Emma June Huebner
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Les nouvelles technologies ont changé la façon dont nous racontons les histoires. Il n’est donc pas étonnant que l’utilisation généralisée des médias sociaux en soit venue à redéfinir le cinéma. L’Office national du film du Canada (ONF) est parmi les premières institutions à produire des films documentaires inspirés par le langage visuel des storiesd’Instagram ou conçus spécifiquement pour être regardés par le biais des stories. En tant qu’enseignante d’art médiatique au secondaire et chercheuse en éducation artistique s’intéressant à l’utilisation des médias sociaux par les adolescent·e·s, je me suis posé quelques questions par rapport à ces films : pourquoi les stories se prêtent-elles bien à la création et à la transmission de récits ? Quel pourrait être l’impact de l’utilisation des stories sur l’apprentissage ? Quels types de projets est-il possible de concevoir en faisant appel à ce format ?
Cet article se penche sur les possibilités de croisements innovants entre pratiques documentaires et pratiques visuelles liées aux médias sociaux et sur le projet pédagogique auquel elles ont donné forme. Ce projet, destiné à des élèves du 2e cycle du secondaire, est axé sur les récits hypermédiatiques mobilisant les publications éphémères stories (1) d’Instagram. Avec ce projet, je vise entre autres à apporter une contribution pour aider les enseignant·e·s à s’approprier les nouvelles modalités médiatiques des stories dans le contexte de la classe d’art. Dans les paragraphes suivants, je décris quelques notions théoriques avant de présenter un prototype du projet pédagogique.
Le film documentaire interactif sur les médias sociaux :
un outil pour le récit hypermédiatique
L’ONF et Point of View Spark de l’organisme American Documentary (POV Spark) sont deux institutions qui ont exploré la création de films documentaires interactifs pour les médias sociaux. POV Spark a produit, entre autres, We’ll Still Be Here (2016) et The Way It Should Be (2016) pour l’application Snapchat. L’ONF a de son côté produit Plus loin que loin(2021) avec les stories et Snapchat comme sources d’inspiration et Otherly (2021) a été créé pour être diffusé par le biais même des stories. Dans ces films, les stories sont enchaînées les unes à la suite des autres, défiant la barrière de 15 secondes propre à ce format. Ainsi, les spectateur·trice·s doivent tapoter à travers les images pour visionner les films. Par le fait même, ces films sont « des objets communicationnels complexes qui impliquent un utilisateur actif dans le déroulement du récit » (Gantier et Bolka-Tabary, 2011, p. 119). À ce sujet, Amato (2015) décrit comment ces nouvelles pratiques documentaires viennent s’entrelacer avec la pratique des récits hypermédiatiques. Le terme « hypermédiatique » tire ses origines du mot « hyperlien » et tient compte des systèmes qui comprennent de nombreuses unités multimédias liées entre elles. Les récits appartenant à ce genre peuvent être sonores et accompagnés de diaporamas, ou bien de vidéos ou de photos dotées de superpositions de textes et de liens vers d’autres contenus, ou encore les récits peuvent faire appel à n’importe quelle autre combinaison de ces médias. Le chercheur décrit également comment Internet et les nouvelles technologies ont influencé l’accessibilité à la création de ces formes de récits (Amato, 2015). Toutefois, j’estime que les médias sociaux ont eu un effet encore plus important en permettant aux individus d’avoir un accès direct à des fonctions de montage dans les applications. Par exemple, sur Instagram les utilisateur·trice·s peuvent ajouter de la musique et du texte sur des photos et vidéos. TikTok va encore plus loin et propulse les récits hypermédiatiques dans le domaine du contenu généré par les utilisateur·trice·s, encourageant ainsi la coproduction de contenu.
Les téléphones intelligents et les pratiques visuelles des médias sociaux
Afin de mieux comprendre les pratiques ayant influencé la création des films interactifs en stories, j’aborde ici quelques notions par rapport aux téléphones intelligents et à leurs impacts d’abord sur l’image et ensuite sur les pratiques visuelles et sociales des médias sociaux, en recourant à Instagram comme exemple.
