Enseigner le cinéma expérimental et l’art vidéo aux jeunes, deux exemples inspirants

par Caroline Martin

riopelle
EcoleBranchee_pour_AQESAP
revue-vision-publicite-brault-et-bouthillier
bannière SMQ pour le site de Vision

Caroline Martin

Biographie

Caroline Martin est chercheuse postdoctorale (FRQSC, 2020-2022) au Laboratoire CinéMédias et depuis plus de 15 ans chargée de cours en littérature et cinéma. Elle est diplômée Maître ès arts en études littéraires (UQÀM) et Philosophiæ Doctor en éducation artistique (Université Concordia). En 2018, elle a été élue par la communauté étudiante comme l’une des cinq enseignantes les plus inspirantes de l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche incluent l’éducation cinématographique et médiatique, la réception chez les jeunes publics et l’audiodescription. En collaboration avec l’ŒIL CINÉMA, elle mène actuellement une recherche (CINÉPROF) à l’échelle provinciale auprès des enseignantes et enseignants du secondaire intégrant le cinéma dans leur cursus.

Autres publications de cet auteur

    Le film comme œuvre d’art

    Il y a presque 10 ans, j’enseignais pour la première fois le cinéma expérimental et l’art vidéo à l’Université de Montréal. Craignant le désintérêt, voire l’ennui de mes groupes pour ce genre cinématographique en apparence « difficile », j’ai d’emblée décidé de proposer à mes étudiants d’envisager ces productions marginales pour ce qu’elles sont : des œuvres d’art contemporaines. Comme en témoigne l’histoire; des rotoreliefs filmés de Marcel Duchamp (Anémic Cinéma1, 1926), en passant par les Screen Tests2 de Warhol (1964-1966), jusqu’aux projections percutantes de Shirin Neshat (Turbulent3, 1998), le cinéma expérimental et l’art vidéo ne sont pas des produits de grands studios, mais bien d’ateliers d’artistes. Dans cette perspective, mon approche pédagogique a favorisé la prise de conscience des sensations provoquées par les images et le son plutôt que la recherche de sens. La démarche de l’artiste et ses expérimentations techniques ont occupé autant de réflexion dans nos discussions que le produit final. L’absence de récit n’a plus été synonyme de déroute, mais une exploration formelle du mouvement et de la lumière. Libérés de l’impossible question « Qu’est-ce que ça veut dire ? », nous avons pu nous interroger sur le comment et le pourquoi et surtout sur notre réception subjective de ces films.

    Pendant ces années d’enseignement, j’ai eu la chance de rencontrer des artistes d’ici qui réalisent des films expérimentaux. Enclins à partager leur passion et leurs techniques souvent inédites, certains d’entre eux participent à des projets éducatifs. Je présente ici deux exemples inspirants afin d’encourager les enseignants d’arts plastiques à intégrer le cinéma expérimental et l’art vidéo dans leurs cours. En effet, ce sont eux les spécialistes du langage visuel, de son histoire et de ses enjeux, mais aussi de ses pratiques, notamment celles plus artisanales. Au Québec, on peut se désoler du peu de place qu’occupe le cinéma dans le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ), mais on peut doublement se réjouir de celle qu’il occupe dans la discipline des arts plastiques, où il est recommandé d’aborder l’art vidéo, le cinéma d’art et le film d’animation4 avec les élèves du secondaire. Mais comment aborder la création de films expérimentaux ou d’art vidéo avec les élèves ? Voici ce que quelques artistes pédagogues ont à nous proposer.

    Steven Woloshen : art magique et ludisme

    Steven Woloshen travaillant sur pellicule dans son atelier (Montréal). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    Steven Woloshen est un pionnier de l’art du dessin sur pellicule au Québec. Depuis 30 ans, il réalise des films, à la main, essentiellement abstraits et fortement inspirés par la musique, mais aussi par sa vie personnelle et professionnelle. Son œuvre « est festive, colorée, dansante »5. Woloshen a assisté à la disparition progressive de la pellicule et sentant l’urgence de partager ses connaissances afin de participer « à la survie et à l’effervescence d’un art magique »6, il publie en 2010 Recipes for Reconstruction: The Cookbook for the Frugal Filmaker et en 2015 Scratch! Crac! et Pop! Une méthode simple et conviviale pour réaliser des films sans caméra, un guide pratique sur les techniques de grattage, de peinture et d’effets de collage.

    Scratch !

