un problème laissé en suspens. Au début, l’émergence reste très vague, le chaos rejoint l’expérience non formulée de Stern citée dans Deschamps (1987, p. 16 et p. 204) associée à l’absence de clarté et de différenciation.
Lorsque nous commençons à réfléchir à la matérialisation d’une œuvre d’art, tout se bouscule. Souvent, l’idée semble plus imposante que les matériaux à notre disposition. D’autres fois, la matière ajoute de la stabilité à une intuition vaporeuse. Créer ressemble à l’apprentissage de la danse en duo avec la matière. Nous insufflons une intention, la matérialité nous fait découvrir autre chose, ce n’est pas toujours la valse. En développant la technique, il y a plusieurs faux pas. Charest (1995) relate que selon Robert Lepage, le fait d’improviser autour d’une ressource, d’une idée, nous conduit à toutes sortes d’embranchements possibles (p. 114). Il s’agit là de sa manière à lui de dialoguer avec la matérialité renvoyant à sa capacité à extraire l’essence des choses. Souvent, la réalisation n’atteint pas la hauteur de notre aspiration. Bayles et Orland (2007) disent que la vision de départ est nécessairement en avance sur l’exécution (p. 23). Avec l’expérience, nous apprenons à contrôler nos attentes, à accepter l’imparfait, à jongler avec l’imprévu : les frustrations se transforment en inspiration pour l’avenir. Bayles et Orland (2007) confirment que l’incertitude demeure une compagne inséparable de la création (p. 40).
Plusieurs variables influencent l’inspiration. Les contraintes budgétaires, l’espace, le temps, le plan de montage, le professionnalisme des techniciens qui nous accompagnent, etc. Chaque élément détermine les paramètres de l’exposition et canalise les connexions entre les expériences antérieures. Les notions de l’un peuvent grandement inspirer les défis autres. D’après moi, cette dynamique ressemble à une pyramide inversée où chaque expérience nourrit la prochaine qui devient de plus en plus accomplie. Souvent, des idées émergent d’une volonté de pousser plus loin un concept déjà développé ou une technique expérimentée dans un projet antérieur. Une solution peut prendre une forme influencée par la rencontre d’un dispositif observé quelque part. Une discussion avec des collaborateurs peut également faire remonter des expériences passées. D’un côté, il y a le projet en devenir, un problème à résoudre, des doutes à apaiser et des affinités pour certaines techniques. De l’autre, des associations spontanées se développent entre le vécu et les besoins actuels; les expériences se superposent. Le dernier projet gagne de l’importance sur les précédents.
Concernant les éléments essentiels pour stimuler l’émergence, j’en ai identifié trois au cours de mon parcours en tant qu’artiste-enseignante : 1) discuter; 2) présenter nos essais à différentes étapes de réalisation; et 3) créer dans un milieu entraînant. Pour illustrer ce troisième élément, j’aimerais faire appel à une expérience vécue lors d’une journée d’étude tenue en 20195. Il fut alors question d’un lieu stimulant pour des étudiants en création. À ce moment-là, trois espaces me semblaient essentiels dans une architecture de forme préférablement ronde. Premièrement, au centre, une salle accueillante et un jardin intérieur favoriseraient les rencontres et les discussions entre les occupants du lieu. Deuxièmement, des ateliers situés autour du bâtiment comprenant des fenêtres imposantes laissant entrer une lumière abondante et naturelle favoriseraient le bien-être des créateurs. Finalement, deux lieux de diffusion composeraient la place médiane de l’école utopique; le premier, un grand espace interne, sans fenêtre, faciliterait la présentation d’œuvre considérée terminée par les artistes. Il s’agirait alors de permettre aux jeunes créateurs d’affronter le public avec leurs pièces. Le seul déplacement de l’atelier à la salle d’exposition offre à l’auteur une autre vision de l’œuvre. La relation entre notre pièce et celles de nos pairs permet à l’apprenti une chance de développer son jugement critique et son discernement. Un deuxième lieu de diffusion composé d’un long corridor entre les ateliers et la salle d’exposition supporterait toutes les ébauches envisageables afin de laisser vieillir l’exercice vers une maturation technique et conceptuelle.