Les téléphones intelligents ont eu un impact sur la création de l’image et sur l’expérience de l’image (Leaver et al., 2020; Manovich, 2016; Ryan, 2018). Dans un premier temps, ceux-ci ont facilité la prise de photos et de vidéos. Il n’est plus nécessaire d’être propriétaire d’un appareil photo pour capturer et produire des images. Par ailleurs, le format vertical associé au téléphone intelligent (à l’inverse de celui de l’écran de télévision) est venu bouleverser le monde cinématographique. Étant donné que 88 % des Canadiens possèdent un téléphone intelligent (Statistique Canada, 2018), il est facile d’imaginer que du nouveau contenu soit créé spécifiquement pour le format vertical du téléphone mobile, rompant ainsi le paradigme esthétique du cinéma (Ryan, 2018). Dans un deuxième temps, puisque de plus en plus de contenu est consommé par le biais de cet appareil mobile, l’expérience du cinéma en soi a changé. Historiquement, aller au cinéma relevait d’une activité collective et regarder la télévision consistait en une activité familiale. Toutefois, le cinéma est dorénavant devenu une expérience individuelle qui se vit entre l’individu et son téléphone. Les films diffusés par le biais des stories sont effectivement conçus pour être regardés seul·e·s.
En plus de la facilité à capter des images et du format vertical de celles-ci sur les téléphones intelligents, les médias sociaux sont dotés d’un langage visuel qui leur est propre. En grande partie influencé par le téléphone lui-même – qu’il s’agisse du format carré initial d’Instagram, des dimensions verticales des stories, des durées limitées des vidéos ou de nombreuses polices de caractères et conventions sociales visuelles associées à ces plateformes –, le langage visuel des médias sociaux en est venu à redéfinir notre façon de communiquer. L’impact du téléphone et de ses plateformes ne peut être ignoré, surtout lorsqu’il touche les adolescent·e·s.
Les adolescent·e·s et les médias sociaux
Il est important de souligner que 97,9 % des utilisateur·trice·s d’Internet âgé·e·s de 15 à 24 ans ont un téléphone intelligent (Statistique Canada, 2018). Par ailleurs, les médias sociaux sont utilisés par neuf Canadiens sur dix entre 15 et 34 ans (Schimmele et al., 2021). Il va sans dire que les médias sociaux font partie intégrante de la vie des adolescent·e·s du 21e siècle et que de nombreuses décisions de vie sont prises en réponse à des interactions sociales qui se vivent sur ces plateformes (Dennen et al., 2020). De nombreuses recherches ont démontré que les médias sociaux ont un impact sur la santé mentale, le sommeil et la concentration, et que l’éducation aux médias en contexte scolaire est nécessaire (O’Reilly et al., 2018). Ainsi, mon projet pédagogique tient compte de la réalité des élèves du secondaire et vise entre autres à sensibiliser ces derniers aux images auxquelles ils·elles sont confronté·es sur les médias sociaux, tout en les initiant au langage cinématographique.
La multimodalité
Je souhaite brièvement souligner que la multimodalité est aussi un concept central du phénomène des documentaires sur les médias sociaux. Lacelle et ses collègues (2017) décrivent comment « les relations entre textes, sons, et images contribuent à créer de nouvelles représentations du sens qui vont au-delà de ce qu’on l’on connaît de la sémiotique de l’image et de celle du texte ou du son prises isolément » (p. 122). Les pratiques visuelles des stories encouragent l’entrecroisement de ces trois moyens de communication en superposant des textes et des sons sur des images, enrichissant ainsi le message du contenu partagé. De plus, les récits hypermédiatiques et numériques sont connus pour leur impact en éducation puisqu’ils permettent de développer des compétences en littératie globale, multimodale, numérique, technologique, et visuelle (Robin, 2008).