    Steven Woloshen (photographe) (2016), Couverture du livre Scratch, Crackle and Pop. A whole grains approach to making films without a camera (Éditions Scratchatopia, Montréal, 2015). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    Dans ce guide, l’auteur nous introduit à une démarche complète, simple et par-dessus tout ludique. Par exemple, il propose comme exercice d’introduction le grattage de pellicule avec quelques outils de base (punaises, couteau X-Acto ou tout autre objet pointu) et il nous « encourage à essayer divers outils pour explorer les effets »7 et les textures. On peut « gratter la pellicule d’un photogramme à la fois ou tracer des marques sur plusieurs photogrammes »8, la première option créant plusieurs petits tableaux contrôlés et la deuxième un effet saccadé et désorganisé. En collant la pellicule sur une fenêtre ou une table lumineuse, « vous verrez que [la lumière] explose quasiment à travers le film »9. Grâce à une simple application d’animation image par image pour téléphone ou tablette, on peut photographier et numériser un par un les photogrammes et convertir le tout en film QuickTime. Comme pour tous les exercices du guide, Woloshen termine avec un prolongement ludique : « Essayez ça : quand vous regardez les études photographiques d’Edward Muybridge, êtes-vous capable d’imaginer comment ces images fixes se traduisent en mouvement ? »10. L’auteur nous propose d’utiliser une lampe stroboscopique pour visionner les petits films grattés afin de reproduire l’effet d’obturateur d’un projecteur et de recréer l’impression de persistance rétinienne. Pour se faire, on pose simplement la pellicule sur un plexiglas derrière lequel on pose la lampe. On allume celle-ci et on bouge le film à différentes vitesses.

    Steven Woloshen (photographe) (2016), atelier de création collaborative sur pellicule. Lieu : Ville de Mexico (Mexique). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    Steven Woloshen (photographe) (2016), atelier de création collaborative sur pellicule. Lieu : Ville de Mexico (Mexique). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    En plus de ses guides, Woloshen anime des ateliers d’animation sur pellicule, notamment auprès des jeunes. On sent chez lui la volonté d’offrir une approche pédagogique qui refuse les conventions de l’art avec un grand A : « Le meilleur conseil que je puisse vous donner est de faire preuve d’audace et de créativité dans votre pratique. Il n’y a aucune règle dans cette forme de cinéma »11.

    Moi mon village : art vidéo et ruralité

    Martine Gignac (photographe) (2008), David et Alex pendant le tournage de Nid-de-pie. Lieu : Lac-des-aigles (Québec, Canada). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    À l’été 2008, Martine Gignac, responsable des projets jeunesse et communauté de Paraloeil (centre de diffusion et de production en vidéo et cinéma, Rimouski), a visité trois villages du Bas-Saint-Laurent en compagnie de trois artistes émergents de la région (Geneviève B. Genest, Julien Boisvert et Myriam Tousignant) afin de « réaliser une vidéo d’art avec les jeunes de la place, en s’inspirant de leurs réflexions et de leur appartenance à leur milieu de vie »12. Pendant cinq jours, ces adolescents « se sont aventurés dans leur propre village pour mieux le réinventer »13, donnant naissance à trois petits récits (Nid-de-pie, Disquathèque, et Diablotron), tantôt poétiques, tantôt colorés, dans lesquels le spectateur découvre les paysages, mais aussi les sons, les objets et gens peuplant ces milieux ruraux.

    L’art vidéo pour sortir des clichés

    Martine Gignac (photographe) (2008), David, Alex et Félix pendant le tournage de Nid-de-pie. Lieu : Lac-des-aigles (Québec, Canada). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    Pourquoi et comment introduire les jeunes de ces villages à la création de vidéos d’art ? En entrevue, Martine Gignac explique que la vidéo d’art avait comme visée de « sortir les jeunes de leur consommation habituelle de l’image »14, souvent concentrée sur la fiction ou le reportage télévisé. Avec la vidéo d’art, les jeunes ne peuvent plus se référer à leur encyclopédie cinématographique personnelle. Se faisant, l’écueil des « clichés malhabiles » était évité. À l’aide de discussions autour de quelques exemples projetés lors d’une rencontre d’introduction avec les jeunes, Martine Gignac et l’artiste invité ont présenté l’art vidéo à travers l’angle de sa « différence », de son altérité face au cinéma de fiction narratif.