Conclusion
Certaines stimulations favorisent la connexion entre des expériences précédentes et provoquent des intuitions. Sans lien évident, visiter des expositions, assister à des conférences d’artistes ou même lire des ouvrages sont parmi les activités qui mobilisent des composantes neuronales et peuvent générer une certaine lucidité. Participer aux événements artistiques nous permet de rejoindre l’inconscient collectif et de nous tenir au courant des préoccupations actuelles. Ces bonnes habitudes stimulent l’intellect et laissent émerger des aspirations. Avoir des discussions esthétiques avec des collègues et partager nos émergences aident grandement à mettre de l’ordre dans cette agitation féconde et à confronter notre intention. Présenter nos accomplissements en public et avoir accès à une technique de pointe active définitivement la créativité.Échanger sur le projet en cours nous permet de créer des connexions entre différentes expériences vécues et de favoriser l’apparition de solutions novatrices.
La lourdeur des dossiers à présenter pour tenir une exposition, faire une demande de bourse ou autres projets peut en décourager plusieurs lorsque les refus se multiplient. La démarche de création explicitée accompagnant un dossier visuel cohérent, dirige et limite les émergences. La constance d’une production nous enferme dans un savoir-faire acquis limitant ainsi involontairement notre production. J’aimerais inclure davantage de son ou d’images en mouvement dans mes installations. Avec mes derniers projets Arrimage 2014 et Arrimage 2015, j’ai découvert la notion de suspension que je désire intégrer en création. Pour le moment, je ne perçois pas de lien possible avec ce que je présente actuellement, mais le constat me donne une vue d’ensemble sur mes succès et apporte une ouverture vers l’avenir.
Pour bien analyser la production, une distance s’impose. En complétant le tableau des réalisations, il était beaucoup plus simple de mentionner la source de l’idée des anciennes réalisations. La facilité à se remémorer les liens entre les projets les plus anciens reste surprenante. Le recul du temps apporte l’aisance nécessaire. Je constate une belle latitude avec les projets Arrimage où la thématique varie chaque année. Je souhaite retrouver cette liberté avec les concepts développés par mon groupe d’artistes : Artistes têtes chercheuses. Ce groupe de recherche/création devient un laboratoire expérimental. L’autonomie accordée à chacun, les riches discussions réalisées autour de la problématique, l’expérience différente de chaque artiste et leur facilité à communiquer enrichissent grandement les recherches.
Avec la pandémie du coronavirus, nous avons été à même de constater l’importance du milieu culturel. Le manque de cette énergie créatrice fut démoralisant pour l’ensemble de la population, nous gardant dans une léthargie permanente. J’espère que cette prise de conscience donnera le goût à nos dirigeants d’augmenter la présence des créateurs dans l’espace public. Je souhaite aussi que le présent texte visant à identifier les variables jouant un rôle dans le phénomène de mon inspiration redonne le goût de créer, de réfléchir à la phase d’inspiration, de saisir toute l’importance de la présence authentique et de renouveler son regard face au monde de l’art et de son rôle social.
Dans cet essai, j’ai dégagé les conditions stimulantes qui me permettent de nourrir la phase d’inspiration de mon processus créateur et d’entretenir de façon positive cette forme de connaissance qu’est l’intuition. Comme mentionné précédemment dans ce texte, trois choses me semblent essentielles pour stimuler l’émergence d’idées, soit le dialogue (discuter), la présentation de nos essais à différentes étapes de réalisation et le repérage d’un milieu stimulant pour la création artistique. À titre d’illustration, je crois que de favoriser les discussions et les présentations entre étudiants les aiderait à faire évoluer leurs concepts. Il manque cruellement d’opportunités pour tous les artistes, débutants comme matures. Investir les espaces publics et les entreprises de lieux de diffusion affirmerait une présence plus soutenue de l’art en société et permettrait une rencontre avec le public de façon continuelle. Favoriser les rapprochements entre créateurs provoquerait un foisonnement d’innovations. Permettre aux artistes de côtoyer des employés de plusieurs entreprises deviendrait stimulant pour tout le monde. J’ai tenté plusieurs expériences en milieu de travail dans mes études à la maîtrise et au doctorat. Les conclusions démontrent des rendez-vous tonifiants pour tous les acteurs. Plusieurs projets ponctuels dans les hôpitaux et quelques entreprises affirment le grand potentiel de ces interventions.
