Archive(s) pour janvier 2022

Comment l’enseignement en ligne affecte-t-il le cours d’art?

Depuis novembre 2019, la pandémie liée au coronavirus (COVID-19) a changé le fonctionnement de notre société. Les individus doivent désormais garder une distanciation physique de deux mètres, porter un masque chirurgical, et, pour limiter les risques de propagation, la majorité d’entre eux travaillent maintenant depuis la maison. Le milieu de l’éducation a pareillement été touché; le corps enseignant et les élèves ont dû basculer en enseignement à distance, lequel ne fait pas l’unanimité. En effet, certaines personnes affirment que ce type d’enseignement constitue une « révolution » tandis que d’autres ne l’apprécient guère et veulent retourner en mode présentiel. En tant que future enseignante en arts plastiques, je me questionne : comment l’enseignement en ligne affecte-t-il le fonctionnement du cours d’arts plastiques ? Dans les paragraphes suivants, je présente ma réflexion et le fruit de mes découvertes sur le sujet.

Les grands défis de l’enseignement à distance
Tout d’abord, l’enseignement en ligne a engendré des aspects négatifs. Cette façon d’enseigner a constitué un virage obligatoire; elle a été imposée aux établissements scolaires à cause de la pandémie. Autant les élèves que les enseignants ont dû s’adapter à cette nouvelle réalité en mouvement constant et exigeant de devoir naviguer à l’aveugle, l’esprit rempli d’incertitude, de doute et de peur. Selon Holborn (1992), faire face continuellement à l’inattendu peut être très stressant pour les stagiaires en enseignement, ce qui, selon moi, est maintenant le cas, et ce, même pour les enseignants expérimentés. Depuis la fin de l’année 2019, la conversion d’un enseignement en présentiel à un enseignement en ligne est pratiquée à l’échelle mondiale, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. En plus du stress qu’engendre la pandémie, l’anxiété augmente pour les enseignants qui n’étaient pas prêts ni outillés pour enseigner à distance. Effectivement, selon mes recherches (Richard, 2012; Villeneuve et al., 2013), la majorité des enseignants en arts plastiques sont maigrement formés sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) et surtout sur l’intégration de celles-ci dans la pédagogie. En effet, selon Richard (2012), les universités offrant le programme qui forme des enseignants spécialistes en arts plastiques ne proposent, en principe, qu’un seul cours en didactique des arts médiatiques. À mon avis, cela n’est pas suffisant afin d’outiller les enseignants quant aux spécificités technologiques liées au monde scolaire, pour les aider à bien assimiler, intégrer et enseigner leur utilisation de façon efficace. Cela est d’autant plus vrai si l’on garde en tête que la technologie est en constante évolution et que les jeunes ont un pas d’avance sur ce plan grâce à leur facilité naturelle dans l’univers des technologies numériques et mobiles (Richard, 2012).

Avec les TIC, on est en apprentissage continu. Sans une formation de base adéquate sur ce plan, il peut paraître impossible de se mettre à jour; de nouvelles versions de logiciels émergeant constamment. C’est une des raisons pour laquelle les enseignants spécialistes en arts plastiques se voient affectés négativement par le basculement en enseignement à distance. Ceux qui n’ont pas les acquis nécessaires ne se sentent pas en mesure d’intégrer l’enseignement des TIC dans leur curriculum. En effet, dans « les pays développés, les écoles sont de mieux en mieux équipées au niveau des TIC mais cette technologie reste, la plupart du temps, très sous-utilisée » (Cleary et al., 2008, p. 36). Par conséquent, la plupart des enseignants n’avaient pas d’expérience à ce sujet ou de projets prêts à présenter aux élèves lorsque l’enseignement en ligne s’est imposé du jour au lendemain. De ce fait, on ne peut qu’en déduire que la plupart des cours en ligne ne furent pas parfaits à cause de l’adaptation rapide requise et forcément non suffisamment réfléchie par les enseignants. En effet, la majorité d’entre eux, qui utilisaient pour la première fois les plateformes Teams ou Zoom, n’étaient aucunement habitués à les utiliser pour donner leurs cours et devaient désormais enseigner principalement devant un ordinateur.

De surcroît, selon Gilbert Gosselin, enseignant spécialiste en arts plastiques à l’école secondaire Mont-de-La Salle à Laval, il est impossible de faire les mêmes projets artistiques qu’auparavant puisque les élèves n’ont pas, à leur disposition à la maison, les matériaux nécessaires (entretien informel, 3 mars 2021). L’enseignement des arts plastiques, vu l’exploration de la matière et ses aspects techniques, a été affecté par l’enseignement en ligne. Gilbert Gosselin a également souligné que, dans le cadre de ce type d’enseignement, les élèves développaient certains problèmes sur le plan de l’interaction et de la stabilité émotive. Les jeunes de la première année du secondaire étaient les plus affectés puisqu’ils ont dû automatiquement intégrer l’enseignement à distance, et n’ont donc jamais expérimenté l’enseignement des arts plastiques en présentiel au niveau secondaire. Il est déjà difficile pour ces élèves de se faire des amis, on ne peut qu’imaginer comment cela est éprouvant pour eux de ne pouvoir socialiser (ou très peu) lors d’activités artistiques réalisées à distance. Dans ce contexte, il n’y a également plus d’heures de dîner, de pauses et de moments après l’école pour développer des relations amicales, car ces activités sont réalisées individuellement à la maison. La classe d’arts plastiques est souvent un endroit qui favorise la collaboration, où les élèves sont assis en groupe de quatre par table. Avec l’enseignement en ligne, ce cours a pris un virage vers le mode d’apprentissage et de création « solitaire ». Dans un article de La Presse, Colpron (2020) relate les propos de cinq élèves du secondaire soulevant un point commun négatif majeur lié à l’enseignement en ligne : être privés de la présence physique de leurs amis. Malgré la communication possible facilitée par plusieurs applications, rien ne peut remplacer le contact humain réel selon moi. Dans cet ordre d’idées, Gilbert Gosselin affirme qu’il lui est plus difficile de sentir le pouls de la classe via l’écran, surtout lorsque les élèves n’activent pas leur caméra. Cela doit être démotivant pour la plupart des enseignants que de donner un cours devant une vingtaine de carrés noirs. Concernant les élèves, ils ne bénéficient plus d’un enseignant qui se promène près d’eux pour les guider dans leurs apprentissages, ils doivent donc être encore plus autonomes et responsables, ce qui n’est pas évident.

Les forces de l’enseignement à distance
Différents points de l’enseignement en ligne ayant un impact négatif sur le cours d’arts plastiques ont été énumérés, mais cet enseignement peut aussi affecter positivement le fonctionnement de ce cours, notamment selon l’enseignement en mode synchrone et asynchrone. Le premier permet aux élèves d’être face à face avec l’enseignant, avec la présentation de la matière à traiter durant le cours, de poser des questions et d’avoir rapidement un retour de la part de l’enseignant (Priscila, 2020). Quant à l’enseignement asynchrone, les leçons enregistrées permettent aux enseignants de perfectionner leurs leçons (p. ex., effectuer des reprises, améliorer le montage vidéo) et d’éviter de les répéter plusieurs fois. De plus, l’enseignement asynchrone est avantageux lors de la démonstration d’une technique artistique puisque chaque élève peut l’observer de près sur son écran, tandis qu’en mode présentiel, le champ visuel de l’élève n’est pas tout le temps optimal (p. ex., un autre élève pouvant obstruer sa vision).

Concernant le déroulement global des projets d’arts plastiques, puisqu’ils incorporent alors moins d’éléments techniques ou de contact direct avec les matériaux, les enseignants tendent à se tourner vers la théorie et l’intégration de la technologie; seul matériel désormais commun à tous dans la classe. Par exemple, Gosselin explique que ses élèves utilisent des logiciels graphiques en ligne pour créer des modélisations 3D (G. Gosselin et Laforest, 2021).

Gilbert Gosselin affirme également que, dans le cadre de l’enseignement en ligne, il peut se concentrer davantage sur l’enseignement de la démarche de création avec ses élèves. Celle-ci, avec l’étape de la mise en perspective et la troisième compétence (apprécier des œuvres d’art…) font partie du Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ). Elles permettent aux élèves de développer et d’exercer, entre autres choses, leur réflexion et leur jugement critique. Je trouve magnifique le fait d’offrir plus d’ampleur au volet de l’appréciation dans le cours d’art parce qu’il n’est pas assez mis en pratique. En effet, la troisième compétence n’a qu’une pondération de 30 % dans le bulletin scolaire, tandis que 70 % sont accordés à la création (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011).

En me basant sur les propos d’Efland (1995) et de ceux de Boucher et Faucher (2018), je ne peux qu’agréer au fait que le PFEQ semble garder ses racines modernistes, et ce, malgré une vision postmoderniste « de surface », puisqu’il accorde une pondération trop imposante au « faire » et une pondération moindre à la partie théorique et discursive, où les élèves sont capables de s’exprimer, de comprendre et d’apprendre sur l’art et le monde. Comme évoqué précédemment, selon Richard (2012), les jeunes ont tendance à utiliser naturellement la technologie et naviguent sur Internet aisément. Cependant, elle relève le fait que la plupart des jeunes ne contextualisent pas leurs créations et n’exercent pas un jugement critique sur ce qu’ils regardent sur Internet ou sur ce qu’ils publient eux-mêmes. Avec l’enseignement à distance et l’emploi des technologies, le jugement critique des élèves est davantage stimulé par la discussion qu’entraîne l’appréciation et la création de projets pouvant les interpeller parce qu’ils intègrent une dimension importante de la culture des jeunes et de leurs pratiques (Richard, 2012). Un exemple à ce sujet est celui de l’enseignante Nathalie Claude qui amène ses élèves à réaliser qu’il faut tout le temps se questionner sur la crédibilité des sources et des personnes sur Internet. Elle a favorisé cette prise de conscience chez ses élèves à l’aide de son projet La Rumeur où elle a créé et présenté à ses élèves, de façon crédible, mais aussi humoristique, une fausse couverture de magazine où elle se présentait comme une milliardaire (Faucher, 2011).

Un autre élément favorable qui s’est développé durant l’enseignement des arts à distance est lié à la pédagogie inversée et à l’entraide. La pédagogie inversée se caractérise par la présentation de la nouvelle matière à l’aide d’une capsule vidéo, d’une lecture ou d’un diaporama (p. ex., PowerPoint) préparé par l’enseignant et que l’élève consulte chez lui. Il pourra ainsi se familiariser avec les notions avant qu’elles soient abordées en classe. De ce fait, lors du cours, la matière n’étant pas inconnue par l’élève, celui-ci est mieux préparé pour poser des questions, faire des exercices en équipe et valider sa compréhension auprès de l’enseignant. Durant la pandémie, la pédagogie inversée fut très utile afin d’offrir à chaque élève la possibilité d’apprendre à son rythme, d’avoir plus de temps pour clarifier ses doutes durant le cours, tout en encourageant le développement de son autonomie et un sentiment de fierté.

Concernant l’entraide, Brochu (2015) affirme que ses élèves du primaire sont en mode de résolution de problème lors du processus de création lié à l’ordinateur. En effet, quand ils font des découvertes, le partage dans la classe se fait alors naturellement entre les élèves. Gilbert Gosselin m’a également avoué que, souvent, ce sont ses élèves qui lui montrent comment utiliser une fonction sur l’ordinateur ou un logiciel. Selon moi, cela est fantastique parce que l’élève n’est plus cantonné dans un rôle passif; il devient actif dans sa classe. Il ne fait pas que recevoir de l’information de la part de l’enseignant, il participe et partage ses connaissances. L’enseignement devient alors mutuel et amusant.

Décidément, d’après ce qui précède, on peut remarquer que la classe d’arts plastiques peut être affectée autant de façon positive que négative par l’enseignement en ligne. Les recherches sont variées sur le sujet, mais je ne crois pas que l’enseignement en ligne est moins efficace que l’enseignement en présentiel (Basque et Baillargeon, 2013). Quoi qu’il en soit, le cours d’arts plastiques est nécessaire pour la formation globale des jeunes, car il assure un équilibre émotivorationnel, le sentiment d’appartenance, et, entre autres choses, redonne la confiance en soi et la motivation surtout aux élèves en difficulté d’apprentissage (P. Gosselin, 1996; Saint-Jacques, 2006). Comme Eisner (1989) l’affirme, le bien de l’enfant a la priorité sur la matière et cela doit surtout être le cas durant des périodes de crise comme celle de la pandémie de COVID-19 (Deslauriers et Faucher, 2021). De ce fait, même si l’enseignement des arts plastiques qui se déroule en ligne n’est pas encore optimal à 100 %, je suis d’avis qu’il est tout autant essentiel qu’une autre matière. Dans le document Apprentissages à prioriser pour l’année scolaire 2020-2021 en contexte pandémique, les arts plastiques ne figurent pas parmi les matières prioritaires. Je trouve qu’avec ce document, le ministère hiérarchise les matières et réduit le cours d’arts plastiques à une représentation techniciste (Guillot, 1995). Afin de minimiser cette représentation et celle qu’il met de l’avant centrée sur l’expression personnelle de l’élève, le PFEQ gagnerait à intégrer davantage la culture des jeunes et à miser sur le développement de sa pensée critique face aux technologies et aux pratiques artistiques contemporaines. De plus, une formation complète pour outiller les enseignants à intégrer la technologie dans leur pédagogie devrait être accessible.