Le projet
Tout bien considéré, je me suis aventurée dans la création du prototype d’un récit documentaire inspiré des procédés visuels des stories pour voir s’il était envisageable de réaliser un tel projet avec mes élèves de secondaire 5. Plus particulièrement, puisque les stories sont habituellement utilisées pour autodocumenter, mon projet encourage plutôt la rencontre avec l’autre et il consiste en un récit de vie formulé à la 3e personne. Dans le prototype, j’ai choisi de réaliser une entrevue avec ma sœur à propos de son expérience du plein air et j’ai composé son récit à partir des informations partagées lors de cette entrevue. Par la suite, je me suis enregistrée en train de lire mon récit et j’ai importé la trame narrative dans un logiciel de montage sonore. J’ai également effectué une tempête d’idées de sons et de musiques pouvant enrichir les propos de mon récit, pour ensuite les intégrer à ma trame narrative lors du montage.
À l’étape suivante, j’ai réfléchi aux images visuelles qui accompagneraient mon récit. En m’inspirant des stories, j’ai procédé au tournage d’images à la verticale et j’ai puisé dans des archives personnelles pour mieux contextualiser le récit. Lors de la dernière étape du projet, j’ai juxtaposé la trame narrative aux images et j’y ai superposé le texte du récit en jouant avec son placement et avec les typographies, comme il est d’usage de le faire sur Instagram. Pour illustrer le potentiel du projet, je partage ici mon prototype de récit en stories : https://vimeo.com/575095390
D’après mon expérience dans la création de ce prototype, un projet inspiré des procédés visuels des stories se transposerait très bien dans le cadre d’un cours d’arts médiatiques ou de multimédia afin d’inciter les élèves à développer une pensée critique vis-à-vis de la consommation d’images sur les médias sociaux, tout en les explorant comme outils de création artistique. Bien que mon projet soit exigeant puisqu’il nécessite de nombreuses étapes et la mobilisation de compétences en montages sonore et vidéo, je pense que ce projet saura inspirer les adolescent·e·s puisqu’ils·elles sont familier·ère·s avec le langage visuel propre aux médias sociaux. Ainsi, ce projet permettrait aux élèves d’explorer en toute confiance le langage cinématographique afin de découvrir son potentiel. De plus, puisque ce projet nécessite la composition d’un récit et sa lecture à voix haute, ce projet pourrait facilement être réalisé en collaboration avec des enseignant·e·s d’autres matières telles que le français, l’histoire ou le théâtre.
Pour terminer, le projet se prêterait également bien à de fructueuses discussions de groupe qui permettraient de créer des ponts entre les arts et l’éducation aux médias. Je partage ici quelques questions possibles :
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Comment pensez-vous que les téléphones intelligents ont changé la manière dont nous regardons des films ? Comment votre expérience diffère-t-elle lorsque vous regardez un film seul·e plutôt qu’en groupe ?
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Que pensez-vous des médias sociaux, non pas comme un outil de communication, mais comme une plateforme de diffusion et de création de films ? Est-ce que vous regarderiez des films dans ce format ? Si oui, pourquoi ? Sinon, pourquoi ?
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À votre avis, est-ce que le format du film est encore cinématographique ? Quels procédés le rendent cinématographique ? Quels procédés le rendent moins cinématographique ?
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Est-ce que ce genre de film vous fait réfléchir à votre manière de faire appel à des stories ? Comment utilisez-vous les stories ? Pour raconter ou partager quoi ?
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Si le personnel enseignant hésitait à utiliser les médias sociaux en classe, comme c’est souvent le cas, il importe de préciser que ce projet ne doit pas nécessairement se dérouler sur ces médias. Il emprunte plutôt les codes visuels des médias sociaux pour réfléchir à l’utilisation de ces plateformes et pour les explorer artistiquement. Ainsi, le projet peut être monté dans des logiciels de montages standards.