Les acteurs des différents milieux sont formidablement riches en potentiel, des ressources institutionnelles sont présentes: saisirons-nous l’occasion de montrer que la création est l’un des meilleurs moyens de réenchanter la vie?
Notes
Lier les générations par la cocréation: un projet pour briser l’isolement et enseigner autrement
Nous sommes quatre étudiantes ambitieuses, inscrites au baccalauréat en enseignement des arts visuels et médiatiques à l’UQAM. Le nouveau cours de Cocréation pédagogique en fablabs, offert par le professeur Martin Lalonde à l’UQAM à l’été 2020 dans un contexte particulier de confinement (Masson, 2020), nous a permis de développer un projet qui nous tient à coeur, et qui a fait éclater nos perceptions de l’enseignement en général.
Nous avons développé le Projet Hologramme en quatre semaines intensives, en grande partie en télétravail (voir Laurendeau et al., 2020). Ce dernier a été pour nous une révélation sous de multiples aspects: les possibilités en pédagogie autres que ce que l’on peut apprendre dans le cadre du programme d’éducation québécois, notre rôle en tant que futures enseignantes, les nouvelles avenues qui se déploient lorsque des enseignants se mettent à travailler en cocréation, ou encore la découverte de ce qu’est le mouvement des fablabs et sa philosophie.
Notre projet s’est dessiné graduellement, guidé par l’envie que nous avions depuis un certain temps de travailler ensemble, et par la volonté de créer un projet éducatif complet, prêt à être exécuté en classe, et répondant à une problématique de terrain réelle.
L’objectif premier du Projet Hologramme est de créer un lien entre les générations. Une rencontre entre les jeunes et les personnes âgées, rencontre qui prend une plus grande importance en cette période de confinement. En créant un lien intergénérationnel, nous favorisons également un lien entre les enseignants, les élèves du secondaire, et le milieu des fablabs (dont il sera question un peu plus loin). Notre idée initiale était celle de sortir les personnes âgées de leur isolement en proposant aux jeunes de reconnecter avec leurs grands-parents. L’expérience commence avec un échange de lettres par correspondance, puis se poursuit avec la fabrication d’une « boite à hologramme », pour laquelle les élèves créent du contenu vidéo personnalisé, que ce soit un diaporama accompagné de musique, une performance, un stop-motion, une animation 2D ou tout autre type de production vidéo. Les élèves doivent partager un message, évoquer un souvenir ou, simplement, faire du bien à la personne âgée qui recevra cette boîte animée.
Nous avons donc pu observer, avec notre projet, la rencontre entre deux générations, soit celle de jeunes ayant entre 12 et 14 ans, et celle de personnes âgées (ici plus spécifiquement de femmes âgées entre 65 et 75 ans). Cet aspect apporte une dimension nouvelle en ce qui a trait à la transmission de la culture et au rapport au passé. En correspondant avec une personne qui a vécu la révolution sexuelle, les mouvements hippies ou encore, au Québec, l’expo 67 et le changement de rapport à la langue et à la religion, les élèves du secondaire ont grandement à apprendre. Le fait de devoir réfléchir à ce qui ferait plaisir à une personne en particulier, en se basant sur ses goûts et ses souvenirs, crée un rapport intime avec des fragments culturels bien uniques.
La cocréation, c’est l’idée de réaliser un projet en commun en se nourrissant d’échanges soutenus durant le processus créatif. C’est le fait d’allier les compétences en prônant la non-hiérarchisation des participants et des différents champs d’expertise. Il faut partager et être ouvert à la réalité des autres en allant au-delà des initiatives personnelles et en fusionnant les démarches. Il est important de noter qu’en réalisant des projets de cocréation, l’isolement disparait. En travaillant ensemble dans des espaces de travail collaboratif (contrairement au travail individuel), les créateurs peuvent socialiser et développer des affinités, et peuvent ainsi collaborer plus naturellement.