En conclusion, j’ai présenté quelques façons montrant comment l’enseignement en ligne peut affecter négativement ou positivement le fonctionnement du cours d’arts plastiques et traité de l’impact de ce type d’enseignement sur ses acteurs, soit les élèves et les enseignants. J’ai également donné mon opinion concernant l’importance d’enseigner les arts plastiques, et ce, même si un enseignement entièrement à distance n’est pas idéal. Bref, l’enseignement en ligne a représenté un virage important, inattendu, qui a provoqué du stress à tous, mais cet enseignement apporte aussi des avantages irréfutables qu’il serait intéressant d’incorporer à l’enseignement de façon équilibrée, planifiée et selon les besoins.

Références

Basque, J. et Baillargeon, M. (2013). La conception de cours à distance. Le Tableau, 2(1). https://pedagogie.uquebec.ca/le-tableau/la-conception-de-cours-distance
Boucher, A.-C. et Faucher, C. (2018). Dialogue à propos des nouvelles modalités de création en classe d’art. Vision. http://revuevision.ca/dialogue-a-propos-des-nouvelles-modalites-de-creation-en-classe-dart/
Brochu, D. (2015). Un projet d’art numérique au primaire : les recommandations [deuxième partie]. Vision. http://revuevision.ca/un-projet-dart-numerique-au-primaire/
Cleary, C., Akkari, A. et Corti, D. (2008). L’intégration des TIC dans l’enseignement secondaire. Formation et pratiques d’enseignement en question, 7, 29‑49. http://revuedeshep.ch/pdf/07/2008-7-Cleary.pdf?fbclid=IwAR0dY mPhkaH7lXCSeaPHlh54NDEN0FHF-j-EUjt1OG36 dkwQdxQAWFQwJ9M
Colpron, S. (2020, 29 avril). Écoles secondaires: «À distance, ce n’est pas facile». La Presse. https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-04-29/ecoles-secondaires-a-distance-ce-n-est-pas-facile
Deslauriers, A. et Faucher, C. (2021, 8 mars). L’éducation artistique à l’école contribue au mieux-être des jeunes. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/opinion/idees/596488/l-education-artistique-a-l-ecole-contribue-au-mieux-etre-des-jeunes
Efland, A. (1995). Change in the conceptions of art teaching, context, content and community. Dans R. W. Neperud (dir.), Art education, beyond postmodernisme (p. 25-40). Teachers College Press.
Eisner, E. (1989). Le professeur rêvé. Vision, 43(3), 6‑7. http://revuevision.ca/wp-content/uploads/2018/09/Vision_No-43.pdf
Faucher, C. (2011). Le créa_lab : le lieu où la créativité n’a aucune limite! Entrevue avec Nathalie Claude. Vision. http://revuevision.ca/le-crea_lab-le-lieu-ou-la-creativite-na-aucune-limite/
Gosselin, G. et Laforest, M. (2021). Confinements et créations Vie des arts, 65(261), 14.
Gosselin, P. (1996). Un argument de plus en faveur de l’éducation artistique. Mémoire soumis à la Commission des États généraux sur l’éducation [document inédit]. Commission des États généraux sur l’éducation.
Guillot, G. (1995). Les arts plastiques et la formation de l’esprit. Dans G. Lagoutte (dir.), Les arts plastiques, contenus, enjeux et finalités (p. 61-70). Armand Colin.
Holborn, P. (1992). Devenir un praticien réflexif. Dans P. Holborn, M. Wideen et I. Andrews (dir.), Devenir enseignant : d’une expérience de survie à la maîtrise d’une pratique professionnelle (Tome II, p. 85-103). Les Éditions Logiques.
Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. (2011). Cadre d’évaluation des apprentissages : arts plastiques, enseignement secondaire 1er et 2e cycle. Gouvernement du Québec. http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/education/jeunes/pfeq/CE_PFEQ_arts-plastiques-secondaire_2011.pdf
Priscila. (2020, 22 juillet). Apprentissage synchrone et asynchrone : quelle est la différence ? Easy MLS. https://www.easy-lms.com/fr/base-connaissances/base-de-connaissances-lms/apprentissage-synchrone-vsasynchrone/item10387?fbclid=IwAR1Giz_OtwYi4rJDZ-Gw1xc1ZuRqqt6Bnl-yxRVlkhQHQOWLEb2WessPeMA
Richard, M. (2012). L’enseignement des arts et les dispositifs multimodaux dans les pratiques culturelles des jeunes. Dans M. Lebrun, N. Lacelle et J.-F. Boutin (dir.), La littératie médiatique multimodale : de nouvelles approches en lecture-écriture à l’école et hors de l’école (p. 203-217). Presses de l’Université́ du Québec. https://ebookcentral.proquest.com/lib/uqam/reader.action?docID=3282964&ppg=222
Saint-Jacques, D. (2006). Le potentiel de l’éducation artistique. Vie pédagogique, 141, 35-37.
Villeneuve, S., Karsenti, T. et Collin, S. (2013). Facteurs influençant l’utilisation des technologies de l’information et de la communication chez les stagiaires en enseignement du secondaire. Éducation et francophonie, 41(1), 30-44. https://doi.org/10.7202/1015058a

Citer cet article :
Mandres, A. I. (2022).Comment l’enseignement en ligne affecte-t-il le cours d’art?Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques) nº 81, janvier.
URL : http://revuevision.ca/comment-lenseignement-en-ligne-affecte-t-il-le-cours-dart/
Tous droits réservés © AQESAP

 

 

Cultiver une approche interculturelle de l’enseignement des arts :

Les élèves issus de l’immigration ont soulevé chez moi un intérêt grandissant dans le cadre de mes études en formation à l’enseignement des arts. En effet, ces jeunes sont souvent confrontés à plusieurs défis, dont celui – majeur – de se construire sur le plan identitaire tout en ayant à composer avec des formes d’exclusion et de discrimination. Étant issue d’une famille immigrante, j’ai observé ces enjeux de très près très tôt dans mon parcours scolaire. Mon vécu m’amène à me questionner sur le potentiel de l’éducation interculturelle. Ma réflexion porte également sur les apprentissages réalisés en classe d’arts plastiques afin de favoriser l’intégration scolaire et sociale de ces jeunes. Cet article présente le fruit de mes recherches sur le sujet et fournit des outils de compréhension aux futurs enseignantes et enseignants en arts qui, comme moi, souhaitent adopter une approche inclusive face aux multiples réalités culturelles et ethniques présentes dans nos écoles.

Introduction
Depuis le début du siècle, la population immigrante au Québec a connu une augmentation importante. De 2012 à 2018, le Québec occupait le deuxième rang au Canada, après l’Ontario, avec en moyenne 50 000 immigrants (Gouvernement du Canada, s. d.). Avant que la pandémie de COVID-19 n’intervienne et qu’elle freine l’immigration, le nombre d’immigrants au Québec était de 40 000 en 2019, plaçant le Québec au quatrième rang (Gouvernement du Canada, 2020, p. 36). Bien qu’une grande part de cette population s’installe majoritairement dans des milieux urbains tels que Montréal, on observe une augmentation de la population immigrante en région (Vatz-Laaroussi et Steinbach, 2011). À ce propos, plusieurs organismes et services sociaux ont été créés pour accueillir les familles immigrantes dans leur parcours vers leur intégration sociale. Dans le milieu scolaire, les mesures d’intégration sociale ont pris la forme de classes d’accueil visant la francisation des enfants issus de familles ne parlant pas le français. « Selon le projet de formation de l’école québécoise, dans le programme d’Intégration linguistique, scolaire et sociale, les élèves apprennent à parler, lire et écrire en français, doivent s’habituer aux pratiques scolaires du Québec, et s’intégrer dans la société québécoise (Gouvernement du Québec, 2004). » (Vatz-Laaroussi et Steinbach, 2011, p. 46) Toutefois, bien que ce projet d’intégration permette aux élèves issus de l’immigration de se familiariser avec la langue française et la culture québécoise, il présente certaines limites concernant l’intégration à la vie sociale à l’extérieur du domaine linguistique.

D’ailleurs, un élève issu de l’immigration pourrait maîtriser le français à l’oral et à l’écrit, mais pourrait subir de la discrimination ou de l’exclusion de la part de ses camarades par le simple fait que ceux-ci n’ont pas reçu une éducation propice à l’inclusion interculturelle. Cette problématique ne touche pas que les élèves issus de l’immigration, mais également les élèves issus de la diversité ethnique et culturelle née au Québec. En voie d’obtenir un baccalauréat en enseignement des arts plastiques, je m’interroge beaucoup au sujet de l’intégration à l’aide d’apprentissages artistiques. Mon essai soulignera les bienfaits qu’apporte l’enseignement des arts plastiques au primaire et au secondaire au projet d’intégration des élèves issus de l’immigration. J’aborderai cette problématique en m’inspirant des trois compétences (1) que doivent développer les élèves dans le cadre du cours d’arts plastiques au sein du Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007). Les études de Beauregard et al.(2017), Shin (2011) et Trudel et al. (2018) sont au centre de mes recherches.

Réaliser des créations plastiques personnelles
L’un des plus grands défis qu’affrontent les élèves issus de l’immigration est grandement lié à l’estime de soi et à la formation de la conception de soi. Selon le PFEQ, la compétence de réalisations plastiques personnelles est définie par :

Au cours de la réalisation de créations variées qui traduisent sa personnalité, son vécu et ses aspirations, l’élève, tout en se familiarisant progressivement avec la transformation matérielle, les gestes, les outils et le langage propres aux arts plastiques, développe sa créativité par l’action simultanée de l’imagination créatrice, de la pensée divergente et de la pensée convergente. (MELS, 2007, p. 214)

Contrairement au moyen d’expression de l’écrit, qui nécessite une connaissance préalable de la langue, les réalisations plastiques permettent à l’élève d’exprimer ses idées intérieures plus aisément de manière consciente et inconsciente. D’ailleurs, cet argument est exprimé dans l’article de Beauregard et al. (2017) :

Le dessin permet de manifester son monde intérieur, d’exprimer son identité et d’en recevoir le reflet. Par le processus de projection, l’élève révèle dans son dessin des informations sur lui-même dont il n’est pas nécessairement conscient ou dont il ne possède pas les capacités linguistiques lui permettant de les partager oralement (Anzieu et coll., 2012). (p. 107)

Dans le même article, les auteures nous présentent des extraits d’entretiens avec deux élèves immigrants de classe d’accueil ayant participé à une recherche-intervention menée par le programme Art et Conte. Dans le cadre de la recherche, les élèves devaient produire deux dessins personnels représentant leur « moi intérieur » et leur « moi extérieur ». Les deux élèves devaient commenter leur réalisation et partager des anecdotes liées à leur intégration à la société québécoise. Les entretiens ont révélé deux grandes similitudes entre les réalisations de ces derniers. Les deux jeunes immigrants ont exploité le thème de l’étrangeté identitaire à travers le style graphique propre au « manga ». De manière involontaire, les élèves traduisaient la conception de soi qui les distingue des autres. Les élèves expliquaient avec aisance les différents éléments représentés et leur importance symbolique.


UNE SITUATION “D’ENTRE DEUX”
Dans le dessin de Juan, le sentiment d’être bizarre, voire anormal, s’exprime à travers la représentation graphique d’un personnage de manga qui se situe entre deux maisons, possède des yeux de couleurs différentes et des mains au nombre de doigts inégal. Il y a également une bande en haut du dessin qui présente les couleurs rouge et bleu en alternance, rappelant la possibilité de choisir entre deux options identitaires principales : vénézuélien-colombien et québécois.
Cependant, cette situation d’entre-deux ne semble pas nécessairement confortable pour Juan. Lors d’un retour sur cette image, il affirme que c’est un dessin sur la discrimination, les gens riant du personnage parce qu’il est bizarre. Cette situation d’entre-deux pourrait faire référence à la revendication d’une identité québécoise non reconnue, à la fois dans le passé, alors que Juan pouvait déjà être considéré « étrange » dans son propre pays, du fait qu’il exprimait de façon récurrente son départ prochain pour le Canada, à la fois dans le présent, alors que la société d’accueil ne le considère possiblement pas encore comme québécois. Pour Juan, cette situation semble avoir trouvé écho dans l’histoire du manga Naruto, qui aborde effectivement la quête d’une identité véritable (Rankin-Brown et Brown Jr., 2012). (Beauregard et al., 2017, p. 113)

Les chercheuses ont souligné l’utilisation du style graphique « manga » comme un effort pour appartenir à la culture populaire des jeunes enfants. À ce sujet, les élèves avaient fourni peu d’explications pour justifier leur choix. Cette habitude graphique leur était tellement familière que les élèves ne sentaient pas le besoin de la justifier. Les auteures expliquent ce phénomène de la construction psychosociale par le mouvement d’ipséité, « l’unicité d’un individu », et d’altérité, « la différence, une comparaison à soi » (Beauregard et al., 2017, p. 106) dans la construction psychosociale de l’identité. À travers l’observation de ces deux mouvements dans les réalisations de l’élève, il est plus facile de saisir sa conception de soi dans le but de mieux répondre à ses besoins.