    Martine Gignac (photographe) (2008), Félix pendant le tournage de Nid-de-pie. Lieu : Lac-des-aigles (Québec, Canada). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    D’une durée de cinq jours, le projet Moi mon village permettait d’initier les jeunes à la vidéo d’art grâce à une approche learning by doing, mais surtout d’utiliser le cinéma comme outil d’émancipation. Le premier jour, les jeunes étaient invités à réfléchir et à discuter de leurs liens avec leur village sur le mode de la « cueillette », c’est-à-dire en cherchant mentalement des lieux, des personnes et des objets significatifs. La journée suivante était consacrée à la rédaction d’un scénario où ces éléments devaient prendre forme. Grâce au thème de l’appartenance et à la démarche de collecte, les jeunes partaient à la (re)découverte de leur village. Pendant les jours suivants, les jeunes filmaient et enregistraient des sons tout en apprenant les rudiments de la prise de son et d’images. Finalement, ils devaient monter le film avec le soutien de Martine et de l’artiste invité. Étape incontournable à tout projet de film, l’aventure des jeunes se terminait par une projection pour les habitants de leur village. Le résultat donne à voir des images et des sons, formant une identité « rurale » dans laquelle ces jeunes peuvent se reconnaître et dont ils sont fiers. À propos de son village Lac-des-Aigles, un jeune dit à la suite de la production du film : « Ce n’est pas un trou, c’est le plus beau village »15.

    Martine Gignac (photographe) (2008) Geneviève B. Genest (artiste), David et Félix pendant le tournage de Nid-de-pie. Lieu : Lac-des-aigles (Québec, Canada). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    Conclusion

    L’héritage du cinéma expérimental est bien vivant dans le cinéma grand public et retracer ses influences peut être une façon d’introduire en classe certains cinéastes expérimentaux et leurs techniques emblématiques. À titre d’exemple, le générique de Scott Pilgrim Versus the World (Wright, 2010) est un hommage aux films d’animation sur pellicule de Norman McLaren. Par ailleurs, il existe plusieurs organismes au Québec pouvant faire le pont entre des cinéastes ou vidéastes expérimentaux et des groupes d’élèves. Ces lieux offrent parfois de la formation et de la location d’équipement analogique. Introduire le cinéma expérimental et l’art vidéo dans la classe d’arts plastiques, c’est proposer un nouveau corpus contemporain, mais aussi enseigner des gestes transformateurs sur des supports inconnus des élèves et faire découvrir des artistes d’ici.

    Martine Gignac (photographe) (2008), Geneviève B. Genest (artiste) et Félix pendant le tournage de Nid-de-pie. Lieu : Lac-des-aigles (Québec, Canada). Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

    liens utiles

    Pour les livres de Steven Woloshen : https://scratchatopia.wordpress.com
    Visionnement en ligne:
    Filmographie
    Centres d’artistes

    réferences

    1 https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cXbk7g5/rbLA45y

    2 http://warholscreentest.com/AWM#about

    3 https://publicdelivery.org/shirin-neshat-turbulent/#Video_Sussan_Deyhim’s_part

    4 Le descriptif du cours optionnel Arts plastiques et multimédia mentionne : « en plus des images analogiques ou numériques fixes, des images spatiotemporelles, sonores ou non, par l’entremise de l’art vidéo, du cinéma d’art et du cinéma d’animation » (PFEQ, 2001, chapitre 8, p. 12).

    5 de Blois, M. (2015). Avant-propos. Dans S. Woloshen (dir.), Scratch! Crac! et Pop! Une méthode simple et conviviale pour réaliser des films sans caméra (p. 8). Scratchatopia Books.

    6 Steven Woloshen, op. cit., p. 5.

    7 Ibid., p. 27.

    8 Ibid., p. 28.

    9 Ibid., p. 28.

    10 Ibid., p. 31

    11 Ibid., p. 98.

    12 Gignac, M. (productrice). (2008) Moi mon village [DVD]. Paraloeil.

    14 Entretien téléphonique avec Martine Gignac sur le projet Moi mon village, Montréal, 15 juillet 2019.

    15 Gignac, M. et Genest, G. B. (réalisatrices). (2008). The making of Nid-de-pie [film documentaire]. Paraloeil.

    Laisser un commentaire

    Les champs suivis du symbole * sont obligatoires.




    AQESAP bandeau publicitaire Revuevision.ca
    revue-vision-publicite-brault-et-bouthillier
    riopelle
    bannière SMQ pour le site de Vision
    revue-vision-publicite-aqesap

    UNE VISION DE L’ART+

    UNE VILLE EN PAPIER À L’ÈRE NUMÉRIQUE

    Cathy Jolicoeur et Marie-France Bégis

    UNE VISION D'ENSEIGNEMENT

    PORTRAITS HOLOGRAPHIQUES COMME EXUTOIRE

    Véronique Perron et Ethel Laurendeau

    UNE VISION DE COLLABORATION

    UNE VILLE EN PAPIER À L’ÈRE NUMÉRIQUE

    Cathy Jolicoeur et Marie-France Bégis

    UNE VISION QUI SE QUESTIONNE