Nous avons tenté d’adopter en tout temps une approche cocréative, malgré les embûches que la situation de confinement nous a imposées. La constance de chaque coéquipière était ici la clé, afin d’apprivoiser de façon progressive la complexité du projet et favoriser l’évolution fluide de ce dernier. Nous avons mis nos idées en commun et avons maintenu des échanges actifs tout au long de la création. En identifiant les forces de chacune, nous avons divisé le travail également en prenant soin de garder une influence réciproque constante.
Il est indéniable que nous bénéficierions énormément de notre expérience de travail de cocréation dans notre carrière en enseignement. Allier des compétences différentes, des visions différentes, dans le but d’atteindre un objectif commun et des résultats incroyablement riches devrait être à la portée de tout enseignant. Que nous pensions aux différentes expériences, aux différentes matières et aux différents modes de travail qui habitent les enseignants du primaire et du secondaire; la cocréation entre actrices d’une même équipe-école ou entre actrices de divers milieux ne peut qu’être favorable au milieu éducatif.
Les fablabs sont des organisations qui opèrent des ateliers de fabrication numérique. Même si chaque fablab est unique, ce type d’organisation peut réunir des techniciens, des artistes, des programmeurs ou simplement, comme c’est le cas la plupart du temps, des citoyens qui désirent apprendre et partager leurs connaissances. Les usagers ont accès à des outils, à des logiciels libres et à des tutoriels de machinerie. Les fablabs agissent comme des laboratoires guidés par un engagement social, dans lesquels l’échange de connaissances, le travail collaboratif et l’accessibilité sont mis de l’avant afin de créer des projets novateurs. Ils permettent aussi à la communauté de réaliser des projets de nature citoyenne, durant lesquels les usagers sont encouragés à partager leurs connaissances avec les autres participants. Afin de soutenir leur mission de développement culturel et d’autonomie sociale, l’objectif des fablabs est la démocratisation de la technologie et des savoir-faire (Fablab Québec, s.d.; fabfoundation, 2020).
En débutant notre cours d’été, nous n’avions aucune idée de ce qu’est l’environnement particulier d’un fablab. C’est en rencontrant les collaborateurs de ce cours, les intervenants de l’équipe des services éducatifs de la BAnQ et du Square (BAnQ, s.d.; Fondation de BAnQ et Banque Nationale, s.d.), Mathieu Thuot-Dubé et Mathieu Laporte, que nous avons commencé à comprendre qu’est-ce qu’un fablab, et comment cette philosophie de partage et d’apprentissage par le faire nous rejoint.
Dans un fablab, il n’y a pas de limites, pas de barrières, pas de frontières. Tout est possible, ou presque. On apprend par essai-erreur, on développe des compétences en essayant les outils pour la première fois, et on défriche des voies inexplorées. C’est un peu ce que nous avons vécu nous-mêmes, avec la création du Projet Hologramme. Nous avons essayé des outils nouveaux, avons réfléchi à des solutions inventives à des problématiques sociales concrètes, et nous nous sommes appuyées l’une sur l’autre, avec nos compétences respectives, pour créer. La philosophie du fablab a teinté notre projet, et va sans aucun doute teinter notre façon d’enseigner dans le futur.
Nous provenons toutes de milieux différents, et avons parfois même un syndrome d’imposteur en étant inscrites en enseignement des arts, parce qu’il nous manque certaines compétences. La découverte de la philosophie du fablab nous a amenées à réaliser que le rôle de l’enseignant tel qu’on le voit traditionnellement n’est pas le plus approprié pour le développement de nouvelles compétences en lien avec les technologies. Le fablab nous a permis de constater que l’enseignant peut jouer un rôle de guide et médiateur dans un projet d’apprentissage, et non un rôle autoritaire qui implique qu’il est le détenteur et le transmetteur de la connaissance. L’enseignant peut découvrir avec ses élèves et apprendre avec eux. Il peut même apprendre de ses élèves, et ces derniers peuvent s’apprendre mutuellement.