Tout de même, bien que l’expression personnelle par les moyens plastiques soit bénéfique pour l’élève issu de l’immigration ou de la diversité, il est d’autant plus important de créer un environnement propice à l’échange et à la discussion. Ce point m’amène à parler de mon prochain sujet autour des interactions interculturelles entre élèves issus de vécus différents.

Réaliser des créations plastiques médiatiques
En 2011, Shin a publié un article sur la justice sociale et l’apprentissage informel, visant à briser la zone de « confort social » et à faciliter l’interaction positive sur le plan ethnique. Selon l’auteure, la simple présence de diversité et de pluralité ethniques dans un milieu scolaire n’est pas suffisante pour offrir aux jeunes issus de l’immigration un sentiment d’appartenance (Shin, 2011). En effet, il importe de faciliter le rapprochement interculturel en créant des situations de discussion ou d’échange entre les élèves issus de milieux hétéroclites.

La deuxième compétence inscrite dans le PFEQ est similaire à la première. L’élève doit également exploiter les moyens techniques et le langage plastique dans ses réalisations. Toutefois, l’élève doit « mettre en œuvre sa pensée créatrice » pour « enrichir sa connaissance de lui-même et du monde en développant des capacités liées à la fonction de communication de l’image » (MELS, 2007, p. 214). Cette compétence permet non seulement d’enseigner à l’élève comment l’art peut servir de véhicule pour les idées, mais permet aussi d’activer son esprit réflexif. Il aura l’occasion de forger ses opinions et de se positionner sur divers sujets éthiques, politiques et moraux. Des sujets pouvant être traités lors de périodes de discussion.

Ces discussions peuvent avoir lieu dans un contexte formel lors de la phase d’ouverture de la proposition de création, ou lors de moments imprévus et de manière spontanée. Pour Shin (2011), ce concept se nomme l’« apprentissage informel » (p. 73). Le type d’apprentissage informel normalise l’interaction interculturelle par laquelle les élèves peuvent développer de l’empathie auprès de leurs camarades provenant d’un vécu qui leur est peu familier. Selon Shin (2011), ces interactions permettent, en premier lieu, aux élèves de dissiper le sentiment d’anxiété lié à la différence culturelle. En brisant les barrières entre les différents groupes culturels, les élèves acquièrent plus de confiance en eux et deviennent ainsi plus ouverts à partager des aspects de leur culture et d’eux-mêmes. En deuxième lieu, les interactions interculturelles informelles inculquent l’aptitude d’autocorrection chez les élèves issus de familles québécoises afin de démanteler des préjugés erronés par rapport à une culture qui leur est étrangère. L’acceptation de la différence culturelle ainsi que l’autocorrection des préjugés intériorisés sont deux principes qui contribuent à une atmosphère démocratique et respectueuse dans la classe d’art. L’apprentissage informel peut également se produire lors d’une situation d’appréciation esthétique.

Apprécier des œuvres d’art
Dans le développement de la troisième compétence, « l’élève apprend progressivement à situer les œuvres dans leur contexte socioculturel et à faire appel à ses expériences et à ses connaissances pour les apprécier » (MELS, 2007, p. 216). La contribution de Trudel et al. (2018) s’inscrit dans le même esprit que l’argument soutenu par Shin (2011); ellesdéfendent l’importance du dialogue et des échanges discursifs dans l’approche interculturelle de l’apprentissage. D’ailleurs, elles mentionnent qu’une telle approche « d’une part, […] permet aux élèves d’appréhender l’œuvre en fonction d’une émotion ou d’une pensée pour ensuite la situer dans son contexte culturel, social et artistique, et, d’autre part, elle permet aux élèves de participer à un dialogue interculturel. » (Trudel et al., 2018, p. 116-117)

Cependant, Trudel et al. (2018) soulignent que les enseignantes et enseignants doivent savoir bien médier l’activité d’appréciation selon les règles suivantes :

Afin de s’assurer d’un climat respectueux lors de l’activité d’appréciation, l’enseignante ou l’enseignant doit porter une attention particulière à la fois à la disposition de la classe, afin qu’elle facilite les interactions en sous-groupes et les synthèses en grand groupe, et à la distribution des rôles chez les élèves. Finalement, l’enseignante ou l’enseignant prévoit un système de droit de parole et a le devoir d’être explicite sur les consignes concernant le déroulement d’un dialogue. (p. 117)

En plus de permettre à l’élève d’exercer son jugement critique avec l’ensemble de sa classe, les activités d’appréciation offrent le contexte parfait pour présenter le travail d’artistes issus de la diversité ethnique et culturelle. L’élève issu de l’immigration gagnera un sentiment de confiance en raison de la représentation positive d’artistes de la minorité visible. À ce sujet, les auteures de l’article mentionné précédemment illustrent un exemple d’une activité d’appréciation où l’on présente une installation in situ intitulée Exodus I de l’artiste originaire du Mexique Betsabeé Romero. « Le travail de Romero traite, depuis plusieurs années, de questions reliées à la migration et à la mobilité » (Trudel et al., 2018, p. 120). En bref, il est juste d’avancer que l’appréciation interculturelle d’œuvres d’art permet aux élèves issus de tout contexte de s’ouvrir aux réalités sociales à l’échelle mondiale.

Conclusion
À travers la réalisation de créations personnelles et médiatiques, l’élève issu de l’immigration apprend à s’exprimer librement et à partager des éléments de sa culture auprès de ses camarades. Quant à la participation aux activités d’appréciation, les élèves issus de l’immigration explorent le travail d’artistes auquel ils s’identifient. Étant fille d’immigrants haïtiens, scolarisée dans un milieu peu diversifié, j’ai subi beaucoup d’exclusion sociale de la part de mes camarades et très peu de soutien des intervenants pédagogiques. À la lumière de cette expérience négative, je trouve qu’il est important d’adopter une approche inclusive des multiples réalités culturelles et ethniques des écoles où l’on enseignera (Préval, 2020).

Notes

  1. Compétence 1 : réaliser des créations plastiques personnelles. Compétence 2 : réaliser des créations plastiques médiatiques. Compétences 3 : apprécier des œuvres d’art, des objets culturels du patrimoine artistique, des images médiatiques, ses réalisations et celles de ses camarades.
  2. Dans son article, l’auteure fait référence aux étudiants issus de la majorité ethnique en utilisant le terme « étudiant blanc » (Shin, 2011, p. 78).

 

Références

Beauregard, C., Papazian-Zohrabian, G. et Rousseau, C. (2017). Mouvement des frontières identitaires dans les dessins d’élèves immigrants. Alterstice, 7(2), 105-116. https://doi.org/10.7202/1052573ar
Gouvernement du Canada. (s. d.). Rapports annuels au Parlement sur l’immigration.https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/organisation/publications-guides.html
Gouvernement du Canada. (2020). Rapports annuels au Parlement sur l’immigration – 2020.https://www.canada.ca/content/dam/ircc/migration/ircc/francais/pdf/pub/rapport-annuel-2020-fr.pdf
Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion. (2015). Fiche synthèse sur l’immigration et la diversité ethnoculturelle au Québec. Gouvernement du Québec. http://www.midi.gouv.qc.ca/publications/fr/recherches-statistiques/FICHE_syn_an2014.pdf
Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. (2007). Programme de formation de l’école québécoise, enseignement primaire. Gouvernement du Québec. http://www.education.gouv.qc.ca/enseignants/pfeq/primaire/domaine-des-arts/arts-plastiques/
Préval, A. (2020). L’éducation et la pluralité culturelle : bilan réflexif sur le stage d’exploration en milieu scolaire[communication orale]. Cours AVM1901 : Stage d’exploration du milieu scolaire et séminaire d’intégration. Université du Québec à Montréal.
Shin, R. (2011) Social justice and informal learning: Breaking the social comfort zone and facilitating positive ethnic interaction. Studies in Art Education, 53(1), 71-87. https://doi.org/10.1080/00393541.2011.11518853
Trudel, M., de Oliveira, A. et Mathieu, É. (2018). L’apport de l’art actuel au dialogue interculturel : proposition d’une approche d’appréciation en classe d’arts plastiques. Éducation et francophonie, 46(2), 109-124. https://doi.org/10.7202/1055564ar
Vatz-Laaroussi, M. et Steinbach, M., (2011). Des pratiques interculturelles dans les écoles des régions du Québec : un modèle à inventer ? Recherches en éducation, 9, 43-55.

Citer cet article :
Préval, A. (2022). Cultiver une approche interculturelle de l’enseignement des arts :
le pouvoir des arts pour favoriser l’intégration. Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques ) nº 81, janvier.
URL : http://revuevision.ca/cultiver-une-approche-interculturelle-de-lenseignement-des-arts/
Tous droits réservés © AQESAP

 

 

Une histoire au bout des doigts:

Les nouvelles technologies ont changé la façon dont nous racontons les histoires. Il n’est donc pas étonnant que l’utilisation généralisée des médias sociaux en soit venue à redéfinir le cinéma. L’Office national du film du Canada (ONF) est parmi les premières institutions à produire des films documentaires inspirés par le langage visuel des storiesd’Instagram ou conçus spécifiquement pour être regardés par le biais des stories. En tant qu’enseignante d’art médiatique au secondaire et chercheuse en éducation artistique s’intéressant à l’utilisation des médias sociaux par les adolescent·e·s, je me suis posé quelques questions par rapport à ces films : pourquoi les stories se prêtent-elles bien à la création et à la transmission de récits ? Quel pourrait être l’impact de l’utilisation des stories sur l’apprentissage ? Quels types de projets est-il possible de concevoir en faisant appel à ce format ?

Cet article se penche sur les possibilités de croisements innovants entre pratiques documentaires et pratiques visuelles liées aux médias sociaux et sur le projet pédagogique auquel elles ont donné forme. Ce projet, destiné à des élèves du 2e cycle du secondaire, est axé sur les récits hypermédiatiques mobilisant les publications éphémères stories (1) d’Instagram. Avec ce projet, je vise entre autres à apporter une contribution pour aider les enseignant·e·s à s’approprier les nouvelles modalités médiatiques des stories dans le contexte de la classe d’art. Dans les paragraphes suivants, je décris quelques notions théoriques avant de présenter un prototype du projet pédagogique.

Le film documentaire interactif sur les médias sociaux :
un outil pour le récit hypermédiatique

L’ONF et Point of View Spark de l’organisme American Documentary (POV Spark) sont deux institutions qui ont exploré la création de films documentaires interactifs pour les médias sociaux. POV Spark a produit, entre autres, We’ll Still Be Here (2016) et The Way It Should Be (2016) pour l’application Snapchat. L’ONF a de son côté produit Plus loin que loin(2021) avec les stories et Snapchat comme sources d’inspiration et Otherly (2021) a été créé pour être diffusé par le biais même des stories. Dans ces films, les stories sont enchaînées les unes à la suite des autres, défiant la barrière de 15 secondes propre à ce format. Ainsi, les spectateur·trice·s doivent tapoter à travers les images pour visionner les films. Par le fait même, ces films sont « des objets communicationnels complexes qui impliquent un utilisateur actif dans le déroulement du récit » (Gantier et Bolka-Tabary, 2011, p. 119). À ce sujet, Amato (2015) décrit comment ces nouvelles pratiques documentaires viennent s’entrelacer avec la pratique des récits hypermédiatiques. Le terme « hypermédiatique » tire ses origines du mot « hyperlien » et tient compte des systèmes qui comprennent de nombreuses unités multimédias liées entre elles. Les récits appartenant à ce genre peuvent être sonores et accompagnés de diaporamas, ou bien de vidéos ou de photos dotées de superpositions de textes et de liens vers d’autres contenus, ou encore les récits peuvent faire appel à n’importe quelle autre combinaison de ces médias. Le chercheur décrit également comment Internet et les nouvelles technologies ont influencé l’accessibilité à la création de ces formes de récits (Amato, 2015). Toutefois, j’estime que les médias sociaux ont eu un effet encore plus important en permettant aux individus d’avoir un accès direct à des fonctions de montage dans les applications. Par exemple, sur Instagram les utilisateur·trice·s peuvent ajouter de la musique et du texte sur des photos et vidéos. TikTok va encore plus loin et propulse les récits hypermédiatiques dans le domaine du contenu généré par les utilisateur·trice·s, encourageant ainsi la coproduction de contenu.

Les téléphones intelligents et les pratiques visuelles des médias sociaux
Afin de mieux comprendre les pratiques ayant influencé la création des films interactifs en stories, j’aborde ici quelques notions par rapport aux téléphones intelligents et à leurs impacts d’abord sur l’image et ensuite sur les pratiques visuelles et sociales des médias sociaux, en recourant à Instagram comme exemple.