Conclusion
Sur la base de mes recherches, de mon expérience liée à la réalisation de mon prototype et des commentaires que j’ai recueillis de la part de mes collègues, je suis certaine que mes élèves de secondaire 5 seraient très motivé·e·s à créer un récit en format de stories d’Instagram. De plus, je pense que le sentiment de confiance généré par le format permettrait aux élèves de développer leur estime de soi. De ce fait, cette proposition de projet pédagogique est ancrée dans leur réalité. Elle permettrait de promouvoir la littératie multimodale et médiatique, et d’offrir la possibilité d’explorer les stories comme un outil de création artistique pour concevoir et partager un récit.
Notes
1. Les stories renvoient à un type de publication sur les médias sociaux créé et popularisé par Snapchat en 2013. De nature éphémères, les stories ont la particularité de s’afficher en plein écran sur les téléphones intelligents; elles défilent l’une après l’autre automatiquement.
Références
Amato, É.-A. (2015). Le webdocumentaire et ses ressorts fonctionnels, au croisement du film documentaire et de la narration hypermédia. Dans G. Soulez et K. Kitsopanidou (dir.), Le levain des médias : forme, format, média(p. 203-212). L’Harmattan.
Dennen, V. P., Choi, H. et Word, K. (2020). Social media, teenagers, and the school context: A scoping review of research in education and related fields. Educational Technology Research and Development, 68(4), 1635-1658. https://doi.org/10.1007/s11423-020-09796-z
Gantier, S. et Bolka-Tabary, L. (2011). L’expérience immersive du web documentaire : études de cas et pistes de réflexion. Les Cahiers du journalisme, 22/23, 118-133.
Lacelle, N., Boutin, J.-F. et Lebrun, M. (2017). La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique – LMM@ : outils conceptuels et didactiques. Presses de l’Université du Québec.
Leaver, T., Highfield, T. et Abidin, C. (2020). Instagram: Visual social media cultures. Polity.
Manovich, L. (2016). Instagram and the contemporary image. http://manovich.net/content/04-projects/094-notes-on-instagrammism-and-mechanisms-of-contemporary-cultural-identity/notes-on-instagrammism.pdf
Office national du film du Canada. (2019, 16 avril). À quoi ressemble un documentaire sur Instagram Stories ? L’ONF et POV Spark sont à la recherche de voix audacieuses et de visions créatrices pour Otherly, une nouvelle série sur Instagram Stories. Soumettez vos propositions d’ici le 17 mai [communiqué de presse]. https://espacemedia.onf.ca/comm/a-quoi-ressemble-un-documentaire-sur-instagram-stories%E2%80%89-lonf-et-pov-spark-sont-a-la-recherche-de-voix-audacieuses-et-de-visions-creatrices-pour-otherly-une-nouvelle-serie-sur-instag/
O’Reilly, M., Dogra, N., Whiteman, N., Hughes, J., Eruyar, S. et Reilly, P. (2018). Is social media bad for mental health and wellbeing? Exploring the perspectives of adolescents. Clinical Child Psychology and Psychiatry, 23(4), 601-613. https://doi.org/10.1177/1359104518775154
Robin, B. R. (2008). Digital storytelling: A powerful technology tool for the 21st century classroom. Theory Into Practice, 47(3), 220-228. https://doi.org/10.1080/00405840802153916
Ryan, K. M. (2018). Vertical video: Rupturing the aesthetic paradigm. Visual Communication, 17(2), 245-261.https://doi.org/10.1177/1470357217736660
Schimmele, C., Fonberg, J. et Schellenberg, G. (2021). Canadians’ assessments of social media in their lives. Economic and Social Reports, 36-28-0001. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/36-28-0001/2021003/article/00004-eng.pdf
Statistique Canada. (2018). Utilisation de téléphones intelligents et habitudes liées à leur utilisation, selon le groupe d’âge et le genre, inactif. https://doi.org/10.25318/2210011501-fra
Citer cet article :
Huebner, E. J. (2022). Une histoire au bout des doigts: les stories en classe d’art. Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques) nº 81, janvier.
URL: http://revuevision.ca/une-histoire-au-bout-des-doigts/
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