Nous voyons de plus en plus d’articles, de témoignages et d’exemples concernant cette réflexion et cette remise en question du rôle traditionnel de l’enseignant. D’un autre côté, plusieurs enseignants se sentent démunis, voire handicapés, face aux nouvelles technologies qui apparaissent de manière exponentielle dans les classes. Ils sont quelquefois intimidés face à leurs élèves. L’évolution des connaissances technologiques des élèves est très rapide et ce n’est pas rare qu’ils en connaissent davantage que leur enseignant. Le fossé qui sépare l’enseignant de ses élèves est parfois important.
Avec ces difficultés et le matériel numérique souvent désuet dans les écoles, une ressource comme un fablab permet d’épauler les enseignants désirant trouver des projets qui touchent de près les jeunes, autant par les thèmes abordés que par les médiums utilisés. Les enseignants et élèves peuvent parfaire ensemble leurs connaissances dans les divers domaines technologiques et contribuer selon leurs forces respectives. L’utilisation des logiciels gratuits est avantageuse, car les élèves peuvent poursuivre leur travail créatif au-delà de la classe d’art s’ils ont le matériel disponible à la maison. Il est primordial que les jeunes de tous âges développent leur regard critique sur l’utilisation des médias de masse, et nous osons espérer qu’un telle pédagogie les amènera à se démarquer de manière créative et à produire du contenu unique sur les plateformes web.
Le Projet Hologramme nous a donc amenées à repenser l’enseignement par les initiatives du « team teaching », de l’enseignement collaboratif, et de la pédagogie par projets qu’il implique. Les projets basés sur des principes de non-hiérarchie et de collaboration comme ceux des écoles alternatives ou celui des Cercles d’auteurs, à la Commission scolaire des Hautes-Rivières (Cercles d’auteurs, 2020) nous démontrent de façon concrète que le rôle de l’enseignant est appelé à changer, et c’est pour le mieux. Aborder la pédagogie dans les fablabs nous pousse à tester ces nouvelles avenues.
Il est intéressant de se questionner sur la bonne façon d’enseigner la mécanique du fablab et l’approche par projet en tant que tel. Le format pédagogique du fablab s’apparente beaucoup à la pédagogie des écoles alternatives. Nous croyons que cette façon d’apprendre par projet est bénéfique pour l’élève entre autres, car elle propose autre chose que la simple expérience scolaire inflexible de l’école dite régulière. Tout comme au fablab, le programme pédagogique de l’école alternative utilise le modèle d’apprentissage par projet. Celui-ci sollicite non seulement la créativité de l’élève, mais l’engage aussi dans un parcours où il est maître de ses propres décisions. Il permet à l’élève d’exploiter des thèmes qui lui sont d’intérêt et lui permet de parfaire ses connaissances dans une matière qu’il connait déjà ou d’explorer de nouveaux sujets. Ainsi, l’approche par projet contribue au développement des compétences transversales et permet à l’élève de s’approprier la démarche d’apprentissage. Il s’implique lui-même dans une recherche et une réalisation personnelles, et ce, de façon autonome. Il acquiert des connaissances par l’expérience, la manipulation et l’action.
La pédagogie du projet n’est pas une activité supplémentaire au curriculum, mais bien la base de ce système. En plus de contribuer aux apprentissages individuels de l’élève, le développement d’un projet suscite la collaboration et la socialisation des apprenants qui utilisent une intelligence collective. Au fablab, c’est en cocréant et en utilisant les forces de chacun que les élèves apprennent. Les élèves qui travaillent en groupe développent des aptitudes collaboratives et non compétitives, en plus de cultiver un sentiment d’appartenance à un groupe. Ils se nourrissent des aptitudes et des découvertes des autres et développent des compétences d’ordres personnel et social.