Les téléphones intelligents ont eu un impact sur la création de l’image et sur l’expérience de l’image (Leaver et al., 2020; Manovich, 2016; Ryan, 2018). Dans un premier temps, ceux-ci ont facilité la prise de photos et de vidéos. Il n’est plus nécessaire d’être propriétaire d’un appareil photo pour capturer et produire des images. Par ailleurs, le format vertical associé au téléphone intelligent (à l’inverse de celui de l’écran de télévision) est venu bouleverser le monde cinématographique. Étant donné que 88 % des Canadiens possèdent un téléphone intelligent (Statistique Canada, 2018), il est facile d’imaginer que du nouveau contenu soit créé spécifiquement pour le format vertical du téléphone mobile, rompant ainsi le paradigme esthétique du cinéma (Ryan, 2018). Dans un deuxième temps, puisque de plus en plus de contenu est consommé par le biais de cet appareil mobile, l’expérience du cinéma en soi a changé. Historiquement, aller au cinéma relevait d’une activité collective et regarder la télévision consistait en une activité familiale. Toutefois, le cinéma est dorénavant devenu une expérience individuelle qui se vit entre l’individu et son téléphone. Les films diffusés par le biais des stories sont effectivement conçus pour être regardés seul·e·s.

En plus de la facilité à capter des images et du format vertical de celles-ci sur les téléphones intelligents, les médias sociaux sont dotés d’un langage visuel qui leur est propre. En grande partie influencé par le téléphone lui-même – qu’il s’agisse du format carré initial d’Instagram, des dimensions verticales des stories, des durées limitées des vidéos ou de nombreuses polices de caractères et conventions sociales visuelles associées à ces plateformes –, le langage visuel des médias sociaux en est venu à redéfinir notre façon de communiquer. L’impact du téléphone et de ses plateformes ne peut être ignoré, surtout lorsqu’il touche les adolescent·e·s.

Les adolescent·e·s et les médias sociaux
Il est important de souligner que 97,9 % des utilisateur·trice·s d’Internet âgé·e·s de 15 à 24 ans ont un téléphone intelligent (Statistique Canada, 2018). Par ailleurs, les médias sociaux sont utilisés par neuf Canadiens sur dix entre 15 et 34 ans (Schimmele et al., 2021). Il va sans dire que les médias sociaux font partie intégrante de la vie des adolescent·e·s du 21e siècle et que de nombreuses décisions de vie sont prises en réponse à des interactions sociales qui se vivent sur ces plateformes (Dennen et al., 2020). De nombreuses recherches ont démontré que les médias sociaux ont un impact sur la santé mentale, le sommeil et la concentration, et que l’éducation aux médias en contexte scolaire est nécessaire (O’Reilly et al., 2018). Ainsi, mon projet pédagogique tient compte de la réalité des élèves du secondaire et vise entre autres à sensibiliser ces derniers aux images auxquelles ils·elles sont confronté·es sur les médias sociaux, tout en les initiant au langage cinématographique.

La multimodalité
Je souhaite brièvement souligner que la multimodalité est aussi un concept central du phénomène des documentaires sur les médias sociaux. Lacelle et ses collègues (2017) décrivent comment « les relations entre textes, sons, et images contribuent à créer de nouvelles représentations du sens qui vont au-delà de ce qu’on l’on connaît de la sémiotique de l’image et de celle du texte ou du son prises isolément » (p. 122). Les pratiques visuelles des stories encouragent l’entrecroisement de ces trois moyens de communication en superposant des textes et des sons sur des images, enrichissant ainsi le message du contenu partagé. De plus, les récits hypermédiatiques et numériques sont connus pour leur impact en éducation puisqu’ils permettent de développer des compétences en littératie globale, multimodale, numérique, technologique, et visuelle (Robin, 2008).

Le projet

Tout bien considéré, je me suis aventurée dans la création du prototype d’un récit documentaire inspiré des procédés visuels des stories pour voir s’il était envisageable de réaliser un tel projet avec mes élèves de secondaire 5. Plus particulièrement, puisque les stories sont habituellement utilisées pour autodocumenter, mon projet encourage plutôt la rencontre avec l’autre et il consiste en un récit de vie formulé à la 3e personne. Dans le prototype, j’ai choisi de réaliser une entrevue avec ma sœur à propos de son expérience du plein air et j’ai composé son récit à partir des informations partagées lors de cette entrevue. Par la suite, je me suis enregistrée en train de lire mon récit et j’ai importé la trame narrative dans un logiciel de montage sonore. J’ai également effectué une tempête d’idées de sons et de musiques pouvant enrichir les propos de mon récit, pour ensuite les intégrer à ma trame narrative lors du montage.

À l’étape suivante, j’ai réfléchi aux images visuelles qui accompagneraient mon récit. En m’inspirant des stories, j’ai procédé au tournage d’images à la verticale et j’ai puisé dans des archives personnelles pour mieux contextualiser le récit. Lors de la dernière étape du projet, j’ai juxtaposé la trame narrative aux images et j’y ai superposé le texte du récit en jouant avec son placement et avec les typographies, comme il est d’usage de le faire sur Instagram. Pour illustrer le potentiel du projet, je partage ici mon prototype de récit en stories https://vimeo.com/575095390

D’après mon expérience dans la création de ce prototype, un projet inspiré des procédés visuels des stories se transposerait très bien dans le cadre d’un cours d’arts médiatiques ou de multimédia afin d’inciter les élèves à développer une pensée critique vis-à-vis de la consommation d’images sur les médias sociaux, tout en les explorant comme outils de création artistique. Bien que mon projet soit exigeant puisqu’il nécessite de nombreuses étapes et la mobilisation de compétences en montages sonore et vidéo, je pense que ce projet saura inspirer les adolescent·e·s puisqu’ils·elles sont familier·ère·s avec le langage visuel propre aux médias sociaux. Ainsi, ce projet permettrait aux élèves d’explorer en toute confiance le langage cinématographique afin de découvrir son potentiel. De plus, puisque ce projet nécessite la composition d’un récit et sa lecture à voix haute, ce projet pourrait facilement être réalisé en collaboration avec des enseignant·e·s d’autres matières telles que le français, l’histoire ou le théâtre.

Pour terminer, le projet se prêterait également bien à de fructueuses discussions de groupe qui permettraient de créer des ponts entre les arts et l’éducation aux médias. Je partage ici quelques questions possibles :

 

Si le personnel enseignant hésitait à utiliser les médias sociaux en classe, comme c’est souvent le cas, il importe de préciser que ce projet ne doit pas nécessairement se dérouler sur ces médias. Il emprunte plutôt les codes visuels des médias sociaux pour réfléchir à l’utilisation de ces plateformes et pour les explorer artistiquement. Ainsi, le projet peut être monté dans des logiciels de montages standards.

Conclusion
Sur la base de mes recherches, de mon expérience liée à la réalisation de mon prototype et des commentaires que j’ai recueillis de la part de mes collègues, je suis certaine que mes élèves de secondaire 5 seraient très motivé·e·s à créer un récit en format de stories d’Instagram. De plus, je pense que le sentiment de confiance généré par le format permettrait aux élèves de développer leur estime de soi. De ce fait, cette proposition de projet pédagogique est ancrée dans leur réalité. Elle permettrait de promouvoir la littératie multimodale et médiatique, et d’offrir la possibilité d’explorer les stories comme un outil de création artistique pour concevoir et partager un récit.

 

Notes

1. Les stories renvoient à un type de publication sur les médias sociaux créé et popularisé par Snapchat en 2013. De nature éphémères, les stories ont la particularité de s’afficher en plein écran sur les téléphones intelligents; elles défilent l’une après l’autre automatiquement.

 

Références

Amato, É.-A. (2015). Le webdocumentaire et ses ressorts fonctionnels, au croisement du film documentaire et de la narration hypermédia. Dans G. Soulez et K. Kitsopanidou (dir.), Le levain des médias : forme, format, média(p. 203-212). L’Harmattan.
Dennen, V. P., Choi, H. et Word, K. (2020). Social media, teenagers, and the school context: A scoping review of research in education and related fields. Educational Technology Research and Development, 68(4), 1635-1658. https://doi.org/10.1007/s11423-020-09796-z
Gantier, S. et Bolka-Tabary, L. (2011). L’expérience immersive du web documentaire : études de cas et pistes de réflexion. Les Cahiers du journalisme, 22/23, 118-133.
Lacelle, N., Boutin, J.-F. et Lebrun, M. (2017). La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique – LMM@ : outils conceptuels et didactiques. Presses de l’Université du Québec.
Leaver, T., Highfield, T. et Abidin, C. (2020). Instagram: Visual social media cultures. Polity.
Manovich, L. (2016). Instagram and the contemporary image. http://manovich.net/content/04-projects/094-notes-on-instagrammism-and-mechanisms-of-contemporary-cultural-identity/notes-on-instagrammism.pdf
Office national du film du Canada. (2019, 16 avril). À quoi ressemble un documentaire sur Instagram Stories ? L’ONF et POV Spark sont à la recherche de voix audacieuses et de visions créatrices pour Otherly, une nouvelle série sur Instagram Stories. Soumettez vos propositions d’ici le 17 mai [communiqué de presse]. https://espacemedia.onf.ca/comm/a-quoi-ressemble-un-documentaire-sur-instagram-stories%E2%80%89-lonf-et-pov-spark-sont-a-la-recherche-de-voix-audacieuses-et-de-visions-creatrices-pour-otherly-une-nouvelle-serie-sur-instag/
O’Reilly, M., Dogra, N., Whiteman, N., Hughes, J., Eruyar, S. et Reilly, P. (2018). Is social media bad for mental health and wellbeing? Exploring the perspectives of adolescents. Clinical Child Psychology and Psychiatry, 23(4), 601-613. https://doi.org/10.1177/1359104518775154
Robin, B. R. (2008). Digital storytelling: A powerful technology tool for the 21st century classroom. Theory Into Practice, 47(3), 220-228. https://doi.org/10.1080/00405840802153916
Ryan, K. M. (2018). Vertical video: Rupturing the aesthetic paradigm. Visual Communication, 17(2), 245-261.https://doi.org/10.1177/1470357217736660
Schimmele, C., Fonberg, J. et Schellenberg, G. (2021). Canadians’ assessments of social media in their lives. Economic and Social Reports, 36-28-0001. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/36-28-0001/2021003/article/00004-eng.pdf
Statistique Canada. (2018). Utilisation de téléphones intelligents et habitudes liées à leur utilisation, selon le groupe d’âge et le genre, inactif. https://doi.org/10.25318/2210011501-fra

Citer cet article :
Huebner, E. J. (2022). Une histoire au bout des doigts: les stories en classe d’art. Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques) nº 81, janvier.
URLhttp://revuevision.ca/une-histoire-au-bout-des-doigts/
Tous droits réservés © AQESAP

 

La théorie du développement esthétique en “U”

Vers l’âge de 12 ans, j’ai cessé de dessiner. Lors d’un cours à l’université, j’ai appris qu’il s’agit là d’un phénomène assez courant. Étant aujourd’hui sur la voie de devenir un enseignant en arts plastiques, je me suis posé davantage de questions à ce sujet. Lors de ma recherche, j’ai découvert les travaux de chercheurs qui m’ont permis d’y voir plus clair. Pourquoi les jeunes ont-ils tendance à délaisser le dessin à la fin de leurs études primaires ?

Introduction
C’est lors de mon passage au cégep en graphisme que je me suis mis à regretter d’avoir arrêté de dessiner au début de mon adolescence. Avant cela, jamais je ne m’étais posé de question sur ce soudain abandon. Selon mes pairs, j’étais même plutôt talentueux. Cela ne m’a pas empêché de tout arrêter. Bien que je n’aie jamais cessé d’avoir un esprit créatif et une passion pour les arts visuels, âgé d’environ 12 ans, j’ai mis fin à toute forme de pratique artistique qui évoquait crayon et papier. À cette époque, je me suis tourné vers les arts numériques pour faire exclusivement du montage photo et vidéo. Dix années plus tard, je me retrouve dans un programme collégial qui m’encourage à reprendre l’habitude de créer à l’aide de matériaux classiques de dessin tels que le crayon, le fusain et la peinture pour ne nommer que ceux-ci. Que s’est-il passé ? Pourquoi ai-je arrêté de dessiner si subitement ? C’est lors d’un cours à l’université que j’apprends par mon professeur Jean Marois que cela est assez courant chez les jeunes de cet âge. Ma démarche et mon questionnement sur le sujet m’ont dirigé vers la théorie du développement artistique en forme de U élaborée par Howard Gardner, psychologue de l’éducation. Selon lui, les enfants en bas âge font preuve d’une certaine prouesse artistique qui s’apparente à celle des artistes adultes (Gardner, 1980). Lorsque les enfants deviennent plus vieux, vers le milieu de l’enfance (8-11 ans), ces aptitudes se mettent en état de « dormance ». Elles s’éveilleront seulement pendant l’adolescence, si l’individu poursuit un intérêt et une pratique artistique. Dans cet article, je cherche à comprendre pourquoi les enfants de 5 ans seraient dotés d’un talent particulier qui s’effacerait lorsqu’ils grandissent, et si ce phénomène serait la cause de l’abandon du dessin chez les jeunes de 11 ans.

L’étude de Jessica Davis
En 1997, Davis a conduit l’étude « Drawing’s demise: U-shaped development in graphic symbolization », qui pourrait se traduire par « La disparition du dessin : développement en U dans la symbolisation graphique ». L’étude confirme la théorie de Gardner concernant ce type de développement esthétique. Les 140 participants de cette étude, tous américains, ont été séparés en sept groupes :

Les participants devaient réaliser trois dessins exprimant les émotions suivantes : joie, colère et tristesse. Deux évaluateurs, artistes de profession, ont ensuite dû les juger en suivant un protocole d’analyse assez rigide établi par Davis. Les dessins étaient notés sur un total de 12 points en prenant en considération le substrat (1) symbolique, la composition et l’expression. Il est important de noter que cette étude peut être lue de différentes façons. Tout d’abord, le développement en U est observable si l’on compare les résultats des groupes 1, 5 et 7. C’est-à-dire que les adolescents et les adultes de cette courbe en forme de U sont considérés comme des artistes, comme le montre la figure 1.

Figure 1. Développement en forme de U selon l’étude de Davis (1997)

Les dessins des enfants de 8 et 11 ans ont les moins bons résultats sur cette courbe, alors que ceux des enfants de 5 ans ont des résultats équivalents à ceux des artistes adolescents. Le développement en U dévoile un déclin des aptitudes artistiques dans ce groupe d’âge (8-11 ans). Cela pourrait-il être un élément clé pour expliquer le phénomène de l’abandon du dessin chez les préadolescents ?

Ensuite, si on fait fi des groupes 5 et 7, groupes ayant une pratique artistique, et que nous nous concentrons sur les groupes 1, 2, 3, 4 et 6, on parle alors d’un développement en L (figure 2).

Figure 2. Développement en forme de L selon l’étude de Davis (1997)

Il est intéressant d’observer la courbe en L puisque son « message » est sensiblement différent de celui de la courbe en U. Si notre attention était portée sur le déclin des résultats des enfants de 8-11 ans dans le développement en U, notre attention est dorénavant portée sur les enfants de 5 ans dans le développement en L. Pourquoi les enfants de 5 ans obtiennent-ils de meilleurs résultats que la majorité des groupes de cette étude ? Ils sont effectivement mieux notés que les enfants de 8 et 11 ans, et également au-dessus des adolescents et adultes non artistes. Ces résultats ont mené des chercheurs en enseignement des arts à remettre en question l’étude de Davis (1997). Pourquoi y avait-il seulement deux évaluateurs pour porter un jugement sur les dessins ? Les participants venaient tous du même endroit aux États-Unis. Cela a-t-il pu avoir un impact ? Se pourrait-il que les enfants de 5 ans aient été surévalués ?

L’étude de David Pariser et Axel van den Berg
Ces questionnements ont été partiellement répondus par l’étude de Pariser et van den Berg (1997) dans laquelle ils formulent des doutes provisoires à propos de la thèse du développement esthétique en U, et ce, en abordant l’enjeu sous l’angle du regard (ou de l’esprit) du spectateur. Selon ces chercheurs, le développement en U, que l’étude de Davis (1997) soutient avoir prouvé, est en réalité un artéfact culturel de l’Occident. Cela signifierait que si l’on prend des participants provenant d’une culture différente, les résultats de l’étude changeraient. Ils ont donc reproduit la même expérience, mais les dessinateurs provenaient tous de la communauté chinoise de Montréal. Le mandat était le même : faire trois dessins exprimant chacun la joie, la colère et la tristesse. Les images ont été évaluées en utilisant le même protocole que celui de l’étude de Davis (1997), soit en faisant appel à deux évaluateurs artistes américains et à deux autres qui étaient d’origine chinoise.

Les notes attribuées par les évaluateurs américains sont très similaires à celles de l’étude précédente, mais celles des évaluateurs montréalais d’origine chinoise sont complètement différentes (figure 3). En effet, il n’y a pas de « creux » dans les compétences artistiques chez les jeunes de 8 et 11 ans avec les évaluateurs d’origine chinoise. Au contraire, les dessins de ce groupe d’âge ont de meilleurs résultats que ceux des jeunes de 5 ans, ainsi que ceux des adolescents et des adultes non artistes.

Figure 3. Résultat de l’étude de Pariser et van den Berg (1997) en utilisant le protocole de Davis (1997)

Selon les évaluateurs d’origine chinoise, l’enfant s’améliore donc lorsqu’il passe de l’âge de 5 à 8 ans. Quelle étude devrions-nous croire alors ? Y a-t-il bien une prouesse artistique chez les enfants de 5 ans ? Est-ce que la méthode d’évaluation établie par l’étude de Davis (1997) est valide ? Pour vérifier davantage si la différence provient du protocole d’analyse, Pariser et van den Berg (1997) ont demandé aux évaluateurs américains et chinois montréalais de refaire l’exercice, mais cette fois-ci en modifiant complètement les paramètres d’annotation des dessins. Chaque évaluateur devait faire trois piles de dessins, compilant les moins bons, ceux moyennement réussis et les meilleurs. Cette fois-ci, ils ne se basaient pas sur de strictes directives d’analyse, mais plutôt sur leur préférence personnelle. Le graphique des résultats est choquant puisqu’il est très similaire au précédent (Figure 4).

Figure 4. Résultat de l’étude de Pariser et van den Berg (1997) en utilisant la méthode d’évaluation de trois piles basée sur les préférences personnelles des évaluateurs

Comment expliquer cette différence ?
Tout porte à croire que la culture d’un individu influence les préférences artistiques de celui-ci. Les évaluateurs américains utiliseraient un modèle lié à la critique d’art basé sur l’eurocentrisme (Anderson, 1995). C’est-à-dire que les évaluateurs artistes professionnels auraient une vision très occidentale du monde de l’art, et ce, aux dépens des autres cultures. Pour ces motifs, afin de bien analyser le développement esthétique des jeunes, il serait préférable de trouver une approche interculturelle de la critique d’art. Si un tel défi n’est pas surmontable, nous devrions alors conduire l’étude de Davis (1997) à travers le monde entier et ensuite compiler les résultats qui auraient été influencés par diverses cultures. Cette prouesse artistique observée dans les dessins des enfants de 5 ans provient assurément de la vision moderniste de l’art chez les artistes américains; elle a été imaginée ou influencée par leurs préférences. Une étude de Farley et Ahn (1973) démontre qu’il existe de grandes différences de préférences esthétiques à travers différentes cultures. Ce sont des courants tels que l’expressionnisme et le rejet du réalisme dans l’art qui ont amené les évaluateurs de cette étude à mettre les dessins des enfants de 5 ans sur un piédestal.

Si cette influence peut expliquer le cas du groupe 1 de l’étude, alors comment pourrions-nous démystifier la situation des groupes 2 et 3 ? Le but de cet article était d’essayer de mieux comprendre le déclin de l’envie de dessiner chez les enfants de 11 ans. La réponse se trouve possiblement dans cette idée du réalisme. À cet âge, l’enfant tente d’illustrer le monde de la manière la plus fidèle. Il est à la recherche de l’esthétique photoréaliste (Duncum, 1986). Hélas, cette qualité semble plutôt balayée du revers de la main par les évaluateurs, critiques d’art ou enseignants en art ayant une formation artistique moderniste. En revanche, peut-être que les évaluateurs d’origine chinoise ont été capables, non seulement de discerner cet effort de représenter le monde de manière réaliste lorsqu’ils évaluaient la progression du développement esthétique chez ce groupe d’âge, mais également de percevoir cet effort comme étant positif.

Conclusion
Ce « déclin », celui de l’abandon du dessin chez les préadolescents, serait donc, selon moi, lié à la volonté de représenter les choses de manière réaliste et à la difficulté d’y parvenir. Arriver à un type de dessin ultraréaliste prend beaucoup de pratique et de patience. Il ne serait pas étonnant qu’un jeune abandonne le dessin parce qu’il est découragé par l’état de ses propres aptitudes face à ses attentes grandissantes d’illustrer le monde fidèlement. Si j’avais à donner un conseil aux enseignants en arts plastiques pour tenter de réduire l’abandon du dessin chez leurs élèves, ce serait d’encourager une variété de qualités esthétiques à travers leurs cours. Revenons à Howard Gardner, psychologue à l’origine de la théorie de l’intelligence multiple (Gardner, 2006), qui croit à la variété en éducation puisqu’il existe selon lui huit types d’intelligence. Gardner a cependant oublié la variété au niveau culturel, au regard des préférences esthétiques des individus, lorsqu’il a théorisé le développement en forme de U. Visiblement, cette théorie est un mythe si les dessins sont analysés autrement (Duncum, 1986). Je me suis moi-même retrouvé à vivre cette démotivation lors de mon cours universitaire de peinture donné par Jean Marois où j’essayais, au meilleur de mes capacités, de peindre un paysage réaliste. Je vivais une frustration et un blocage face à mes nombreux échecs; je n’arrivais pas à peindre comme j’en avais envie. Ce professeur a su capter et comprendre mon blocage et il m’a fait changer de piste complètement. Il m’a encouragé à faire de l’art abstrait et, tout d’un coup, j’ai pu me remettre à peindre avec plaisir et sans frustration. Il ne s’agit ici que d’un exemple, mais je crois que cette situation exprime bien l’importance d’être capable de regarder l’art à travers plusieurs lunettes ou différentes perspectives. Ainsi, peut-être que nous pourrons sauver quelques jeunes lorsqu’ils seront à deux doigts d’abandonner le dessin en les encourageant à regarder différemment leur progression.

Notes
Les substrats ou moyens représentationnels (representational vehicles) renvoient aux objets qui sont représentés par le dessin et peuvent être considérés comme une sorte d’extension de ces objets. Dans la mesure où les substrats non représentationnels ne se réfèrent qu’à eux-mêmes et aux propriétés qu’ils incarnent, ils peuvent être considérés comme des inventions à part entière. (Davis, 1997, p. 155, traduction libre)

Références

Anderson, T. (1995). Toward a cross-cultural approach to art criticism. Studies in Art Education, 36(4), 198-209. https://doi.org/10.2307/1320934
Davis, J. (1997). Drawing’s demise: U-shaped development in graphic symbolization. Studies in Art Education, 38(3), 132-157. https://doi.org/10.2307/1320290
Duncum, P. (1986). Breaking down the alleged “U” curve of artistic development. Visual Arts Research, 12(1), 43-54.
Gardner, H. (1980). Artful scribbles: The significance of children’s drawings. Basic Books.
Gardner, H. (2006). The development and education of the mind: The selected works of Howard Gardner. Routledge.
Farley, F. H. et Ahn, S.-H. (1973). Experimental aesthetics: Visual aesthetic preference in five cultures. Studies in Art Education, 15(1), 44-48. https://doi.org/10.2307/1320057
Pariser, D. et van den Berg, A. (1997). The mind of the beholder: Some provisional doubts about the U-curved aesthetic development thesis. Studies in Art Education, 38(3), 158-178. https://doi.org/10.2307/1320291
Wang, W. et Ishizaki, K. (2002). Aesthetic Development in Cross-cultural Contexts: A Study of Art Appreciation in Japan, Taiwan, and the United-States, Studies in Art Education, 43:4, p. 373-392.

Citer cet article :
Séguin De Garie, J. (2022). La théorie du développement esthétique en “U” : comment aider les élèves à conserver leur motivation en dessin? Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques) nº 81, janvier.
URLhttp://revuevision.ca/la-theorie-du-developpement-esthetique-en-u/
Tous droits réservés © AQESAP

 

 

EDITORIAL 81

Dans son éditorial de la revue Vision datant de 1981, Mireille Galipeau-Doré se demandait : « Est-ce un hasard si le 30e numéro porte sur le thème art et société? »¹ (p. 4). La rédactrice se référait alors à l’enthousiasme d’enseignants en art et d’artistes pour les considérations sociologiques, lesquelles avaient pris la forme d’événements, de colloques et de publications. Ce bref regard vers le passé fait écho au présent ainsi qu’au numéro – 81 – de cette nouvelle mouture de la revue. Car en plus du chiffre lui-même – pouvant évoquer les codes esthétiques des années 1980, revisités dans la culture visuelle populaire actuelle (ex.: films, jeux vidéo, vêtements, ou filtres Instagram) –, diverses problématiques sociales sont abordées dans le présent numéro. C’est le cas en premier lieu de l’article d’Amanda Préval portant sur les élèves provenant de l’immigration. Elle-même issue d’une famille immigrante, Préval propose une réflexion concernant les défis que ces jeunes peuvent vivre en milieu scolaire. Elle met alors en valeur une approche inclusive en enseignement des arts favorisant la construction identitaire ainsi que l’intégration scolaire et sociale de ces élèves.