Le Projet Hologramme nous a permis de développer un projet au goût du jour qui exploite les nouvelles technologies, tout en faisant le pont intergénérationnel et culturel entre les aînés et les adolescents. Cette cocréation nous a permis de mettre en lumière l’importance du travail d’équipe, en alliant nos forces et connaissances, pour offrir un projet « clé en main » constructif et éducatif pouvant être exploité par les enseignants désirant mettre sur pied un projet en fablab ou instaurer des pratiques plus alternatives en classe. Ce genre d’initiatives, encore largement sous-exploitées dans les écoles, seraient d’abord un bon moyen de diminuer le fossé technologique pouvant exister entre l’enseignant et ses élèves. Elles pourraient ensuite, en étant davantage explorées en milieu scolaire, constituer une très bonne porte d’entrée vers des pratiques enseignantes davantage flexibles où l’élève est mis de l’avant. Finalement, des expériences comme celle vécue avec le Projet Hologramme représentent une approche novatrice pour sensibiliser, promouvoir et favoriser une utilisation éthique des nouvelles technologies tout en mettant le travail collaboratif de l’avant. En mettant en commun les forces de chacun, il est possible mettre en place des projets différents et novateurs. Jeunes et âgés, enseignants et élèves, scientifiques et artistes, nous gagnons tous à cocréer, à collaborer, à évoluer sans limites ni frontières… comme dans un fablab.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). (s.d.). BanQ Éducation. https://education.banq.qc.ca/
Cercles d’auteurs. (2020). Les cercles d’auteurs. https://www.cerclesdauteurs.com/
Fablabs Québec. (s.d.). La charte des Fablabs. Dans Fablabs Québec. https://fablabs.quebec/?page_id=10
Fabfoundation. (2020). Getting started with Fab labs. Dans fabfoundation.
https://fabfoundation.org/getting-started/
Fondation de BanQ et Banque Nationale. (s.d.). Le Square. https://square.banq.qc.ca/
Laurendeau, E., Lapointe, L., Guerra Cruz,
Graphies – Cinéma d’animation au cœur de l’apprentissage de l’écriture
Dans un premier article paru dans Vision (Cinéma d’animation : au cœur du processus d’apprentissage de l’écriture), le projet Graphies a été décrit et son contexte de réalisation a été spécifié. Réalisé dans quatre écoles primaires avec des élèves de première année et quatre artistes professionnelles et deux pédagogues en art, il s’agit d’un projet d’éducation artistique qui explorait le cinéma d’animation à travers le processus d’apprentissage de l’écriture des élèves. Dans ce deuxième article, nous allons entrevoir comment le cinéma d’animation est un art qui fait appel à l’interdisciplinarité, c’est-à-dire à des croisements avec les arts plastiques. Nous verrons également que les lettres et les mots peuvent devenir matière plastique pour la création du mouvement.
Dans chacune des écoles, le projet était arrimé à la pratique de l’artiste impliquée, cependant les contenus d’apprentissage tournaient tous autour de l’écriture et du potentiel plastique des lettres pour créer le mouvement. L’expressivité des lettres à ce stade du développement graphique permet des possibilités de création de mouvements fascinants tant pour les élèves que pour les artistes. De plus, les lettres et les mots sont des éléments signifiants de leur cheminement scolaire et omniprésents dans l’environnement des enfants et dans la culture visuelle. Dès 1975, Max Kläger dans Letters Type and Pictures – Teaching Alphabets Through Art[1] parlait de la pertinence d’enseigner l’art visuel à travers les lettres et de permettre aux enfants de s’approprier autant la sémiotique des lettres agencées en mots que l’expressivité de leur graphie ou leur typographie. «[…] there are many ways in which the calligraphic and typographic sensibility of children may be awakened or sustained. […] Typography’s rich potential for encouraging creative thinking and learning process in school is clear.» (p.10) Lorsque les enfants commencent à écrire, ils tracent les lettres comme des motifs, des figures et les intègrent naturellement dans leurs dessins. Tout aussi naturellement, ils peuvent intégrer cette «sensibilité calligraphique et typographique» dans leurs expériences scolaires et esthétiques.
Les enfants ont joué avec le potentiel esthétique de la lettre, s’attachant davantage à sa fonction graphique et expressive qu’à sa fonction sémiotique. Par exemple, Catherine Lisi-Daoust, en préparant des pièces de carton découpé s’apparentant à la fois à des lettres et à des formes abstraites, jouait sur l’ambigüité de la fonction de la lettre. La lettre était ici prise par les enfants à la fois comme un symbole (pour écrire un mot) et comme une figure, un volume, une forme pour la composition d’un dessin. Se faisant, un espace de composition a été créé avec des pièces détachées qui peuvent se mouvoir dans l’espace à la fois comme des agencements sémiotiques (essayer d’écrire un mot) et des agencements esthétiques (créer une composition visuelle). Les pièces de carton étaient déplacées dans l’espace de la feuille et captées en photo par le logiciel Stop Motion Studio pour créer unGIF animé. Dans le même sens, dans le projet de Marie Valade, afin de créer un folioscope ou une animation avec praxinoscope, l’élève devait choisir une lettre qu’il allait métamorphoser. Cet élément graphique était le point de départ expressif pour stimuler l’apprentissage de la construction d’un mouvement. La lettre ne demeurait donc pas attachée à son sens, mais se métamorphosait en toutes sortes de lignes, de points, de motifs.