Le 81numéro de Vision se penche également sur un autre grand sujet d’actualité : celui de la crise sanitaire du coronavirus (COVID-19). En effet, dans son article Andra Ioana Mandres fait état des impacts de la pandémie sur l’enseignement des arts, et ce, au moment où la plupart des enseignant.e.s ont dû se tourner vers l’enseignement en ligne et explorer le potentiel des nouveaux médias. Mandres recense les « pour » et les « contre » de ce type d’enseignement en prenant appui sur des références variées ainsi que sur une entrevue qu’elle a menée auprès d’un « informateur privilégié ». Il s’agit d’un spécialiste en arts plastiques qui enseigne dans une école secondaire de Laval et qui a su rapidement développer des stratégies pertinentes face à cette problématique. Toujours en ce qui a trait au phénomène des nouveaux médias, Emma June Huebner décrit le développement d’un prototype destiné à ses élèves d’une école secondaire privée située à Montréal où elle enseigne les arts plastiques et le multimédia. Partant du fait que de nouvelles technologies ont changé notre façon de raconter les histoires, Huebner a créé un prototype prenant la forme d’un récit documentaire. Inspiré des procédés visuels propres aux stories d’Instagram, le prototype servira à élaborer un projet pédagogique que réaliseront les adolescent.e.s auxquel.le.s elle enseigne.

Julien Séguin De Garie s’intéresse quant à lui à un autre volet de l’enseignement des arts : celui du développement artistique et esthétique juvénile, particulièrement en ce qui a trait aux élèves vivant la transition entre leurs études primaire et secondaire. L’étudiant en formation à l’enseignement nous dévoile le fruit de sa démarche visant à mieux comprendre pourquoi, à l’âge de 12 ans, il a cessé de dessiner et pourquoi ce phénomène n’est pas rare chez les élèves de cet âge. Pour répondre à son questionnement, le jeune auteur a fait appel à la théorie du développement esthétique en forme de U telle que conçue par Gardner (1980), puis ultérieurement « mise à l’essai » par David Pariser. Outre cet enjeu, plus théorique – et ceux associés à l’enseignement des arts auprès d’élèves racisés, en contexte pandémique, ou liés au potentiel narratif et formel des nouveaux médias –, ce numéro de Vision traite également de l’identité professionnelle de l’enseignant.e en art. En premier lieu, Frédérik Lavoie partage ses découvertes relatives à différents modèles d’enseignant.e en arts ayant permis d’éclairer sa démarche réflexive reliée à son développement professionnel. Alexia Lewis et Bruce Maxwell s’interrogent quant à eux à propos d’un enjeu plus polémique découlant d’une certaine forme de tension entre les attentes de la société envers les enseignants en arts et les projets artistiques qu’ils créent.

Dans la foulée des derniers articles rattachés à l’identité professionnelle, mais de façon différente cette fois-ci, Stéphanie Bonhomme nous offre son témoignage comme enseignante en arts plastiques. Cette spécialiste en art, qui enseigne à des élèves de 1er et 2e cycles du secondaire de l’école de la Baie-Saint-François, rend compte de son exploration du potentiel des arts à l’école comme moyen privilégié pour favoriser l’interdisciplinarité. Pour ce faire, elle présente quelques projets, établissant des ponts entre les matières, qu’elle a conduits dans les groupes-classes de l’école de Salaberry-de-Valleyfield où elle enseigne. La jeune enseignante explique comment ces projets ont réussi à susciter un réel engouement chez les élèves et à accroître leur motivation face aux apprentissages scolaires. Espérant que ces lignes vous auront donné le goût d’aller lire les différents articles du Vision 81, nous vous remercions d’avoir répondu au sondage sur la revue et vous invitons à le remplir si ce n’est déjà fait: https://fr.surveymonkey.com/r/RW8JVKS

Note
1. Galipeau-Doré (1981). De VISION 1 en 1969 à VISION 30 en 1981 : douze ans au service de l’enseignement des arts plastiques. Vision nº 30, p. 4-5.

 

S O M M A I R E

Cultiver une approche interculturelle de l’enseignement des arts :
le pouvoir des arts pour favoriser l’intégration
Amanda Préval

Comment l’enseignement en ligne affecte-t-il le cours d’art?
Andra Ioana Mandres

Une histoire au bout des doigts: les stories en classe d’art
Emma June Huebner

La théorie du développement esthétique en “U” :
comment aider les élèves à conserver leur motivation en dessin?
Julien Séguin De Garie

S’interroger sur son identité professionnelle:
s’inspirer d’une variété de modèles d’enseignants en art

Frédérik Lavoie

Être à la fois artiste et enseignant.e : aux frontières de l’acceptation sociale
Alexia Lewis et Bruce Maxwell

L’art de tisser des liens entre les savoirs à l’école secondaire
Stéphanie Bonhomme


Rédacteurs en chef :  Christine Faucher et Gilbert Gosselin
Révision linguistique : Mathieu Neau
Numéro 81 :  janvier 2022

Tous droits réservés © AQESAP

Éditeur de la revue:
Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques
4545 avenue Pierre-De Coubertin, Montréal, QC, H1V 0B2
Dépôt légal :
Bibliothèque et archives nationales du Québec
Bibliothèque et archives du Canada
ISSN 2564-1042 (périodique numérique)

 

L’art de tisser des liens entre les savoirs à l’école secondaire

En tant que spécialistes en arts plastiques dans les écoles, vous demandez-vous ce que font les enseignantes et enseignants des autres matières dans leur classe? Osez-vous discuter pédagogie avec eux dans le salon du personnel? Les rencontres pédagogiques entre les différentes matières scolaires représentent des mines d’or en enseignement. En plus de décloisonner les notions théoriques, l’interdisciplinarité favorise chez les élèves la création de liens entre les contenus des différentes disciplines et cela permet des apprentissages plus signifiants. Encore en 2021, certaines matières scolaires sont vues comme essentielles et d’autres sont qualifiées de moins importantes. Où se situe l’enseignement des arts?

Heureusement, dans certaines écoles du Québec, les arts ont une place importante et sont mis de l’avant dans les maquettes de cours. Ailleurs, les enseignant.e.s d’art peinent à faire entendre leur importance dans le développement de l’enfant, et ce constat est bien malheureux. Cet article ne vise pas à débattre de la place des arts dans notre système scolaire au regard du comportement des collègues enseignant.e.s ou de la vision qui prévaut dans l’ensemble des centres de service, car je n’ai pas fait de recherche exhaustive sur le sujet. Par cet article, je souhaite plutôt faciliter le dialogue entre les arts et les sept autres matières présentes à l’école et offrir, à mes collègues en arts, des pistes et des exemples de projets favorisant le décloisonnement disciplinaire.

Les arts plastiques ont la particularité d’être une matière aux multiples tentacules pédagogiques. Ces tentacules prennent naissance dans notre vocabulaire disciplinaire. Cette facilité à inclure les autres matières dans notre enseignement donne accès à un inventaire infini de projets interdisciplinaires. Dans ce sens, les arts peuvent participer à la mise en œuvre de plusieurs projets signifiants : ils ne se réduisent pas à faire des affiches. Les enseignant.e.s en arts doivent faire valoir leur importance et surtout leurs compétences auprès de leurs collègues. Ils ont aussi à relever le défi de leur faire comprendre comment l’interdisciplinarité mobilisée par notre matière peut créer un réel engouement chez les élèves pour leurs apprentissages. Puisque je suis enseignante en arts plastiques au secondaire, je me concentrerai spécifiquement sur les liens tissés entre ma matière et les autres. Cependant, je crois que l’éventail de possibilités pourrait facilement être transposé dans le cadre des autres disciplines artistiques (musique, danse et art dramatique) du domaine des arts (Ministère de l’Éducation, des Loisirs et du Sport, 2007).

Sciences et mathématiques
Plusieurs notions de mathématique sont utilisées en arts – que l’on parle de symétrie, de couleurs, de formes ou de perspective – et de grands artistes et scientifiques ont travaillé à travers l’histoire (de l’art) en combinant les deux. Il ne faut pas négliger le fait que les arts et la science sont étroitement liés dans le sens où les deux disciplines cherchent à innover. Ce seul mot – l’innovation – doit les rapprocher dans l’enseignement et l’encadrement scolaires : en faire des alliés. Un article de Le café pédagogique recense près de dix expositions où les mathématiques et les arts sont réunis (Anne, 2012). En vue d’un projet interdisciplinaire, il serait judicieux de faire appel à The Prophets (2013-2015) de Richard Ibghy et Marilou Lemmens.

  

Richard Ibghy et Marilou Lemmens, The Prophets (2013-2015). Photo :  Richard-MaxTremblay

 

Dans cette installation, les artistes mettent en scène des résultats d’analyses portant sur des sujets liés à la consommation et à la productivité (Delgado, 2018). Des économistes utilisent les arts visuels dans la représentation de ces résultats et cela montre une fois de plus à quel point les arts sont omniprésents, quel que soit le domaine. Un projet scolaire pourrait naître d’une rencontre avec la démarche artistique d’Ibghy et Lemmens : en effet, dans les cours de mathématique de 2e secondaire, les élèves étudient les différents tableaux qui permettent la collecte de données.

Je poursuis l’énumération des possibilités en abordant les notions spatiales et la compréhension de la sphère visuospatiale. Les élèves apprendront comment utiliser des notions mathématiques pour créer l’illusion de réalisme dans une image.Dans cette optique, le projet que je propose aux élèves consiste à créer une chambre à l’aide d’un point de fuite. Les notions artistiques peuvent se trouver ailleurs (application du pigment, représentation de textures, évaluation d’une technique spécifique, etc.).

Chambre en perspective, février 2021, crayons de bois sur carton bristol noir, 8.5 X 11 po. Réalisation d’une élève du programme de baccalauréat intermédiaire (PEI).

 

Ce projet peut être projeté numériquement grâce à des logiciels précis de design. Les élèves éprouvent un certain sentiment d’amour/haine envers les technologies dans le domaine de l’éducation, et les sortir de leur zone de confort représente un beau défi et devient plus gratifiant pour eux sur le plan des apprentissages.

Univers social – Éthique – Projet personnel d’orientation
Je place ces trois matières ensemble, car, selon moi, elles permettent aux élèves d’avoir une compréhension des enjeux historiques (histoire-géographie), les emmènent à réfléchir à propos d’enjeux importants (éthique) et développent leur personnalité (projet personnel d’orientation). Ces trois matières sont des piliers dans l’évolution des élèves, du citoyen que chacun d’entre eux deviendra. Les arts peuvent systématiquement s’intégrer à des projets menés dans ces matières du domaine d’apprentissage de l’univers social et participer à l’émancipation des élèves, car les arts vivent grâce à l’expression personnelle et s’imprègnent à leur vécu quotidien.

En collaboration avec les collègues en univers social, le corpus qu’ils couvrent en classe peut devenir une mine d’or sur le plan des représentations visuelles. Les premières civilisations en 1re secondaire, les grandes découvertes en 2secondaire, l’histoire du Québec en 3secondaire, le volet « histoire et individus » en 4secondaire et enfin celui du « monde contemporain » en 5secondaire. Il s’agit de cinq programmations différentes permettant la floraison de plusieurs projets interdisciplinaires signifiants. En 2secondaire, mes élèves utilisent leurs connaissances afin de représenter un événement ou un personnage marquant rencontré durant l’année dans leur cours d’univers social. En 4secondaire, ils font une cartogravure emmêlant un souvenir et des enjeux liés à leur famille (ancêtres ou parents).

   

Moment de notre histoire,
mai 2021, matériaux mixtes (tissus, crayon graphite) sur carton, 11 x 17 po. Réalisation d’un élève de 2secondaire dans le cadre de son bilan.

 

En éthique, la charte des droits et libertés ou les notions de symbolisme se marient très bien aux arts visuels. En effet, les élèves peuvent chercher des articles de journaux qui décrivent comment « une brèche » dans les droits des personnes est survenue. Les élèves doivent faire un collage et trouver l’article se rapportant à la charte. En 4e secondaire, ils seront appelés à créer leurs propres armoiries en utilisant les symboles qui se rapportent à leurs valeurs et à leur personnalité.

Dans le cours de projet personnel d’orientation (PPO), les élèves découvrent leurs intérêts personnels et professionnels en vue des études postsecondaires. Je vois un lien important entre ce cours et la question récurrente : « À quoi sert l’art? ». En collaboration avec mon collègue enseignant qui donne ce cours, des conférences sont organisées avec des professionnels dont le métier réside dans l’art (architecte, artiste peintre, modeleur 3D, caméraman, etc.). Les adolescents sont curieux et ne refuseront jamais la présentation dynamique d’un être humain « non prof » qui leur explique leur passion!

Éducation physique
Quand les élèves sont inscrits dans une concentration sportive, c’est qu’ils carburent aux défis et aiment bouger. J’adore ces élèves. Les projets qui associent le sport et les arts sont très intéressants et peuvent facilement être utilisés dans les groupes dits « réguliers ». Un projet que j’aime bien allie la photographie, le sport et les nuances de couleurs. Une période complète est destinée à une activité en photographie. Un des élèves pratique son sport et l’autre capture le mouvement. Le cours suivant, ils récupèrent le cliché et, en l’observant, dessinent la silhouette sur un carton qui accueillera de la peinture en nuances chaudes et froides. Lorsque le cours d’arts plastiques nécessite d’aller à l’extérieur de la classe, les élèves sont transformés et participent davantage. Aucun trouble de comportement n’est observable. Essayez une balade dans les rues pour trouver un parc ou un espace boisé et invitez les élèves à faire du dessin d’observation, un peu comme les impressionnistes l’effectuaient au 20e siècle, est un autre projet qu’il est intéressant de conduire.

Les nuances du sport, novembre 2019, gouache liquide et crayon de type sharpie sur carton mayfair blanc, 10 x 14 po. Réalisation d’une élève dans le programme sport-excellence.

 

Langues
Le français, l’anglais et parfois l’espagnol (tout dépend de la maquette de cours) représentent aussi des occasions de créer des projets interdisciplinaires poussant bien plus loin l’apport potentiel des arts que ne l’est la réalisation d’une affiche! Il est essentiel de connaître le programme de nos collègues et de bien dialoguer avec eux. En 1re secondaire, par exemple, le texte descriptif est une riche occasion pour faire appel au répertoire visuel. Pour réaliser un projet dans cet esprit, j’utilise de vieux romans et propose aux élèves d’en imaginer la pochette et la quatrième de couverture. Ensuite, en utilisant le façonnage et le collage, les élèves produisent un élément clé de leur histoire, lequel ressortira du roman, envisagé ici comme « objet » récupéré de manière créative. Le sujet d’une œuvre éventuelle, réalisée dans cet esprit, peut être peaufiné dans leur cours de français.

Entre les lignes (intérieur d’un livre), janvier 2018, assemblage et façonnage d’un livre (roman),  5 X 1 X 7 po. Réalisation d’une élève de 1re secondaire qui a façonné et coupé un élément important de son histoire.

 

En anglais, ce même concept peut être utilisé. Le texte descriptif peut être le point de départ pour créer des monstres ou de nouveaux superhéros. En employant l’argile, la peinture ou le papier mâché, l’élève donne vie à son personnage en vue de l’exposé oral qu’il présentera devant la classe. Cette année, j’effectue un projet interdisciplinaire avec mon collègue en anglais sur le thème du Stop-Motion. Dans son cours, les élèves produiront le scénarimage et, en arts, nous ferons vivre les personnages : une image à la fois.

En ce qui concerne l’espagnol et les autres langues enseignées, je crois qu’il est intéressant d’aller voir les artistes issu(e)s de ces cultures. De beaux projets attendent qu’on les découvre, et il faut oser sortir de nos souliers douillets afin de repousser toujours plus loin les limites du possible.

En guise de conclusion, j’aimerais souligner le fait que les projets interdisciplinaires demandent une ouverture et une cohésion entre les enseignantes et enseignants des différentes matières. La communication, la flexibilité et suffisamment de temps consacré sont des éléments essentiels dans la mise en place de projets aussi signifiants pour les élèves. Les acteurs de l’éducation ne devraient pas avoir peur de « faire du nouveau » avec le programme de formation, de trouver des avenues différentes et motivantes afin de rendre les apprentissages des élèves plus intéressants et, surtout, de ne pas craindre l’affiliation avec les arts. Il s’agit d’oser donner forme à nos idées, d’oser faire de l’interdisciplinarité, d’oser sortir du département pour élaborer de beaux projets pédagogiques avec les autres matières.

Stéphanie Bonhomme enseigne à des élèves du 1er cycle et du 2e cycle du secondaire, à l’école de la Baie-St-François, Salaberry-de-Valleyfield, Québec.

 

Références
Anne, J. (2012). Histoire des arts vs mathématiques. Le café pédagogique. http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/documentation/pages/2012/135_cdi_hdamaths.aspx
Carter, D. (2014). De la nécessité de (ré)intégrer l’art à la science. Agence Science-Presse. https://www.sciencepresse.qc.ca/blogue/2014/04/08/art-science-meme-combat
Delgado, J. (2018, 16 juin). Solitude et géométries variables au MAC. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/530337/solitudes-et-geometries-variables-au-mac
Ministère de l’Éducation, des Loisirs et du Sport. (2007). Programme de formation de l’école québécoise, enseignement au secondaire. Gouvernement du Québec.

Citer cet article :
Bonhomme, S. (2022). L’art de tisser des liens entre les savoirs à l’école secondaire. Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques) nº 81, janvier.
URL :  http://revuevision.ca/lart-de-tisser-des-liens-entre-les-savoirs-a-lecole-secondaire/
Tous droits réservés © AQESAP

 

 

S’interroger sur son identité professionnelle

Durant mes études en formation à l’enseignement des arts, j’ai appris des choses fascinantes, non seulement sur le développement graphique et spatial des enfants, mais aussi sur le monde de l’éducation en général et sur l’existence d’une variété de modèles d’enseignants spécialistes en arts plastiques. Ces sujets m’ont tous grandement interpellée, mais c’est la lecture du texte d’Eisner (1989) qui m’a le plus frappé et qui concerne cette « variété de modèles d’enseignants en art ». Ce texte, à lui seul, m’a permis de répondre à plusieurs des questionnements qui ont surgi en moi, dès ma première année de baccalauréat, à propos de mon identité professionnelle naissante. Ces questionnements demeuraient, jusqu’ici, sans réponse concrète et semaient en moi certains doutes quant à mon cheminement et à mon choix de carrière. Je trouvais qu’il était primordial de m’attarder et de réfléchir à ces questions qui me tourmentent depuis longtemps : je me sens maintenant outillée pour mieux y répondre et cet article me permet de partager le fruit de mes précieuses découvertes.

Depuis le début de mon parcours universitaire, je sens que mes pensées et mes façons de faire se trouvent plutôt en marge de celles de mes collègues étudiants. Dois-je devenir une artiste reconnue pour être une bonne enseignante en art ? Voilà une des questions qui me tracasse au quotidien. Loin de moi l’idée d’exclure complètement l’importance d’avoir une pratique en art afin d’enseigner les arts. Au contraire, je trouve qu’il est essentiel que celle-ci soit présente afin de bien transmettre les savoirs en classe d’art; idée que je développe plus loin dans cet article. Cependant, mon expérience universitaire, jusqu’ici, me poussait à croire qu’il était indispensable d’être avant tout une artiste qui expose régulièrement avant de pouvoir enseigner les arts.

Le texte d’Eisner (1989) m’a fait réaliser qu’il existe plus d’un type d’enseignant en art et que plusieurs parcours sont possibles afin d’y parvenir. Ce chercheur américain a ouvert mes horizons et m’a fait réaliser qu’après tout, je pense bien avoir ma place dans cette profession. Dans les prochains paragraphes, j’explique en quoi, selon moi, la mentalité d’Eisner diffère des autres auxquelles j’ai été confrontée dans mon parcours et comment cette dernière correspond à ma vision d’un modèle d’enseignant « idéal ». Ensuite, je décris d’autres types d’enseignants en art en me basant sur les modèles proposés par Bonin (2007), Gaillot (1997), et Graham et Zwirn (2010). Ayant pris conscience de cette variété de modèles possibles, je tente de déterminer, dans cet article, quelle est ou quelle sera mon identité professionnelle en tant qu’enseignante en art et comment elle pourrait se développer au cours de ma carrière.

Dans mon parcours scolaire, j’ai à de nombreuses reprises eu la chance d’avoir ce que je pourrais qualifier de « bon enseignant » et, parfois, j’ai été confrontée à de mauvais enseignants. La capacité à être un bon pédagogue et à établir de bonnes relations interpersonnelles avec ses élèves n’est pas innée pour tous. C’est pourquoi je suis actuellement en recherche identitaire afin de pouvoir donner le meilleur de moi-même dans ma future carrière. Contrairement à ce que je pensais, la problématique identitaire chez l’enseignant est un sujet grandement étudié. Afin de donner des exemples de différents types d’enseignants qu’il est possible d’être, je m’appuie entre autres choses sur la thèse de doctorat de Bonin (2007), qui traite de la conciliation identitaire chez les enseignants en arts plastiques. Mais d’abord, je décris le modèle d’Eisner (1989) qui a été le premier à me toucher et qui m’a poussée à rédiger ce travail.

Le modèle d’Eisner
Avant de présenter les modèles de différents auteurs, penchons-nous sur celui d’Eisner et voyons ce qui qualifie le professeur d’arts plastiques idéal selon lui. Elliot Eisner a longtemps enseigné l’éducation artistique à l’Université de Stanford en Californie. Malheureusement décédé en 2014, il est l’un des chercheurs universitaires les plus importants des États-Unis. Pour lui, l’enseignant rêvé est quelqu’un qui « connaît les arts et croit aux arts » (Eisner, 1989, p. 6). Il voit l’enseignant en art différemment de la plupart des gens. Comme plusieurs, il considère l’enseignant d’art comme un artiste-enseignant, mais sa définition de ce terme est bien différente de ce que j’ai pu entendre jusqu’ici. En effet, pour lui les artistes-enseignants sont avant tout « des artistes pratiquants dans l’art d’enseigner l’art » (Eisner, 1989, p. 6).

 

Eisner, E. (1989). Le professeur rêvé. Vision 43, 6. Première page de l’article traduit par Monique Brière

Le Dr. Elliot W. Eisner, président de l’InSEA à gauche, et Réal Dupont, président de l’AQÉSAP à droite, lors du congrès Sharing Visions de la SCEA, tenu à Calgary en Octobre 1988.

 

Selon sa conception, l’enfant est plus important que tout le reste, incluant la matière à enseigner. En d’autres termes, un bon professeur, d’après lui, est capable de s’adapter aux besoins des jeunes qui vivent des périodes de grands changements physiques, psychologiques et identitaires. Ce pédagogue rêvé fait passer l’enfant avant la matière si le contexte l’exige et transforme ses objectifs pédagogiques selon les nécessités du moment (Eisner, 1989). Je me reconnais dans la manière de penser d’Eisner, car j’estime que l’enfant prime toujours dans l’éducation. Je suis une personne passionnée par le développement de l’enfant et par le domaine des sciences de l’éducation. L’art est aussi très important pour moi et a toujours occupé une place considérable dans ma vie. En revanche, dans mon rôle d’enseignante en arts plastiques, mon objectif premier sera plutôt d’encourager l’élève, de l’accompagner dans son développement personnel, tout en lui donnant les outils nécessaires pour qu’il soit en mesure de comprendre, d’expérimenter et d’apprécier l’art (Eisner, 1989).

Le modèle de l’enseignant-artiste
Le rôle de l’enseignant dépend aussi de la manière par laquelle il s’identifie à un modèle en particulier et cette quête identitaire est longue et parfois complexe. Bien entendu, la recherche identitaire chez l’enseignant est un passage obligé pour tous ceux qui décident de travailler dans ce domaine. Celle-ci dépend de plusieurs facteurs qui agissent sur la façon dont nous choisissons d’enseigner et sur le type d’enseignant que nous devenons. Bonin (2007) soulève plusieurs de ces facteurs dont celui du rapport à la création, à la conception de l’enseignement et à la motivation à enseigner. La lecture de la thèse de Bonin (2007) me fait prendre conscience de la source de l’inconfort auquel j’ai fait face jusqu’à maintenant quant à mon identité de future enseignante en arts plastiques. Effectivement, la professeure-chercheuse décrit cela comme étant, chez l’enseignant en art : « la désagréable impression d’être, pour ainsi dire, assis entre deux chaises, ne sachant pas trop [s’il doit s’identifier] au milieu de l’art ou au milieu de l’éducation » (Bonin, 2007, p. 6).