Les premières expériences d’écriture, souvent avant la période scolaire, poussent les enfants à l’utiliser comme un dessin et lui donner des formes d’animaux ou de bonshommes. «Letters tend to be experienced as structures possessing animistic and magical qualities.» (Kläger, p. 9). Cette démarche est proche de l’animation. L’enfant joue intuitivement avec le potentiel de métamorphose de la lettre. C’est ainsi que dans les projets d’Éléonore Goldberg, de Marie Valade et de Carol-Ann Belzil-Normand, les lettres sont devenues des personnages. Dans le cas de Belzil-Normand, ce sont les cures-pipes qui ont modulé une lettre-personnage qui performait dans un décor de jungle et dont les membres étaient articulés. Avec Goldberg et Valade, les lettres apparaissaient, bougeaient, sautaient, dansaient dans l’espace de la feuille, cela leur donnait un aspect vivant, animé, qu’il soit de l’ordre de l’animal ou de l’humain. Donner un caractère vivant à la lettre permettait aux enfants de comprendre les étapes de la construction du mouvement. La lettre devenait ainsi un matériau de création. Le Centre Pompidou consacre un dossier entier sur son site Internet à la lettre dans l’art (http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Lettre_image/). Il y est indiqué que la lettre devient pour les artistes contemporains une matière brute : «Les artistes, par leur culture visuelle et leur pouvoir d’interroger ou de montrer le monde, ouvrent de nouveaux espaces où ils n’habillent plus la lettre, mais la prennent telle qu’elle est, comme un matériau plastique.»
Dans Graphies, le potentiel de métamorphose des lettres a été déployé à travers la matérialité des arts plastiques. D’une part, les matériaux spécifiques à cette discipline contiennent une malléabilité favorable à la manipulation propre au mouvement en animation. D’autre part, les techniques du dessin ou de la peinture construisent un mouvement qui peut être fluide, saccadé, hachuré, effacé, accidentel. Le plasticien Patrick Barrès dans son livre Le cinéma d’animation : Un cinéma d’expériences plastiques (2007) explique que le cinéma d’animation contemporain se lie intrinsèquement aux arts plastiques. «Le film libère des vibrations, des scintillements, des oscillations qui traduisent la fulgurance des traits et le jeté des touches de couleurs, le tremblement des contours, le libre jeu du dessin qui ne cherchent pas nécessairement […] à gagner les bords et à composer une image mais à instruire de ses marques, de ses repentirs. » (p. 73) La fragilité et le caractère parfois accidentel ou maladroit des traits des enfants qui commencent à tracer leurs lettres contiennent des potentialités expressives qui se prêtent très bien à la construction du mouvement.
Dans le projet avec Éléonore Goldberg, les élèves ont utilisé plusieurs matériaux différents pour dessiner ou peindre : fusain, aquarelle, pastel, feutre. Centrée sur l’animation par le dessin, Goldberg leur a fait travailler les potentiels de l’effacement des matériaux. Une lettre était dessinée une première fois sur une feuille, puis effacée, puis redessinée un peu plus loin sur la feuille, et ainsi de suite, tout en transformant la forme de la lettre d’un dessin à l’autre. Les traces laissées par le fusain contribuaient à créer l’impression du mouvement et ajoutaient au caractère expressif de l’animation. Dans le cas de l’aquarelle, bien que ce matériau ne soit pas effaçable, les lignes et les volumes réalisés avec ce médium sont malléables, transformables : on peut les grossir, les changer de couleurs, effacer un volume en y ajoutant une autre couleur. Toute cette flexibilité plastique permise par les matériaux facilite la compréhension de la construction du mouvement et permet une créativité qui s’intègre naturellement à l’animation.
Dans le projet avec Catherine Lisi-Daoust, les élèves ont dessiné des animaux en mouvement dans le sucre. Les lignes et volumes qui composaient les animaux étaient facilement manipulables en traçant de nouveaux traits et points dans la matière. La même chose a été explorée dans le projet de Valade : dans leur déplacement et métamorphose, des mots en pâte à modeler réussissaient à exprimer des onomatopées rigolotes. Le projet a donc aussi sollicité les contenus d’apprentissage propres aux arts plastiques, intégrant l’interdisciplinarité. Le cinéma d’animation a aussi permis aux enfants de travailler sur l’organisation spatiale et temporelle et de jouer avec la multimodalité (lettres, mots, images fixes, images animées, son).
En croisant usages des technologies, manipulation de la matière et cinéma d’animation, ce projet avait pour intention de stimuler l’imaginaire des élèves et de contribuer au développement de leur littératie visuelle et numérique. L’éducation cinématographique est une avenue signifiante pour permettre aux enfants d’aiguiser leur regard critique à la fois sur la surabondance de productions audiovisuelles commerciales et sur le monde qui les entoure. Vue une accessibilité limitée au cinéma d’auteur pour les jeunes publics, Bouchard (2017) explique l’importance d’un meilleur financement de l’éducation cinématographique à l’école : «La sensibilisation à ce type de films doit impérativement se faire dans un cadre éducatif, et ce, dès le plus jeune âge.» (p. 9). Des programmes comme celui du CALQ qui soutiennent des projets de rencontre entre les cinéastes actuels émergents et les élèves comme Graphies doivent continuer d’exister et être bonifiés.
Le cinéma d’animation a fait de leurs expériences quotidiennes d’apprentissage des espaces d’exploration esthétique qui valorisent l’importance de l’écriture et a permis un usage créatif des technologies numériques. Certains des élèves participants créent maintenant leurs propres folioscopes. Des parents et certains enseignants souhaitent installer l’application Stop Motion Studio sur leur téléphone portable ou tablette à la maison ou à l’école. Des élèves se sont inspirés des animations créées en atelier pour développer de nouvelles situations d’écriture. Ce projet démontre à nouveau l’importance d’intégrer davantage les arts à l’école.
Hyperliens
Vers les films d’animation réalisés par les artistes: http://centreturbine.org/projet/graphies
Dossier «De la lettre à l’image – Un choix d’œuvres dans la collection du musée» (Centre Pompidou, 2012) : http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Lettre_image/
PDF «De la lettre à l’image – Une exposition-atelier» (Centre Pompidou) : http://mediation.centrepompidou.fr/itinerance/fr/03_de_la_lettre.pdf
Barrès, Patrick. (2007). Le cinéma d’animation: un cinéma d’expériences plastiques (L’Harmattan). Paris.
Bouchard, F. 2017. Renouvellement de la politique culturelle québécoise : Le consensus. Ciné-Bulles (Dossier Éducation cinématographique), 35(3), p. 9-11
Klager, M. (1975). Letters type and pictures – Teaching alphabets through art. New York : Van Nostrand Reinhold.
[1] C’est Yves Amyot, pédagogue en art et directeur du centre Turbine, qui avait porté à mon attention le livre de Max Kläger aux premiers moments de conception du projet, nommé dans sa version initiale Cacographie et réalisé pour la première fois avec l’artiste Marie Valade dans une école de Verdun, en 2015.
Compte-rendu de l’InSEA 2017 en Corée du Sud
L’été dernier, 1102 passionnés de l’enseignement des arts, originaires de 42 pays[1], ont participé au 35e congrès mondial de la Société internationale d’éducation par l’art (InSEA[2]) en Corée du Sud. Ce moment privilégié de ressourcement, de diffusion de la recherche et de développement professionnel a permis de porter un regard planétaire sur les enjeux de l’heure dans le domaine. L’événement tenu dans la ville de Daegu (du 7 au 11 août) avait pour thème : Spirit ∞ Art ∞ Digital. (suite…)