Ce sentiment est sans doute amplifié par notre formation universitaire en enseignement des arts ralliée en partie au parcours d’étudiants en création. Mais, comme évoqué précédemment, je suis convaincue de l’importance pour les enseignants en art d’avoir une excellente connaissance de leur domaine. Je crois que pour certains d’entre eux la pratique artistique de niveau professionnel peut être bénéfique à cela. Pour développer cette idée, je fais appel à un article rédigé par Graham et Zwirn (2010) qui traite de la question de l’influence de la pratique artistique sur l’enseignant en art. Ces chercheurs parlent du modèle d’enseignant que l’on pourrait nommer « enseignant-artiste ». L’article de Graham et Zwirn (2010) relève des faits très intéressants en regard de mon questionnement initial en montrant en quoi la pratique artistique peut améliorer la compétence à enseigner, mais aussi parfois nuire à cette dernière dans certains aspects. Leurs résultats des recherches sur les enseignants-artistes montrent que la plupart du temps ces derniers tendent à modifier la conception classique que nous avons de la classe d’art pour la transformer en un environnement plus libre se rapprochant de l’atelier, où les élèves peuvent faire des erreurs et oser explorer (Graham et Zwirn, 2010). D’un autre côté, les chercheurs relèvent que certains enseignants-artistes, souvent très passionnés par leur production, peuvent s’avérer être une source de pression pour certains élèves qui pensent que leur travail doit absolument refléter les opinions et les choix artistiques et esthétiques de leur enseignant (Graham et Zwirn, 2010). De plus, certains de ces enseignants ont tendance à considérer leurs élèves comme des artistes en devenir et cela peut mettre beaucoup de pression pour l’enfant ou l’adolescent qui est dans une étape fragile de son développement (Graham et Zwirn, 2010). Effectivement, comme le mentionnent les chercheurs : « Notions of mastery and mentoring can also be problematic if the teacher is not sympathetic to students’ developmental needs » (Graham et Zwirn, 2010, p. 224). En résumé, cet article montre que l’apport de l’enseignant-artiste peut être très enrichissant pour les élèves, mais peut aussi leur faire obstacle dans certains cas. Tout compte fait, je retiens que l’enseignant en art, selon le modèle de Graham et Zwirn (2010), peut être un excellent pédagogue, au même titre que celui qui ne détient pas une pratique artistique aussi marquée. Il peut également être un porteur incomparable de savoirs, l’opposé peut aussi être vrai. Personnellement, je ne crois pas qu’il s’agit du modèle d’enseignant qui me convient. Comme évoqué dans l’article de Graham et Zwirn (2010), arrimer sa pratique artistique à sa pratique en enseignement prend énormément de temps, d’énergie, et suscite des enjeux considérables compte tenu de l’organisation actuelle du système de l’éducation et des exigences qui en découlent.

Le modèle de l’enseignant-chercheur
Gaillot (1997) pour sa part présente un modèle différent; celui de l’enseignant-chercheur. La vision de Gaillot vise à promouvoir, chez l’enseignant en art, une posture critique ainsi qu’une attitude flexible et ouverte. En d’autres mots, cet enseignant reste en tout temps actif dans sa propre formation en ayant une conception claire et définie des savoirs qu’il enseigne à ses élèves. De plus, dans cette perspective, l’enseignant s’engage, au quotidien, dans un processus de recherches et de questionnements relativement à sa pratique en enseignement. Ainsi, il est dans un processus constant de croissance professionnelle et d’amélioration dans son domaine. Cela le rapproche grandement du modèle du praticien réflexif développé par Holborn (1992) et par Meirieu (1995) dans le sens où cet enseignant fait preuve d’une autonomie réflexive. En effet, l’enseignant-chercheur utilise les outils que lui offre sa formation et il mobilise ses savoirs théoriques afin de bâtir sa propre « jurisprudence » qui lui permet d’agir et de réagir convenablement face à une multitude de situations auxquelles il fait face dans son quotidien d’enseignant. Cette réflexion dans l’action renvoie à un processus continu qui se poursuivra tout au long de sa carrière professionnelle et qui fera de lui, selon Gaillot (1997), un enseignant-chercheur : modèle à mettre de l’avant dans le domaine de l’enseignement des arts.

Quelques « cas d’enseignants en arts plastiques »
Voyons maintenant quelques cas spécifiques soulevés par Bonin (2007). Dans sa thèse de doctorat sur la conciliation identitaire chez l’enseignant, la chercheuse fait une analyse individuelle de sept enseignants spécialistes en arts; il s’agit d’une étude de cas. Cette recherche est très intéressante et nous permet d’observer comment la démarche de recherche identitaire peut différer d’un cas à l’autre. La thèse de Bonin (2007) présente un éventail de modèles d’enseignants avec des parcours et des objectifs différents les uns des autres. Ultérieurement, je discute plus précisément des cas de Françoise, de Simone et d’Yves. J’ai choisi d’analyser le parcours identitaire de ces trois individus, car ils représentent une diversité intéressante dans leur façon d’enseigner et sur le plan de leur identification professionnelle. Ces exemples concrets me permettent d’explorer différentes approches liées à cette profession. Ils m’aident ainsi à déterminer le modèle d’enseignante auquel j’entrevois m’identifier le plus dans l’action et la pratique quotidienne une fois devenue enseignante en exercice. En effet, malgré mon intérêt pour le modèle proposé par Eisner (1989), il faut savoir que celui-ci n’est pas entièrement réaliste puisqu’il ne prend pas en compte le contexte.

Commençons avec le cas de Françoise, âgée de 41 ans et enseignante d’arts plastiques depuis 11 ans. Suite à son travail d’analyse, Bonin (2007) conclut que c’est la motivation à enseigner de Françoise qui lui donne son sentiment de réalisation personnelle. Elle se considère d’abord comme une enseignante spécialiste en arts plastiques, ce qui correspond au type d’enseignant lié au modèle expressif parmi ceux développés par Efland (1990). On peut donc dire que Françoise accorde beaucoup d’importance au développement global et à la dimension affective des élèves et qu’elle priorise ces concepts plutôt que le rendu esthétique dans les créations des élèves (Bonin, 2007). Françoise valorise l’élève dans son enseignement et place ce dernier au centre de ses préoccupations.

Simone, quant à elle, se considère à la fois comme une artiste et comme une enseignante puisqu’elle a une pratique dans les deux domaines et les considère avec une importance équivalente (Bonin, 2007). Âgée de 31 ans et enseignante en art depuis 6 ans, Simone ne ressent pas, comme Françoise, un sentiment d’unité au niveau de son identité professionnelle puisqu’elle se sent souvent déchirée entre ses deux pratiques : « Je suis tout le temps partagée. Est-ce que je veux être la meilleure professeure du monde ou est-ce que je veux être la meilleure artiste du monde ? » (Bonin, 2007, p. 163) Sa conception de l’enseignement se définit par les connaissances disciplinaires et par le sens critique puisque son objectif est de développer chez les élèves leur réflexion sur l’art et sur leur milieu (Bonin, 2007). Elle semble être très près du modèle d’enseignant-artiste (Graham et Zwirn, 2010), étudié plus haut dans ce texte, puisque sa pratique artistique occupe une place considérable dans sa vie.

Pour Yves, 28 ans et enseignant en arts plastiques au secondaire depuis 6 ans, c’est l’autonomie, la curiosité et l’esprit de groupe qui sont au cœur de ses préoccupations en tant qu’enseignant. Il s’identifie davantage à un « côté rationaliste », raison pour laquelle il se considère à la fois comme un entrepreneur et comme un enseignant (Bonin, 2007). Yves ne réalise pas de production artistique, mais il considère ses créations avec ses élèves, et celles qu’il réalise dans sa compagnie de conception de sites Web, comme étant excitantes et satisfaisantes (Bonin, 2007). Cet enseignant en art mise énormément sur les expériences d’apprentissage qu’il peut faire vivre à ses élèves et souhaite ainsi les aider à développer leur curiosité intellectuelle et leur jugement. Je considère que le modèle d’enseignant en art auquel adhère Yves mélange ou combine ceux de Françoise et de Simone, car il accorde quand même une certaine importance à ses créations personnelles, mais n’a pas une pratique artistique définie ou reconnue.

Selon moi, que l’enseignant en art ait une pratique artistique est primordial puisqu’il doit connaître ce qu’il enseigne, autant au niveau théorique que pratique. Ce dernier doit aussi se tenir au courant des nouvelles pratiques et des artistes émergents du milieu de l’art. De cette façon, il est en mesure d’inspirer ses élèves et de leur présenter une diversité de référents culturels et artistiques qui nourriront leur créativité et leurs savoirs. Cependant, je ne crois pas qu’il soit fondamental d’être avant tout un artiste actif dans le milieu de l’art professionnel et par la suite un enseignant en art. Tout comme on ne demande pas à un enseignant de français au secondaire d’être aussi un écrivain qui publie ou à un enseignant d’éducation physique d’être un athlète. Pour moi, la carrière d’enseignant en art et celle d’artiste sont deux carrières différentes, mais bel et bien interreliées. Je pense qu’il serait injustifié de s’attendre à ce qu’un individu ait une pratique chevronnée dans les deux sphères professionnelles en même temps puisqu’ainsi il ne pourrait exceller ni dans l’une ni dans l’autre. Il s’agit là d’une idée qui est partagée par André Théberge, jadis professeur à l’Université Laval. En effet, dans un de ses articles, Théberge tente de renverser les stéréotypes voulant qu’un enseignant en arts plastiques « doit faire de l’art » (Théberge, 1989, p. 110). De plus, comme constaté dans le cas de Simone, cela peut nuire au sentiment d’unité par rapport à son identité professionnelle; cette enseignante en art ne sachant plus à quel domaine s’identifier. Je rejoins la sensibilité d’Yves puisqu’il est très rationnel et souhaite transmettre sa curiosité intellectuelle à ses élèves. En revanche, je me reconnais le plus dans le témoignage de Françoise. Comme elle, je me considère vraiment comme une enseignante spécialiste en arts plastiques avant tout le reste. De plus, sa conception situant l’élève au centre des préoccupations de l’enseignant se rapproche beaucoup de la description du « professeur rêvé » d’Eisner (1989), modèle avec lequel je suis totalement en accord. Je réalise, à travers le modèle plutôt utopique d’Eisner (1989) et le modèle réaliste de Françoise, qu’il est bel et bien possible d’être un enseignant en arts plastiques qui priorise le développement de l’élève, même si cela se fait parfois aux dépens de la matière à l’étude. Selon moi, il s’agit du modèle idéal, celui qui m’inspirera le plus dans mon « devenir » en tant que future enseignante en arts visuels et médiatiques.

Conclusion
Grâce aux différents modèles théoriques présentés ainsi que les exemples réels tirés de la thèse de Bonin (2007), nous avons pu voir qu’il existe une diversité de possibilités quant au type d’enseignant que nous voulons devenir et ceux-ci ne se limitent évidemment pas aux modèles que j’ai soulevés dans cet article. Selon moi, il n’y a pas vraiment de
« mauvais » modèle, l’important est de parvenir à un sentiment d’unité et d’équilibre avec celui que l’on choisit et d’ainsi répondre à nos questionnements quant à notre identité professionnelle. De plus, je crois en l’importance du modèle d’enseignant-chercheur de Gaillot (1997) puisqu’il propose un développement professionnel continu axé sur l’autonomie réflexive, qui, à mon avis, est essentielle et nécessaire dans cette profession. Je tiens à rappeler que cet article traite de modèles d’enseignants plus théoriques que je considère plutôt comme des intentions ou des exemples que comme des finalités. Avant toute chose, il importe que tous les futurs enseignants en art se donnent la chance d’apprendre à se connaître en tant qu’aspirant enseignant, particulièrement lorsqu’ils expérimentent la profession durant leurs stages. Lors de cette immersion en milieu scolaire il devient essentiel de poser un regard critique sur nos actions et nos réactions; de travailler à devenir un praticien réflexif efficace (Holborn, 1992). C’est suite à ces expérimentations que nous pourrons identifier les aspects sur lesquels nous souhaitons travailler. On peut dire en quelque sorte qu’il y a le modèle d’enseignant que l’on aime, celui que l’on veut devenir et celui que l’on deviendra en réalité. Dans cet article, j’ai pu trouver celui que j’aime et celui que je souhaite devenir. Il me restera donc à voir celui que je serai en mesure de devenir et à me laisser la chance de le modeler à travers mes expériences d’enseignement.

Références

Bonin, H. (2007). La conciliation de composantes identitaires chez des enseignants en arts plastiques au secondaire[thèse de doctorat inédite]. Université du Québec à Montréal, Canada.
Efland, A. D. (1990). A history of art education. Teachers College Press.
Eisner, E. (1989). Le professeur rêvé. Vision, 43(3), 6‑7. http://revuevision.ca/wp-content/uploads/2018/09/Vision_No-43.pdf
Graham, M. A. et Zwirn, S. G. (2010) How being a teaching artist can influence K-12 art education. Studies in Art Education, 51(3), 219-232. https://doi.org/10.1080/00393541.2010.11518804
Holborn, P. (1992). Devenir un praticien réflexif. Dans P. Holborn, M. Wideen et I. Andrews (dir.), Devenir enseignant : d’une expérience de survie à la maîtrise d’une pratique professionnelle (Tome II, p. 85-103). Les Éditions Logiques.
Gaillot, B.-A. (1997). Promouvoir un enseignant-chercheur. Dans B.-A. Gaillot (dir.), Arts plastiques : éléments d’une didactique-critique (p. 216-226). Presses universitaires de France.
Meirieu, P. (1995). Professionnalisation des maîtres et formation du jugement. Dans P. Meirieu (dir), La pédagogie entre le dire et le faire (p. 246-263). Éditions Sociales Françaises.
Théberge, A. (1989). L’artiste-enseignant : un concept établi… A-t-il encore sa place ? Revue canadienne d’éducation artistique, 16(2), 110‑118.

Citer cet article :
Lavoie, F.  (2022). S’interroger sur son identité professionnelle: s’inspirer d’une variété de modèles d’enseignants en art. Vision (revue de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques) nº 81, janvier.
URLhttp://revuevision.ca/sinterroger-sur-son-identite-professionnelle/
Tous droits réservés © AQESAP